Sara Cavedo, 26 ans. Elle est arrivée à Bruxelles par amour et y reste par choix. © lavinia rotili

Ces jeunes qui ont quitté l’Italie pour la Belgique (récit)

Face à la précarité économique, pas si différente de celle de 1946, de nombreux jeunes Italiens décident de quitter leur pays. Notamment pour la Belgique, et plus particulièrement Bruxelles. Regards croisés sur cette nouvelle vague d’immigration italienne.

Tous les lundis, avant le confinement, ils étaient parfois plus d’une dizaine, presque tous Italiens, autour d’une table en bois à la Vieille Chéchette, à Saint-Gilles. Le café était ouvert expressément pour ces tables de conversation. Ces ateliers hebdomadaires, au nom de « Parlez-vous français ? », sont organisés par le Centre d’action sociale italien (Casi-UO), une association née dans les années 1970 dans les quartiers populaires d’Anderlecht, où se concentrait la communauté italienne à l’époque. D’initiatives comme celle-ci, la capitale en regorge, la présence italienne y étant de plus en plus forte.

Selon l’Institut de statistique italien (Istat), entre 2009 et 2018, la Péninsule a perdu 816.000 résidents. Seuls 333.000 d’entre eux sont rentrés. En 2018, l’émigration concernait près de 117.000 personnes: comme si toute la commune de Namur, et même plus, avait quitté le territoire. Parmi les principales destinations, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, la Suisse, mais aussi la Belgique. Elle a accueilli plus de 2.700 Italiens en 2018.

« La dernière vague d’immigration italienne en Belgique concerne les jeunes qui, devant la situation économique difficile en Italie, les emplois précaires et mal rémunérés, choisissent de quitter le pays et, dans un certain nombre de cas, optent pour la Belgique », analyse l’historienne Anne Morelli, professeure à l’ULB et spécialiste de l’immigration italienne.

« Le sous-emploi, des stages longs et souvent non rémunérés, l’utilisation d’une jeunesse bien diplômée à des emplois qui n’exigent pas toutes ces qualifications sont des facteurs qui obligent de nombreuses personnes, contre leur gré, à rester dans leur famille jusqu’à l’âge de 30 ans parce qu’elles n’ont pas d’alternativ. » Ou les contraignent de payer leur indépendance au prix d’un ticket d’avion pour une capitale européenne.

Souvent, c’est à contrecoeur que les jeunes partent. Ils ne sont pas nécessairement heureux de quitter leur pays, en tout cas au départ.

Gérontocratie et immobilisme

Une précarité économique qui n’est pas si différente de celle de 1946, quand les accords belgo-italiens stipulent l’envoi de 50.000 Italiens dans les charbonnages belges. « Je pense que les causes sont profondément les mêmes, dans le sens où dans certaines régions d’Italie les opportunités d’insertion professionnelle sont très mauvaises. Ainsi, une partie de la jeunesse, celles et ceux qui le peuvent, essaie d’aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs », détaille Marco Martiniello, professeur à l’ULiège.

En 2019, l’Italie affichait un taux de chômage de 10%, avec des pics de 29,2% chez les 15-24 ans, un taux deux fois plus élevé que la moyenne européenne, selon l’Istat. « Souvent, c’est à contrecoeur que les jeunes partent, parce qu’ils ne sont pas nécessairement heureux de quitter leur pays, en tout cas au départ. Certains parfois pensent le faire de manière temporaire, mais ce n’est pas toujours le cas« , ajoute Marco Martiniello.

Pointée du doigt par les experts et par les études, la situation économique italienne, stagnante depuis une décennie, enveloppe plusieurs problématiques :

  • contrats rares,
  • salaires modestes,
  • travail au noir,
  • mais aussi un sentiment d’immobilisme et de gérontocratie qui hante le pays.

« L’image que les gens ont du fonctionnement de la société italienne est celle d’un système où on ne veut pas laisser de place aux jeunes, note Marco Martiniello. Le pays est dirigé par des vieux et reste fortement patriarcal. En Italie, on a l’impression que sans les bons contacts, quelles que soient ses qualités, on n’obtiendra rien. » Un constat que le professeur émet non seulement sur la base des études, mais aussi de son expérience personnelle: « Quand je retourne dans ma région d’origine, près de Naples, il est tout à fait normal d’entendre les jeunes dire : « On va partir. De toute façon, ici, la société ne veut pas de nous, ne veut pas nous donner une place, ne veut pas nous donner une chance de trouver une place« , ce qui est encore pire. »

Alors que la presse italienne dénonce depuis des années la fuga dei cervelli (NDLR : l’exode des cerveaux), notamment au sein des chercheurs et des entrepreneurs, le phénomène est plus complexe. Sur les 177.000 Italiens ayant bouclé leurs valises en 2018, 29.000 ont un diplôme universitaire. Les autres partent pour faire des études ou chercher des emplois plus modestes : il suffit de surfer sur la Toile pour voir à quel point Facebook foisonne de groupes d’Italiens à la recherche de boulot, logement et conseils pour démarrer une nouvelle vie en Belgique.

« C’est une erreur de penser qu’il n’y a que les gens instruits qui fuient l’Italie, souligne Anne Morelli. Il y a beaucoup de diplômés et de chercheurs, mais à côté d’eux, d’autres quittent simplement le chômage. Certains préfèrent être pizzaiolo ou serveur à Bruxelles, être bien payés et sous contrat, plutôt que de le faire en noir en Italie ou en étant payés au tiers de ce qu’ils gagneraient ici. »

Matteo Guidi, 27 ans. Son rêve était d'intégrer la bulle européenne.
Matteo Guidi, 27 ans. Son rêve était d’intégrer la bulle européenne.© LAVINIA ROTILI

C’est le cas de Martina Montisci, 30 ans. Originaire de Sardaigne, elle a quitté l’Italie en 2019. Son master de droit en poche, elle choisit Bruxelles pour se spécialiser dans les questions d’immigration. Aujourd’hui, elle travaille dans un restaurant de la capitale belge. « Mon choix était personnel, assure-t-elle. Je pense que j’aurais pu trouver quelque chose en Sardaigne. Le manque d’opportunités a joué un peu mais pas parce que l’Italie n’offre rien. Il s’agit plutôt d’une question de mentalité : les Italiens sont travailleurs, mais puisqu’ils partent du principe qu’il n’y a rien, ils baissent les bras. C’est à la fois une excuse et une façon de vivre. » Elle-même admet avoir connu cette inertie avant de se résoudre à partir : « Je me sentais vide, j’avais besoin d’être poussée et motivée. Mes besoins étaient à la fois professionnels et personnels, je voulais me découvrir loin de mon contexte de vie habituel. »

Facebook foisonne de groupes d’Italiens à la recherche de boulot, logement et conseils pour démarrer une nouvelle vie en Belgique.

Si la cause économique est bien connue des chercheurs, les études commencent à se pencher aussi sur la question de la mentalité évoquée par Martina. Elle a été théorisée par une étude de l’université de Venise en 2015 : « Souvent, celles et ceux qui quittent l’Italie – notamment les jeunes – ne le font pas uniquement par manque de travail ou par l’impossibilité de gagner un salaire décent permettant de planifier l’avenir. Celles et ceux qui émigrent aujourd’hui le font aussi car ils sont poussés par un contexte culturel et politique asphyxiant, qui ne permet pas d’entrevoir un avenir d’espoir et qui empêche d’imaginer un monde et une existence meilleurs (1).  »

Bruxelles, la nouvelle destination

Comme Martina, de nombreux jeunes Italiens choisissent Bruxelles. Un fait qui n’a rien du hasard : « Beaucoup espèrent intégrer les institutions européennes », signale Anne Morelli. Comme Matteo Guidi, 27 ans, arrivé en Belgique pour la première fois en 2014 dans le cadre d’un Erasmus. Après avoir terminé ses études en Italie, il plie bagage et revient dans la capitale belge pour un master en études européennes. « Ensuite, j’ai fait un stage dans un centre de recherche sur les politiques européennes, puis j’en ai entamé un au Parlement européen. Aujourd’hui, je travaille dans une entreprise de consultance spécialisée en affaires européennes », raconte-t-il.

Né au coeur du poumon économique de l’Italie, ce Milanais est moins critique que d’autres à l’égard de la situation italienne. Allant à contre-courant des études, il ne considère pas son départ comme une fuite. « Je ne dirais pas que j’ai fui l’Italie. Je savais qu’à Milan il aurait été difficile de trouver du travail dans le domaine qui m’intéresse. Mon voyage est plutôt une recherche de nouvelles opportunités. »

Alors que la poursuite d’un avenir professionnel est l’un des moteurs de la migration, elle se mêle parfois à des projets plus personnels. C’est le cas de Sara Cavedo, 26 ans, arrivée en Belgique en 2016 pour rejoindre son petit ami, un Belge. Aujourd’hui, elle partage ses journées entre un job étudiant et des études en kinésithérapie… et avoue une certaine satisfaction. « J’ai trouvé un job étudiant rapidement. En Italie, ce n’est pas ainsi. Tout dépend de la ville, mais la situation est assez catastrophique. Les universités intéressantes sont financièrement inabordables et il est impossible de concilier les études et le travail. » Sara en a fait l’expérience, lorsqu’elle travaillait au marché, à l’échoppe de sa famille. « Cela ne peut fonctionner qu’à condition de reporter l’obtention du diplôme pour vivre de son argent. Quand on accuse les Italiens d’être des mollaccioni (NDLR : des Tanguy), ce n’est pas vrai. Ils sont complexés de vivre chez les parents. Ce n’est pas un choix s’il n’y a aucune possibilité d’avoir son indépendance. Je connais des gens qui cumulent jusqu’à trois petits boulots et qui ont du mal à joindre les deux bouts.  »

Martina Montisci, 30 ans. Elle vit à Bruxelles depuis 2019 et est convaincue d'avoir fait le bon choix.
Martina Montisci, 30 ans. Elle vit à Bruxelles depuis 2019 et est convaincue d’avoir fait le bon choix.© LAVINIA ROTILI

Ces jeunes expatriés n’en oublient pas leur pays d’origine pour autant. Le rapport qu’ils entretiennent avec l’Italie est complexe.  » La migration reste un déracinement, même lorsqu’il est choisi, relève le professeur Martiniello. Il est inévitable de penser à sa famille, à ses amis et à ce qu’on aime de son pays, mais je crois que la plupart concluent qu’il vaut mieux supporter le froid et la distance, du moins pendant un certain temps et voir ce qu’ils peuvent construire.  »

Pour Sara, il s’agit d’un véritable déchirement : « Je me sens brisée en deux. J’aime les choses qui sont en Italie et celles qui se trouvent ici, pour des raisons différentes. L’idéal serait d’avoir un pays qui réunit l’Italie et la Belgique pour avoir la famille, le copain, le travail, les amis. Migrer est un parcours qu’on choisit et pendant lequel on peut changer d’avis, mais la nostalgie reste toujours, parce que la maman reste la maman, l’Italie reste l’Italie, mais ici il y a l’amour, une culture qui m’intrigue et la possibilité d’entamer une carrière dans un domaine qui m’intéresse. »

L’Italie est toujours dans mes pensées. Je garde dans un coin de ma tête l’idée de rentrer.

Retourner, si…

La question se complexifie lorsque nous évoquons l’éventuel retour. Martina, à Bruxelles depuis un an, est moins enthousiaste qu’à ses débuts. Pourtant, elle ne compte pas rentrer tout de suite. « Je reste convaincue d’avoir fait le bon choix. Pour le moment, je reste ici. Sans doute qu’un jour je rentrerai en Sardaigne, mais je n’ai ni de plan ni de timing précis. »

Le projet est tout aussi vague pour Matteo, qui a été rejoint entre-temps par sa compagne, italienne aussi. « Je me sens pour un tiers Bruxellois et pour deux tiers Italien. Avant, je vivais mal la distance : chaque fois que je rentrais en Italie, je n’avais plus envie de repartir. Aujourd’hui, j’arrive à faire la part des choses », se réjouit-il. Malgré son attachement pour Bruxelles, il l’avoue : « L’Italie est toujours dans mes pensées. Je garde dans un coin de ma tête l’idée de rentrer. Je n’ai pas réfléchi à quand ni comment. J’imagine que tout dépendra aussi des opportunités professionnelles. Ici on vit bien, mais l’Italie, c’est autre chose… »

Selon Anne Morelli, la question du retour « s’exemplifie en une phrase. Je retourne en Italie si j’ai un travail, si je suis payé convenablement, si je suis capable de m’offrir un logement. Si ces conditions ne sont pas remplies en Italie, ils resteront ici. « Comme le confirme Sara, pour qui le retour est une constellation d’hypothèses : « Si j’avais un boulot près des Alpes, où j’ai grandi, et que mon copain pouvait en trouver un aussi, si on avait la sécurité de pouvoir acheter une maison sans s’endetter pendant des dizaines et des dizaines d’années, oui, je rentrerais. »

Martina, Matteo, Sara… nombreux sont les Italiens qui décident de ne pas rentrer. Selon l’Istat, le nombre des retours s’élevait à 47.000 en 2018 et à 73.000 en 2019, contre respectivement 117.000 et 126.000 départs.

L’effet de la crise sanitaire

Quant à l’avenir, la crise du coronavirus risque d’affecter le phénomène. S’il est impossible de faire de pronostics dans des circonstances aussi inédites, quelques hypothèses se dessinent. « Je dirais que l’incertitude actuelle n’est pas de nature à favoriser les départs. Il est difficile de prévoir comment vont réagir les gens face à un risque sanitaire susceptible de toucher toutes et tous. Probablement, des projets migratoires ont-ils été suspendus. Si la question sanitaire était résolue et qu’il ne restait que la crise économique, les départs pourraient reprendre, mais la situation actuelle est une crise à la fois sanitaire et économique « , affirme Marco Martiniello.

« Si la situation économique italienne empire, les départs pourraient augmenter, acquiesce Anne Morelli. Bien que la Belgique ne soit pas le paradis, d’autres jeunes Italiens pourraient vouloir tenter leur chance car la situation belge leur semblerait meilleure que la leur. Comme dans toute migration, l’aiguillon est toujours le même : l’espoir d’un mieux-être. « 

(1) La nuova emigrazione italiana, par Iside Gjergji, éd. Ca’ Foscari, 2015.

En chiffres

  • 2.700 : le nombre d’Italiens accueillis en Belgique en 2018.
  • 29.000 : le nombre de diplômés universitaires sur les 177 000 Italiens qui ont émigré en 2018.
  • 29,2% : le taux de chômage chez les 15-24 ans en Italie, en 2019. Un taux deux fois plus élevé que la moyenne européenne.

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