Ceci n’est pas une pie

Les enfants aiment les animaux. Alors pourquoi sont-ils devenus incapables de nommer correctement les oiseaux et les mammifères les plus communs – excepté ceux qui sont médiatisés ?

(1) Opération  » Devine qui vient manger chez nous aujourd’hui ?  » : le document de recensement, avec photos des oiseaux concernés, peut être chargé gratuitement sur www.natagora.be

Que Titi soit un canari, ils le savent bien. De même, ils identifient sans trop de peine l’amie querelleuse de Gaston, cette insup- portable mouette rieuse. Pour le reste, en Belgique comme ailleurs, les enfants d’école primaire – et même leurs frères et s£urs nettement plus âgés – sont devenus ce qu’il convient d’appeler une génération d' » analphabètes environnementaux « . Ils sont incapables de reconnaître, encore moins de nommer correctement, les mammifères ou les oiseaux sauvages les plus communs, ceux qui, même en ville, furètent ou volent quotidiennement sous leurs yeux. C’est une équipe britannique qui a fait ce constat alarmant, d’autant plus décevant qu’il surgit dans un pays qui, par tradition, a toujours nourri une passion sans borne pour la vie au grand air. Tout au long d’une année scolaire, des chercheurs de l’université de Newcastle ont ainsi soumis à des jeunes de 7 à 16 ans des illustrations en couleurs de 18 espèces d’oiseaux visibles dans les parcs publics, les zones rurales ou côtières. Mission pour les élèves ? Donner à chaque volatile son identité exacte – les fautes d’orthographe et l’écriture phonétique n’étant pas pénalisées, pour autant que figure le nom complet de l’animal (par exemple, mésange bleue, et pas seulement mésange). Les résultats ? Assez calamiteux. Globalement, les jeunes se révèlent seulement capables de nommer six oiseaux : le rouge-gorge (reconnu par 92,3 % des sondés), suivi par le merle (75,2 %), la mésange bleue (74,5 %), le macareux (68 %), le goéland argenté (40,3 %) et le pic vert (22,5 %). Des espèces pourtant beaucoup plus fréquentes sont, en revanche, méconnues : c’est le cas du moineau domestique (6,5 %) ou de l’étourneau (10,5 %). Quant au chevalier gambette, que l’on voit partout dans les prairies humides de Grande-Bretagne (mais rarement chez nous), et au bécasseau sanderling, familier des rives écumeuses, où il se déplace en rapides allers-retours parmi les vagues mourant sur le sable, ils récoltent tous deux… 0 %. Aucun jeune ne les connaît. Enfin, il ne semble y avoir aucune amélioration avec le niveau scolaire et l’âge des sondés, les adolescents ne réussissant pas mieux que les écoliers…

Les enquêteurs tirent donc une conclusion surprenante : les jeunes reconnaissent systématiquement les espèces qui sont  » charismatiques  » dans leur culture. Depuis des décennies, le rouge-gorge illustre en effet les cartes de v£ux anglo-saxonnes ; le pic vert Woody Woodpecker incarne le héros d’un dessin animé ; et le macareux, avec son bec volumineux et coloré, s’affiche comme emblème populaire sur de nombreux vêtements… La connaissance de ces oiseaux ne provient donc pas directement d’une observation dans leur milieu, mais d’autres sources comme la lecture, la télévision ou la publicité.

Pis : l’enquête, élargie aux étudiants d’université (dont certains inscrits en biologie), montre que parmi eux également, la connaissance du monde vivant reste très limitée. Au départ d’une liste plus complexe d’animaux et de végétaux, seuls quatre mammifères (blaireau, hérisson, taupe et écureuil) et un arbre (le chêne) sortent aisément du lot. Tous les autres organismes (pinson, bouvreuil, roitelet, cormoran, musaraigne, maquereau, turbot, frêne, érable sycomore, etc.) ne sont, chaque fois, identifiés que par un faible nombre de participants – toujours moins de la moitié. Excepté le cabillaud et la plie, les poissons ne sont pratiquement jamais correctement reconnus. Pour les chercheurs britanniques, la situation est devenue  » catastrophique  » : désormais,  » le système éducatif menace de produire une génération de biologistes en chambre, sans doute doués pour rédiger des articles théoriques sur les espèces sauvages, mais totalement incapables de les reconnaître in situ « .

Le même constat, hélas, se pose en Belgique.  » Quand on interroge des professeurs d’université engagés dans des domaines naturalistes, tous se plaignent du déficit en connaissances pratiques des étudiants… ainsi que de la faible place accordée, dans le curriculum, aux apprentissages de terrain « , relève Roland de Schaetzen, directeur des relations internationales chez Natagora, une association belge de protection de la nature, qui vise à réconcilier cette dernière avec le grand public. Très peu d’étudiants, chez qui on devrait pourtant déceler une passion pour la vie sauvage, débordent  » volontairement  » du strict cadre des cours reçus. La raréfaction des  » amoureux de la nature  » était d’ailleurs consignée dans l’étude britannique : il ne reste plus guère que quelques groupes d’adultes (ceux impliqués par leur profession ou leurs hobbies) pouvant se targuer de bien connaître l’environnement – les pêcheurs, les gardes forestiers, les ornithologues amateurs, les écologistes, certains randonneurs.

Promenons-nous dans les bois

L’origine du détachement de la vaste majorité des citoyens à l’égard des  » choses naturelles  » a sans doute des causes multiples. Certains y voient un échec coupable du système éducatif, l’apprentissage en extérieur (les excursions dans les bois, les classes vertes) ne coûtant objectivement pas tant à mettre en £uvre.  » Le manque d’argent est une excuse « , assurent les experts du rapport britannique. Pour de Schaetzen, le mal est surtout  » sociétal « , dans un monde qui privilégie d’abord des valeurs matérialistes :  » On est de plus en plus déconnectés de la nature. Qui passe encore ses week-ends à s’y promener ?  » interroge-t-il, tout en sachant la réponse. Très peu de familles parviennent encore à motiver leurs enfants, dès qu’ils dépassent 13 ans, à sortir dans la nature.  » C’est comme si cette dernière était devenue un sujet ringard, démodé.  »

Pour renverser la tendance, Natagora organise diverses manifestations : celle qui aura lieu ces 4 et 5 février – un recensement des oiseaux qui fréquentent les mangeoires en hiver (1) – s’inspire d’une idée  » soufflée par les Britanniques « , admet le responsable de l’association.  » Bien sûr, nous recueillerons des données utiles sur la population des oiseaux dans nos jardins. Mais il est tout aussi important pour nous que cette opération de comptage permette de se (re)familiariser avec la nature.  » Un double objectif, donc, qui a déjà porté ses fruits : l’an dernier, 4 500 foyers francophones avaient pris part à l’inventaire. Cette année, les organisateurs tablent sur 8 000 participants…

Un public  » naturellement  » illettré

Persuadés que la connaissance de la nature découle avant tout des  » contacts rapprochés  » noués avec elle, les Britanniques ont aussi pris les choses en main. Au pays de Galles, pour éviter qu’ils ne s’adonnent qu’à des jeux d’intérieur (sur fond de télé et de PC…), les petits dès 4 ans sont régulièrement conviés à des  » classes de forêt « , où on ne leur demande rien d’autre que de grimper dans les arbres et de construire des huttes de branchages. A Londres, le Musée d’histoire naturelle planche sur Daisy, un programme de reconnaissance informatique qui devrait permettre à chacun, d’ici à deux ans, d’envoyer, via son GSM, une photo de n’importe quel plante ou animal  » pris sur le vif « , et d’obtenir instantanément, en retour, le nom de cet organisme ainsi que d’autres informations le concernant.

Le combat semble urgent. Les spécialistes estiment qu' » on est en train de fabriquer un public « naturellement illettré », à une époque où les enjeux environnementaux, comme le réchauffement climatique ou le maintien de la biodiversité, sont critiques « . Or il est illusoire de penser que la population s’engage jamais à défendre l’environnement, si elle est incapable de reconnaître ce qui y vit…

Valérie Colin

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