Ce que Bush veut faire de l’Irak

Le Pentagone est bien décidé à gérer l’après-guerre. Avec, autour du général à la retraite Jay Garner, une équipe de choc, constituée pour l’essentiel de néo-conservateurs convaincus. Objectif : la  » démocratisation  » du pays et les contrats de reconstruction. Au Département d’Etat, on s’inquiète des conséquences d’un tel étalage d’impérialisme. Une crainte partagée par Tony Blair

Les Irakiens sont compliqués « , commente un reporter de la chaîne NBC. Ce 1er avril, la 3e division d’infanterie n’est plus qu’à 50 kilomètres de Bagdad, et, sur le bord d’une route, l’envoyé spécial de Nightline, l’une des émissions les plus nuancées de la télévision américaine, s’efforce de répondre aux questions d’un confrère de Washington : la chute de Saddam Hussein est certes assurée, mais pourrons-nous conquérir  » les c£urs et les esprits  » et réussir l’après-guerre ?  » Ce n’est pas si facile, explique le journaliste de terrain. Beaucoup, ici, ne montreront leurs vrais sentiments envers l’Amérique qu’après avoir vu le cadavre du dictateur ; et beaucoup d’autres, aussi, pour des raisons de religion, de nationalisme arabe, ou à cause des horreurs du conflit, continueront de nous haïr quoi que nous fassions.  » Bref, les Irakiens sont compliqués, et les Américains ne sont pas simples non plus, partagés entre le soulagement de voir cette guerre s’achever au plus vite, la peur du terrorisme qui pourrait en retour sanctionner leur victoire et une certaine mauvaise conscience face aux incertitudes de l’après-guerre.

 » L’Amérique n’a ni empire à étendre ni utopie à établir « , affirmait George W. Bush, il y a tout juste un an, devant les cadets de l’école militaire de West Point. Ses électeurs voient ces jours-ci des chars débarqués du Texas concasser à Bagdad les statues d’un lointain tyran moustachu ; ils suivent sur leur petit écran, non sans malaise, les journalistes de la chaîne Fox News qui arpentent sans complexe un palais présidentiel à Bassora et s’extasient longuement sur les robinets en plaqué or des toilettes. L’Amérique, en six mois de psychodrame diplomatique et trois semaines de guerre, a suivi, bon gré mal gré, son président : 68 % approuvent aujourd’hui encore la guerre livrée pour  » libérer  » l’Irak. Les images de liesse populaire à Nadjaf commencent à estomper celles des GI de 20 ans fauchés sur le front, et l’horreur û en dépit des pudeurs des télévisions américaines û des enfants brûlés vifs et des mères folles de douleur. Mais à présent, c’est l’après-guerre qui pose problème.

Dimanche 6 avril, alors que les marines pilonnaient le c£ur de la capitale irakienne, Margaret Carlson, éditorialiste de Time Magazine, jouait les Cassandre sur CNN :  » On se bat sur les rives du Tigre, osait-elle, et bientôt ça va barder au bord du Potomac, à Washington.  » L’Amérique est en train de découvrir que la reconstruction de l’Irak, la nature du régime, le rôle de son armée dans l’occupation  » transitoire  » d’une nation arabe, l’implication des Nations unies ou, au contraire, le choix d’une pax americana néocoloniale auront des conséquences directes sur l’avenir de la paix ou de la guerre au Moyen-Orient. Elle comprend que de ses choix vont dépendre, pour des générations, son image et l’affirmation de ses valeurs, aux yeux des opinions publiques.

Reste à s’entendre sur ce que recouvrent ces valeurs. Le comble serait que la démocratisation irakienne déchire l’Amérique. A Oakland, le 7 avril, pour la première fois depuis l’époque du mouvement pour les droits civiques, la police a tiré sans sommation avec des balles en caoutchouc et en bois sur des manifestants hostiles aux  » fachos républicains du Pentagone « . Le débat n’est pas nouveau. Il oppose d’un côté, y compris au sein même des milieux conservateurs, les internationalistes aux  » unilatéralistes « . Les premiers, tenants d’une Amérique bienveillante, prônent le respect des alliances et voient dans la capacité des Etats-Unis à transiger en dépit de leur puissance, au nom de l’exemple et de la stabilité des grands équilibres régionaux, une source de légitimité. Les seconds, activistes et idéologues, militants néoreaganiens, défendent la supériorité morale des Etats-Unis et la prééminence légitime de leurs intérêts sur ceux du reste de la planète.

Deux hommes, érigés en idoles rivales de la politique américaine, sont devenus le symbole de ces deux approches. Colin Powell, secrétaire d’Etat et diplomate en chef, s’est acharné à donner à l’offensive américaine sur Saddam Hussein la légitimité des Nations unies. Son échec ne l’empêche pas de rechercher aujourd’hui, après la victoire, et comme l’allié Tony Blair, une caution internationale dans le processus de reconstruction de l’Irak. Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense et partisan acharné de l’invasion de Bagdad, foncièrement réticent à s’embarrasser de l’avis d’une  » Société des Nations  » impuissante, entend faire de la nouvelle Bagdad le phare des valeurs américaines au Moyen-Orient et amorcer une vertueuse contagion démocratique, de la Syrie à l’Iran et de l’Arabie saoudite à la Libye. Laquelle ne manquerait pas d’entraîner l’acceptation de l’Etat d’Israël.

Aux dernières nouvelles, M. Rumsfeld aurait pris de l’avance. Dans un luxueux hôtel de Fuhaïhil, une ville balnéaire située à 30 kilomètres de  » Koweit City « , quelque 230 fonctionnaires issus de dizaines d’agences et de ministères du gouvernement américain, protégés par des gorilles recrutés parmi les anciens commandos de l’armée britannique, patientent depuis deux semaines en attendant de rejoindre leurs futurs postes à Bagdad. Ils seront bientôt 1 100, techniciens de l’urbanisme ou du recouvrement d’impôts, logisticiens de l’USAID (l’agence américaine d’aide au développement international), diplomates, gradés de la police, financiers ou mandataires du ministère de la Santé, à passer la frontière dès le signal du général Tommy Franks, commandant en chef du Central Command et responsable de l’offensive. Leur Bureau de reconstruction et d’assistance humanitaire, pure création du Pentagone, se chargera, après une phase de pacification dirigée par le général Franks et son adjoint John Abizaid, un arabophone chrétien d’origine libanaise, d’engager la stabilisation et la reconstruction du pays, avant de passer la main à un gouvernement irakien. La fameuse  » transition  » démocratique n’aura pas lieu avant six mois, déclarait Paul Wolfowitz, adjoint politique et principale éminence grise de Donald Rumsfeld. Ce n’est pas le général à la retraite Jay Garner, mystérieux patron du  » Bureau « , qui s’en plaindra. La légende veut que, la dernière fois que Garner a pris le pouvoir dans une partie de l’Irak, les autochtones aient tenté de l’empêcher de la quitter. En juillet 1991, alors qu’il venait de passer trois mois à la tête de l’opération  » Provide Comfort « , destinée à protéger les réfugiés kurdes menacés par les bataillons de Saddam, ordre lui a été donné de retirer ses troupes vers la Turquie. Garner a alors été porté en triomphe par les peshmergas. La photo de l’événement a longtemps orné son bureau du Pentagone, comme, assurent ses attachés de presse, les dessins d’enfants kurdes postés du Nord-Irak libéré. L’expérience de  » Provide Comfort « , considérée par les militaires américains comme un succès exemplaire du génie humanitaire du Pentagone, a sans doute déterminé le choix de Donald Rumsfeld, tout comme son amitié pour Garner, rencontré dans des circonstances moins pacifiques, au cours des réunions de l’Army Space and Strategic Defense Command ou dans les sessions parlementaires consacrées au projet de bouclier anti-missile prôné par les durs du Parti républicain. Leur styles s’accordent. Garner, avec l’assentiment de Rumsfeld, a refusé de se rendre au Congrès pour une réunion d’information sur la reconstruction de l’Irak, et n’a pas plus trouvé le temps de rencontrer les associations humanitaires désireuses de rallier Bagdad.  » Rumsfeld et Garner sont faits pour s’entendre, confie son ami le colonel Robert Killebrew. Comme lui, Jay est un bulldozer. Pour l’Irak, on ne pouvait pas trouver mieux.  »

Le secrétaire à la Défense aurait pu faire un choix plus subtil et plus diplomatique, pour le poste de futur ministre de l’Information, que celui de James Woolsey. L’homme, ancien chef de la CIA, applaudi par les faucons du Pentagone lorsqu’il compara Chirac à Daladier, proclame déjà que l’Amérique, après sa victoire à Bagdad, s’en prendra à la Syrie et à l’Iran. De même, l’embauche par le  » Bureau  » de Douglas Feith, l’un des rares fonctionnaires de carrière du Pentagone à brandir l’étendard des activistes néoreaganiens, enrage déjà les diplomates européens. Feith, alors que le directeur de la CIA, George Tenet, reconnaissait lui-même n’avoir aucune preuve d’un lien entre l’Irak et le mouvement Al-Qaida, s’était chargé de monter au Pentagone une section de renseignement acharnée à prouver le contraire. Ce faucon, bombardé lobbyiste en chef de la reconstruction irakienne, a conseillé un temps… le Premier ministre israélien Bibi Netanyahu.

Le Bureau de reconstruction et d’assistance humanitaire illustre la volonté du Pentagone : disposer en Irak d’un quarteron de politiques sûrs. Auxquels il faut encore ajouter la diplomate Barbara Bodine, ancienne ambassadrice des Etats-Unis au Koweït lors de l’invasion irakienne, et surtout, pour le poste de ministre provisoire de la Justice, Michael Mobb, apprécié sous Reagan pour ses talents de négociateur sur le dossier de la réduction des armements nucléaires. Plus récemment, il s’est aussi fait remarquer en concevant les mesures les plus liberticides du Patriot Act, la loi-cadre de défense de la nation contre le terrorisme.

Effaré par la composition de cette équipe, après le refus de Rumsfeld d’engager huit candidats recommandés par le Département d’Etat, Colin Powell n’a eu d’autre choix que de rechercher des alliés loin de Washington. Son passage à Londres lui a permis de constater la détermination de Tony Blair à combler le fossé creusé par le fiasco du Conseil de sécurité entre le Royaume-Uni et le duo franco-allemand, et à négocier avec eux une participation, fût-elle de second plan, des Nations unies dans la reconstruction de l’Irak. Les Allemands ont d’ores et déjà promis d’être présents à Bagdad en toutes circonstances. Reste à convaincre la France de renoncer à s’opposer, au nom des grands principes, à un rôle des Nations unies forcément réduit face aux ambitions du  » Bureau  » du Pentagone. Powell sait que l’assentiment de la communauté internationale est indispensable pour éviter le désastre, c’est-à-dire une éruption des opinions publiques mondiales, en particulier arabes, contre l’occupation impérialiste américaine, et une conflagration politique qui provoquerait une nouvelle vague terroriste. Aussi étrange que cela paraisse, même Condoleezza Rice, fidèle conseillère de George W. Bush pour la Sécurité nationale, tente d’échafauder un compromis avec les idéologues de Donald Rumsfeld. Sans grands résultats pour l’instant. Le secrétaire à la Défense, dans un mémo pressant au président, lui a demandé un feu vert pour l’installation rapide d’un gouvernement intérimaire présidé par Ahmed Chalabi. Le patron du Congrès national irakien, un businessman exilé depuis 1958 à Londres et en Jordanie, est considéré comme une baudruche illégitime par le Département d’Etat et par la CIA. Aux yeux du Pentagone, il a le charisme de l’Afghan Hamid Karzaï.  » Mes militaires ont besoin d’urgence d’un interlocuteur civil « , écrit Rumsfeld. Question de priorité. Les organisations humanitaires désireuses d’entrer en Irak attendent, elles, toujours un geste du Pentagone. Malgré plusieurs rencontres avec l’agence de développement officielle USAID, le gouvernement n’a pas encore délivré d’autorisations à ces associations, laissant à ses soldats l’honneur de distribuer les secours aux populations. Colin Powell doit agir en douceur.

Vaincu à l’ONU, Powell reste un soldat loyal, et Bush, loin de le repousser dans l’ombre du chef de guerre Rumsfeld, assure le consulter plus souvent que jamais. Le 19 mars, lorsque le président, le regard tendu vers les écrans de vidéoconférence de la Situation Room de la Maison-Blanche, a donné d’un  » Let’s go !  » le signal de l’offensive au général Tommy Franks, le secrétaire d’Etat a discrètement tapoté la main de son patron. Powell, ancien commandant interarmes de la dernière guerre du Golfe, a gagné le respect de Bush père et la reconnaissance discrète de Dick Cheney, aujourd’hui vice-président, hier secrétaire à la Défense lors de l’opération  » Tempête du désert « . L’exploit lui a valu, à lui, l’enfant jamaïquain du Bronx frotté aux tranchées du Vietnam, une notoriété de rock star et une brève tentation présidentielle. En l’embauchant, George W. y a gagné le prestige d’un rival potentiel et une crédibilité. Le président sait que ses sondages de chef de guerre vont fondre, dès la paix revenue, à cause de la récession et de la dérive droitière de son administration. Ce modéré populaire pourrait lui être utile, s’il se l’allie par d’adroits compromis.

Donald Rumsfeld le sait : à 70 ans, et moins d’un an avant l’entrée en campagne de son président, la résurrection de l’Irak reste sa dernière chance d’enfoncer la grande porte de l’Histoire.  » Rummy « , en 2000, s’enrichissait depuis vingt-cinq ans au conseil d’administration des plus grandes entreprises technologiques et pharmaceutiques américaines lorsque Bush a requis ses services pour réformer l’immense bureaucratie du Pentagone. Le président s’intéressait moins à ses convictions reaganiennes qu’à son talent de manager à poigne et à son influence à Washington. Ce fleuron de l’université de Princeton, as de l’aéronavale, a été élu au Congrès à 30 ans, avant de présider les comités économiques et sociaux les plus décisifs de l’administration Nixon, de représenter les Etats-Unis à l’Otan et d’accéder, à 42 ans, au poste de chef de cabinet puis de secrétaire à la Défense de l’ancien président républicain Gerald Ford. Sans les attentats du 11 septembre, il n’aurait laissé qu’un souvenir amer à ses  » victimes  » du Pentagone, brimées par ses refontes budgétaires et ses canonnades verbales, ensevelies sous les tombereaux de mémorandums (ses fameux flocons de neige) nés de ses dix coups de génie quotidiens. La guerre contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive, la relative victoire en Afghanistan l’ont renforcé, tout comme Bush, dans sa conviction que sa philosophie de la poigne est pertinente et conduit à faire du Pentagone le nouveau laboratoire du militarisme vertueux. Son n° 2, Paul Wolfowitz, intellectuel patenté des causes néoconservatrices et partisan acharné de l’entrée en guerre, a forgé ses certitudes en 1991, sous Bush père, en voyant l’armée américaine laisser les Irakiens vaincus mater dans le sang la rébellion chiite de Bassora. De Richard Perle à Douglas Feith et Richard Armitage, tous les néoreaganiens de l’administration partagent cette dévotion pour la libération des opprimés. Même James Woolsey, converti récent, a ainsi résumé son propos :  » Mon message aux Moubarak, aux monarques saoudiens ? Tremblez, car nous sommes avec vos peuples.  »

Pas seulement. Les quelque 900 millions de dollars publics dévolus à la première phase de reconstruction de l’Irak ont été promis, sans appel d’offres, au gotha des firmes d’ingénierie américaines, appréciées déjà pour leur efficacité en Bosnie, au Kosovo et… pour leur généreux financement des campagnes républicaines. Bechtel Group, Fluor, Louis Berger Group, Parsons et Halliburton (ramenée au rang de discret sous-traitant en Irak, en raison de ses liens trop voyants avec Dick Cheney, ancien patron de l’entreprise) ont fourni 70 % des contributions à la campagne de Bush. Bechtel compte parmi ses anciens patrons le secrétaire d’Etat de Reagan George Schultz et l’ex-ministre de la Défense Caspar Weinberger. Et, à Washington, les prétendants au pactole de 20 milliards de dollars annuels nécessaires à la reconstruction embauchent des lobbyistes à tour de bras. Si le silence le plus absolu règne encore sur le partage futur des champs pétrolifères, d’autres marchés sont bons à prendre : des centaines d’entreprises guignent la maintenance du matériel militaire, et même le management et les livres de 12 500 écoles de la république libérée d’Irak.  » Il nous faudra nous imposer, avant de partir un jour d’Irak, reconnaît Stephen Peter Rosen, professeur de stratégie à Harvard. De toute façon, on nous traitera d’impérialistes. Alors soyons des impérialistes compétents.  » l

De notre correspondant

ôTremblez, car nous sommes avec vos peuples »

La transition  » démocratique  » n’aura pas lieu avant six mois

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