» Ce pays, je ne veux plus y vivre ! « 

Il en a marre et il le dit haut et fort, Tony Mary. Marre des outrances nationalistes de certains leaders flamands. Marre d’assister à l’agonie d’un pays frappé d’immobilisme et d’individualisme. Marre, surtout, de ne pas avoir réussi à donner plus de visibilité médiatique à son combat contre le séparatisme. Figure de proue du patronat flamand, ex-top manager chez IBM, KPMG et à la VRT, la télévision publique flamande, Mary reste président, pour quelques mois encore, de B Plus, l’association de défense de la Belgique fédérale. Mais, à 60 ans, dépité, il a décidé de prendre le large : il vend sa maison de maître bruxelloise, à deux pas de la place Flagey, pour s’installer à Montpellier, dans le sud de la France. Au moment de tirer sa révérence, cet homme d’affaires et d’idées au langage plutôt carré règle ses comptes…

Le Vif/L’Express : Vous jetez l’éponge après vous être battu contre les séparatistes flamands. C’est un adieu définitif à la Belgique ?

> Tony Mary : J’ai dit à ma femme, il y a quelque temps déjà :  » Ce pays, je ne veux plus y vivre !  » Je ne supporte pas le nationalisme, de plus en plus envahissant en Flandre. Le nord du pays ne compte, réellement, que 5 à 8 % de gens d’extrême droite. J’y constate pourtant l’apparition d’une société que je qualifie, avec un peu de provocation, de  » préfasciste « . Il s’agit d’agiter, continuellement, l’image de l’ennemi. Chez nous, c’est le Wallon, jugé fainéant et magouilleur. Pour Hitler, c’était le juif. Je suis issu d’une famille qui a souffert de l’idéologie nationaliste pendant la Seconde Guerre mondiale. Mon grand-père, qui habitait la campagne flamande, près de Dilbeek, et n’était pas très germanophile, gardait de mauvais souvenirs du lion flamand.

Vous-même, avez-vous déjà eu peur en défendant vos idées ?

> J’ai été agressé à la sortie d’un débat avec le Vlaamse Volksbeweging. De même, à Gand, le Bekende Vlaming que je suis a été reconnu dans un restaurant. Je discutais en français avec un Lillois, qui projetait de faire du business chez nous. J’ai été frappé dans le dos. L’agresseur m’a hurlé qu’un Flamand ne devait parler que flamand.

Vous déplorez qu’en Flandre on laisse le champ libre à ceux qui véhiculent une falsification de la vérité. Des exemples ?

> On lit très rarement, dans la presse flamande, que l’UCL, francophone, est l’université qui dépose le plus de brevets. Ou que l’industrie du futur, à valeur ajoutée, se situe actuellement surtout sur l’axe Bruxelles-Wavre-Namur-Arlon. Croire que les industries chimiques et de l’automobile ont un avenir en Flandre est d’une immense naïveté ! A l’instar de la Wallonie, qui s’est accrochée longtemps à son acier, la Flandre se mobilise aujourd’hui pour sa chimie et son industrie automobile. Elle a injecté 300 millions d’euros dans Ford Genk et est prête à en mettre 500 millions dans Opel Anvers. Au nom de l’emploi, on est occupé à tenter de sauver, à grands frais, des industries qui, à moyen terme, n’ont pas d’avenir chez nous. La politique, me disait mon père, doit reposer sur une vision. Hélas, aujourd’hui, les politiciens n’écoutent que la voix de la base.

Voilà quatre ou cinq ans déjà que vous confiez à vos proches votre éc£urement devant les provocations d’une certaine Flandre nationaliste. Pourquoi un coup de gueule aujourd’hui ?

> Les signes inquiétants se multiplient, même s’ils semblent anecdotiques. Voilà un vice-ministre-président flamand, Geert Bourgeois, fondateur de la N-VA, qui trouve nécessaire, le mois dernier, de dénigrer le groupe pop flamand Clouseau pour sa chanson Leve België, dédiée à l’unité de la Belgique. Voilà la N-VA, encore elle, qui, toujours en août, s’en prend au ministre des Affaires étrangères, Yves Leterme, parce qu’une ambassade de Belgique, à Tallinn (Estonie), s’est abstenue de hisser les couleurs flamandes le 11-Juillet, jour de la fête de la Communauté flamande.

D’autres attitudes vous irritent ?

> A Dilbeek, où la moitié des habitants sont francophones, le bourgmestre exige des commerçants de la commune qu’ils fassent leurs annonces uniquement en flamand. Le bourgmestre d’Overijse, autre commune flamande située aux portes de Bruxelles et sur la frontière linguistique, s’attaque à ses administrés qui ont placé devant leur maison une affiche ou un panneau trilingue  » Te koop/A vendre/For sale « . Il les oblige à opter pour une version unilingue flamande. L’an dernier, Liedekerke, commune du Brabant flamand, a limité l’accès de ses plaines de jeux aux seuls néerlandophones ! De même, les employés communaux de Zaventem ont reçu comme instruction de ne plus parler que flamand. Avec de telles mesures, la Flandre se ridiculise.

L’annonce de votre  » exil  » en France et votre plaidoyer pour un  » fédéralisme efficace  » font du bruit. Cela vous surprend ?

> Je n’ai pas évoqué mon prochain départ de Belgique pour qu’on parle de moi dans la presse. J’ai simplement raconté à un petit cercle d’amis que j’avais acheté un bien dans la vieille ville de Montpellier, avec vue sur la cathédrale et le cloître. Je quitte Bruxelles, mais attention, je reste un homme de la ville : je ne pourrais pas vivre à la campagne ! L’un de mes amis a fait part de mon intention de quitter le pays au rédacteur en chef du Standaard. Le journal m’a demandé une interview, publiée le 5 septembre. J’y exprime mon exaspération face à une certaine Flandre qui veut la mort de la Belgique. Depuis lors, les critiques, parfois très virulentes, n’ont pas manqué du côté flamand. Elles continuent à affluer sur le site du Standaard, sur le thème :  » Il s’en va, bon débarras.  » Mais j’ai aussi reçu, en une semaine, une centaine d’e-mails de soutien.

On vous sent à la fois exaspéré et dépité.

> Je ne me retrouve plus dans ce que la Flandre, ma partie de ce pays, dit et fait. Et j’ai l’impression d’être incapable de changer quoi que ce soit à la situation. Je me consacrerai désormais à mes hobbies, en particulier à l’écriture. Je vais achever un ouvrage sur l’histoire de l’informatique et en écrire un autre, touristique, sur le sud-ouest de la France. J’annoncerai bientôt que je quitterai B Plus l’été prochain. D’ici là, je vais me chercher un successeur. Un homme moins controversé que moi, qui suis considéré par certains comme un mauvais Flamand.

Espériez-vous vraiment peser sur le débat public ?

> Le 26 juin 2008, j’ai accepté de devenir le président de B Plus dans le seul but de faire avancer nos idées via les médias. Ce groupe de pression bicommunautaire voulait placer à sa tête un Flamand ayant une certaine notoriété et des entrées dans le monde médiatique. Avant de dire oui, j’ai contacté mes relations à la télé flamande. Je leur ai demandé si l’on y était prêt à inviter le président de B Plus lors de débats politiques, pour que les téléspectateurs entendent un autre son de cloche que celui des Bart De Wever, de la N-VA, des Peter De Roover, du Vlaamse Volksbeweging, et autres leaders nationalistes. On m’a répondu que c’était une bonne idée. Mais, depuis que j’ai accédé à la présidence de B Plus, jamais je n’ai été sollicité pour de tels débats. La presse flamande ne se rend même pas aux conférences de presse organisées par notre association ! Plus inquiétant encore : les médias n’ont pas donné le moindre écho aux face-à-face entre séparatistes et fédéralistes auxquels j’ai participé. Les débats d’Anvers et de Brasschaat se sont pourtant déroulés devant 400 à 500 personnes.

Comment voyez-vous l’avenir du pays ?

> Si on continue sur la même route, avec des politiciens qui recherchent tout ce qui nous sépare et non tout ce qui nous unit, c’est la déroute. Pour la Belgique, comme pour ses composantes. Je suis absolument convaincu qu’un éclatement du pays nous appauvrira tous, à la fois culturellement, économiquement et socialement. Quand, fin août, Frans Crols, ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire Trends et invité d’honneur de la 8e IJzerwake, le pèlerinage annuel de l’Yser radical, affirme devant 5 000 nationalistes flamands que la Flandre doit  » lâcher Bruxelles  » si elle veut son indépendance, chacun sait que c’est de la pure folie, à la fois sur les plans politique et financier. Près de quatre ans après le  » Warande Manifest  » de décembre 2005, un appel clair en faveur de la scission du pays, dont les données n’ont rien de scientifique et qui exagérait l’ampleur des transferts Nord-Sud, on attend toujours les éléments chiffrés sur Bruxelles promis par le même groupe.

Que reprochez-vous à la Flandre ?

> Elle se croit forte, se compare toujours à la Wallonie, alors qu’elle est, désormais, en recul par rapport à d’autres régions qui font partie du top européen. Le nombre de fonctionnaires diminue dans les pays voisins ; il augmente en Flandre. La Flandre avait une sécurité sociale et un enseignement exemplaires ; ces secteurs sont en perte de vitesse. Elle est confrontée au vieillissement de sa population. Et l’intégration des allochtones est un échec. Au lieu d’insister sans cesse sur nos différences, nos politiciens devraient parler de ce qui lie le nord et le sud du pays. Les études montrent que les Flamands se sentent plus proches des Wallons que des Hollandais, et vice-versa. Or, depuis vingt ans, on ne se parle presque plus et on ne se comprend plus. La Belgique est le pays où se rencontrent le monde germanique et le monde latin du sud de l’Europe. Cela engendre des frictions, mais c’est aussi une richesse à faire fructifier. Hélas, la population du pays est prise en otage par les extrémistes.

Quelles solutions préconisez-vous ?

> Il faut à la Belgique un Etat fédéral qui fonctionne. Il doit être bâti sur la subsidiarité : on prend les décisions au niveau où il faut les prendre, avec une hiérarchie des compétences. Ainsi, dans un pays aussi petit que le nôtre, la mobilité devrait être refédéralisée : cela n’a pas de sens de voir les bus de la Stib s’arrêter aux frontières de Bruxelles. Idem pour l’agriculture et le commerce extérieur, qui, matières régionalisées, ne fonctionnent pas. En revanche, l’emploi devrait être régionalisé, car l’emploi n’a pas le même profil dans le nord du pays et au Sud. Depuis trente ans, nos relations sont fondées sur le troc : je te donne de l’argent, tu me donnes des compétences. Cela doit s’arrêter. Les politiciens ne parviennent plus à faire avancer le pays sereinement. Il faut donc sortir l’émotionnel du débat. Comment ? En créant un groupe de travail d’une quinzaine de personnes : des politologues, des constitutionnalistes… Ils recevraient pour mission de rédiger un Livre blanc, avec des solutions pour réorganiser l’Etat. Pour ma part, je ne roule pour personne et n’ai pas la moindre envie de faire de la politique.

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER ROGEAU PHOTOS : FRéDéRIC PAUWELS/LUNA

 » Si on continue sur la même route, avec des politiciens qui recherchent tout ce qui nous sépare et non tout ce qui nous unit, c’est la déroute « 

 » Depuis trente ans, nos relations sont fondées sur le troc : je te donne de l’argent, tu me donnes des compétences. Cela doit s’arrêter « 

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