Bush a perdu la guerre

D’abord, il y a eu les images. Cette pyramide de corps empilés, exposés nus à l’hilarité de la soldatesque américaine, féminine comme masculine. Cet Irakien juché sur une caisse l’isolant précairement d’un sol mouillé, un sac sur la tête et les mains reliées à des câbles électriques. Ces prisonniers exhibés dans le plus simple appareil sous les yeux réjouis de leurs gardes-chiourme. Diffusées d’abord par la chaîne américaine CBS, les photos n’ont pas tardé à faire le tour du monde (pages 8 et 9).

Malgré le  » dégoût  » exprimé par le président George W. Bush pour ces  » actes honteux et consternants « , la première réaction américaine a été de les minimiser en les présentant comme des cas isolés, non représentatifs de l’action des Etats-Unis. Mais cette explication lénifiante n’a pas résisté à la publication de larges extraits d’un rapport émanant de la hiérarchie militaire et dont il résulte que les mauvais traitements infligés aux prisonniers, loin d’être circonscrits à quelques dérapages isolés, sont répandus à large échelle.

La plupart de ces sévices incluent une composante sexuelle. Forcer des hommes à se déshabiller, à se toucher les uns les autres, à rester nus ou à porter des sous-vêtements féminins, à simuler des rapports homosexuels, voire à subir des sodomisations à l’aide d’objets divers, parfois sous la menace de chiens non muselés : chez nous, ces comportements pourraient, à la rigueur, relever des faits divers à la suite d’un baptême d’étudiants qui aurait mal tourné. Infligés à des Arabes, culturellement très pudiques et hantés par les tabous sexuels, ils représentent le degré absolu de l’humiliation, la négation même de leur humanité. La connaissance de cette composante culturelle et son utilisation aux fins de faire  » craquer  » les détenus laissent entrevoir l’implication de professionnels du renseignement, alors qu’on voudrait nous faire croire à de  » regrettables débordements  » d’individus  » peu formés « , car issus  » de régions rurales  » (sic).

Non, les Américains ne sont pas des monstres hors normes. Malgré leur code d’honneur et les conventions internationales balisant le droit de la guerre, toutes les armées d’occupation, même issues de régimes démocratiques, ont fini par commettre des exactions comparables, et souvent pires. Des deux guerres mondiales à la guerre d’Algérie, de celles du Vietnam à la deuxième Intifada palestinienne et à la Tchétchénie, on ne connaît pas de puissance occupante qui n’ait fini par se salir les mains. Il n’y avait pas de raison que la guerre d’Irak échappe à cette règle, puisqu’elle obéit aux mêmes enchaînements que ceux observés dans les autres conflits : une occupation étrangère exécrée suscite une résistance violente ; les efforts entrepris pour la juguler s’accompagnent de la torture des prisonniers aux fins de les faire parler.

Certes, des sanctions disciplinaires -voire pénales – seront prises à l’encontre des tortionnaires. Certes aussi, c’est à l’honneur de la démocratie américaine de ne pas chercher à dissimuler les comportements inacceptables de ses soldats. Certes encore, la torture était bien plus systématique et cruelle sous Saddam Hussein, et on ne se souvient pas que les médias arabes l’aient dénoncée avec la même énergie que celle dont ils font preuve, aujourd’hui, pour condamner les dérives américaines.

Mais la coalition anglo-saxonne est venue en Irak en proclamant des objectifs autrement plus ambitieux que les résultats affichés aujourd’hui : elle allait faire rendre gorge au terrorisme, libérer un peuple de son tyran, lui apporter une démocratie dont le modèle finirait par s’étendre au Moyen-Orient tout entier. Au lieu de cela, George W. Bush a allumé un incendie qu’il ne maîtrise pas, accru le malheur d’un pays déjà sinistré, engraissé une pépinière de terroristes dont la haine antiaméricaine risque de s’étendre à tout l’Occident. Voilà comment une guerre facilement gagnée sur le champ de bataille se solde par une lourde défaite au champ d’honneur et sur le terrain des idées. Car la bataille de la démocratie est, elle aussi, perdue pour longtemps. De ce modèle de gouvernement, les Arabes ne connaissent, concrètement, que les exemples qui agissent le plus dans leur environnement : les Américains qui humilient les Irakiens et Israël qui opprime les Palestiniens. C’est dire si un tel voisinage stimule leur appétit de démocratie…

de Jacques Gevers, directeur de la Rédaction

La révélation des sévices infligés aux prisonniers irakiens ruine l’ambition américaine de remodeler le Moyen-Orient à son image

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire