Bruxelles poignardée

Comment en est-on arrivé à un retour des vols de nuit au-dessus de la capitale? Révélations sur les pressions et manipulations qui ont conduit Guy Verhofstadt à imposer le « saupoudrage » des nuisances

Redistribution équilibrée ? Ou piteuse marche arrière? Le nouvel accord sur la répartition des vols de nuit au départ de Bruxelles-National, qui prévoit une dispersion des nuisances sonores sur la capitale et sa périphérie, pourrait faire figure de modèle de compromis à la belge. En réalité, la décision du Comité de concertation Etat fédéral-Régions est l’aboutissement d’un travail de sape et d’une stratégie politique préélectorale dont Le Vif/L’Express soulève un coin du voile.

« ROUTE CHABERT ». Sur proposition « unanime » du gouvernement fédéral, l’accord conclu le 24 janvier organise un éclatement des 25 vols de nuit dans trois directions: – le nord de la périphérie bruxelloise, vers Vilvorde et Grimbergen (14 vols, dont certains filent ensuite vers Meise, tandis que d’autres suivent le ring vers Wemmel); – l’est de la périphérie, vers Wezembeek-Oppem et Tervuren (8 vols); – et Bruxelles, d’Evere ou Haren à Anderlecht (3 vols). Le compromis auquel les négociateurs flamands et bruxellois se sont ralliés prévoit donc un couloir aérien au-dessus de la capitale, qui reprend le tracé de l’ancienne « route Chabert » (du nom du ministre flamand des Transports qui, en 1974, avait décidé d’envoyer tous les avions sur Bruxelles pendant le week-end pour soulager sa commune de Meise). Cette option est pourtant dénoncée de longue date par les experts, les pompiers et les autorités communales de la Région bruxelloise, car elle met en danger, au décollage, des quartiers à forte densité de population. « De plus, l’été prochain, ce ne seront plus 3 avions mais une dizaine qui traverseront Bruxelles, signale Michel Rutsaert, président de l’association Bruxelles Air Libre. Viendront en effet s’ajouter, entre 4 et 5 heures du matin, des vols charters à destination de l’Espagne, du Portugal ou de la France. Une perspective qui figure entre les lignes du texte adopté. »

ENGAGEMENTS NON TENUS.Pour le Premier ministre Guy Verhofstadt, très impliqué dans le dossier, il s’agit néanmoins d’un accord « équilibré ». Le ministre bruxellois de l’Environnement, Didier Gosuin (MR), assure l’avoir accepté « avec des pieds de plomb », pour » éviter le pire »… Et la ministre fédérale des Transports, Isabelle Durant (Ecolo), juge que les principaux acquis de l’accord précédent, signé le 16 juillet 2002, sont préservés. Commentaire surprenant, alors que la philosophie de cet accord-là, qui prévoyait de concentrer les vols au-dessus des zones les moins densément peuplées, n’est plus respectée. Il avait pourtant été dûment ratifié par les parties flamande, bruxelloise et fédérale, qui ont renié ainsi leurs engagements.

GROGNE FLAMANDE. Les relevés de sonomètres prouvent que la concentration des vols partiellement mise en place depuis le 31 octobre avait considérablement réduit les nuisances aériennes, y compris à la périphérie nord de Bruxelles (excepté à Grimbergen). Toutefois, dès la mise en route de la procédure, des habitants de Grimbergen et de Meise ont protesté. Leur grogne a été relayée par divers mandataires politiques et Vera Dua, ministre (Agalev) de l’Environnement du gouvernement flamand, a menacé de remettre en cause l’accord. A quelques mois des élections, Zaventem devenait un champ de bataille communautaire. Le cabinet Verhofstadt s’est alors saisi du dossier et a imposé une renégociation. Résultat: une formule qui met en pièces les conclusions d’un expert indépendant hollandais, les travaux du groupe « Probru » – qui réunit les spécialistes des procédures de vol – et les efforts de la ministre fédérale des Transports au cours de cette législature.

DAEDALUS SEME LA PAGAILLE. Comment en est-on arrivé là? Le lobbying intense du groupe d’action nationaliste flamand Daedalus, devenu le porte voix des intérêts du noordrand, la périphérie nord de Bruxelles, a eu, selon plusieurs sources, un impact non négligeable sur l’attitude des gouvernements flamand et fédéral. Cette association est présidée par Eric Tambourin, directeur général du groupe de presse Vlaamse Uitgevers Maatschappij (VUM). « Daedalus est noyauté par le Vlaams Blok de Grimbergen et par le CD&V, explique un spécialiste du dossier. Ce groupe a phagocyté Actie Noordrand, association de riverains qui était naguère un partenaire constructif et dont les membres francophones ont été éjectés.Les informations propagées par Daedalus, qui a exploité la grogne de riverains afin de semer la pagaille dans la coalition arc-en ciel, ont eu un large écho dans certains médias du nord du pays. »

PRESSIONS ET DESINFORMATION. « Ce groupe de pression n’a cessé de diffuser des données erronées ou tronquées », relève de son côté un membre de l’Union belge contre les nuisances des avions (UBCNA, active à Schaerbeek, Woluwe, Tervuren…). Ainsi, pour minimiser l’ampleur du trafic qui survole Bruxelles jour et nuit, Daedalus ne compte que les 2000 gros-porteurs par an qui montent tout droit au-dessus de la capitale et ne mentionne pas les 45 000 autres avions qui virent à gauche au-dessus d’Evere, de Schaerbeek et des deux Woluwe. Il « oublie » aussi que les appareils qui décollent vers la droite, en direction du noordrand, survolent jour et nuit la Région bruxelloise à hauteur de Haren et de Neder-over-Heembeek. Les pressions des lobbyistes flamands ont-elles orienté les choix du Premier ministre? En tout cas, Verhofstadt a tenté d’imposer, dans un premier temps, un survol diurne plus intensif au dessus de Bruxelles – 20 000 vols supplémentairespar an ! – en échange du tapage nocturne sur le Brabant flamand. Face à une position aussi extrême, Isabelle Durant, très isolée, n’avait plus, comme alternative, qu’à accepter les concessions proposées sur les vols de nuit. Dans les milieux Ecolo, on évoque un préaccord secret entre MR et VLD sur la question. Même certains responsables libéraux bruxellois s’interrogent, en privé, sur l’attitude électoraliste de leur parti, qui aurait sacrifié les intérêts des habitants de la capitale dans le seul but de mettre en difficulté la ministre des Transports, aussitôt accusée par le MR de manquer de pugnacité.

GAGNANTS ET PERDANTS. Les quelque 200 000 Bruxellois qui, selon certaines estimations, seront désormais perturbés la nuit ne sont pas les seules victimes de l’accord du 24 janvier. Les habitants de la périphérie Est (Wezembeek, Tervuren…), qui espéraient retrouver des nuits tranquilles, continueront à être survolés. Tout comme ceux du noordrand. Le compromis destine même à ces derniers le plus grand nombre d’avions et les appareils les plus lourds, donc les plus bruyants. Leur seule « satisfaction » est de se dire qu’ils ne seront pas les seuls à souffrir de l’activité d’un aéroport situé aux portes de la capitale. Tous les riverains sont donc perdants. Ils risquent aussi d’attendre longtemps encore les mesures envisagées par les experts et le cabinet Durant pour réduire les nuisances en journée: le dossier est devenu trop explosif d’ici les élections et les Flamands revendiquent déjà le portefeuille des Transports dans le prochain gouvernement.

En revanche, la compagnie de courrier express DHL et BIAC, la société gestionnaire de l’aéroport, peuvent sabler le champagne. « A la première, cause principale des nuisances nocturnes, rien n’est imposé, constate l’UBCNA. L’annonce faite par DHL de l’arrêt immédiat des vols de B-727, les avions plus bruyants de sa flotte, a été présentée comme l’un des points majeurs de l’accord du 24 janvier. Mais ces vieux coucous aux moteurs munis de hushkits (atténuateurs de bruit) devaient, de toute manière, être retirés à la mi-mars. » De son côté, BIAC, qui pâtit de la faillite de la Sabena et de la crise du secteur de l’aviation, aurait favorisé, estiment certains acteurs du dossier, le torpillage de l’accord de l’an dernier. Celui-ci prévoyait, en effet, la prise en charge, par BIAC, du coûteux programme d’isolation acoustique des habitations. « Ce programme est maintenu », jurent les négociateurs de l’accord. Voire. Car le compromis actuel hypothèque, de facto, le concept de zone d’isolation, les nuisances ayant été « saupoudrées ». Les habitants de la périphérie nord de Bruxelles, qui devaient bénéficier de ces mesures et qui sont à l’origine du nouvel accord, peuvent se mordre les doigts!

Olivier Rogeau

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