Brocante en terres de mélancolie

La nouvelle exposition imaginée par Laurent Busine au Mac’s lui ressemble. Mieux, elle poursuit un questionnement né voici déjà 35 ans. Rencontre exclusive.

Le parcours proposé relève davantage de l’approche anthropologique que des seuls critères de l’esthétique, même s’il s’y rencontre, entre reliques et photos souvenirs, bouquet de mariée sous globe et photos de grands singes, des stars d’hier et d’aujourd’hui (de De Chirico à Penone, de Cordier à Sicilia), des inconnus, des très jeunes et des anonymes, de l’art savant, de l’art brut et de l’art populaire. Mais alors que d’autres expositions du même genre comme La Fabrique de l’image, au Quai Branly, mettent l’accent sur l’explication rationnelle, le système comparatif et l’exemple illustratif, la nouvelle exposition du Mac’s (intitulée A toutes les morts égales et cachées dans la nuit) courtise l’intime et l’émotion. Chacun y verra et en ressentira autre chose selon son âge ou sa classe sociale, son origine culturelle ou ses prérequis. Mais gageons que personne n’en sortira tout à fait indemne. Pour la première fois aussi, Busine y montre une part de ses collections d’images trouvées çà et là, au gré des brocantes. De petites choses, un ensemble de photos souvenirs, des images pieuses, les mille et une robes de sainte Thérèse ou encore l’un ou l’autre ex-voto.

Le Vif/L’Express : Le titre de l’exposition (vous préférez le terme dédicace) évoque la mort. Pourtant, on ne trouve aucune image morbide, pas de cadavre, point de momie.

Laurent Busine : Il ne s’agit en effet pas d’un parcours qui se ferait l’écho d’une prétention affirmative sur cette inconnue fondamentale qu’est la mort. Chacun essaie tant bien que mal de composer avec cette question. Elle habite toutes les consciences mais à des degrés divers. Non, ce qui m’intéressait était d’approcher la fonction des images par lesquelles l’homme mais aussi l’historien cherchent à se convaincre d’une illusoire éternité

D’où, non loin d’£uvres muséales, des portraits photographiques de petites gens par exemple ?

Prenez l’espérance de vie moyenne : 85 ans. Grâce aux photos, vos enfants gardent le souvenir de votre existence. Peut-être même vos petits-enfants. Mais après. Après 85 ans, qu’en reste-t-il ? Après 170 ans ? A cela s’ajoute le fait d’impondérables comme l’incendie d’une maison qui emporte tous les souvenirs ou encore l’éruption d’un volcan, une tornade, un tsunami. Une guerre. Quand j’ai été au Chili, j’ai appris le nombre de tremblements de terre par an : 500. Imaginez toutes les disparitions de souvenirs, toutes les traces du passé englouties. A Santiago, il ne reste que deux maisons debout de l’époque coloniale.

C’est aussi vrai pour la grande Histoire des civilisations et, donc, des £uvres d’art.

Dans l’exposition, on voit deux tableaux de De Chirico. Le premier le montre en  » maestro « , imbu de lui-même, superbe dans son costume de velours rouge. Le second, peint quelque temps plus tard, nous le révèle nu et vieux. Quelle histoire du peintre écririons-nous si nous ne possédions que le premier. Ou le second ? Le souvenir de la vie d’un homme tient à peu de chose. Il ne peut pas davantage tenir tête au temps.

La mort met pourtant tout le monde à égalité.

C’est la raison pour laquelle, à l’entrée du parcours, se trouvent sur 40 mètres de largeur les 3 000 boîtes sur lesquelles Boltanski a posé la photographie et le nom d’un mineur ayant travaillé sur le site du Grand Hornu et que la dernière étape de l’exposition nous mène dans la crypte où, sur deux pierres tombales, figurent les noms des premiers patrons du charbonnage. Pour chacun, le souvenir se résume à une étiquette. Comment réagir face à ces noms ? Quand on a présenté l’£uvre de Boltanski, en 1993, l’émotion était palpable. Les gens du voisinage venaient pour retrouver  » leur  » père ou leur oncle. Une génération plus tard, combien seront-ils de survivants à reconnaître un membre de leur famille ? L’£uvre risque bien de basculer bientôt dans une mémoire collective, plus anonyme, plus officielle.

C’est la voie ouverte à l’Histoire.

Et, bien sûr, à une histoire qui n’est qu’une fiction parmi d’autres. J’ai découvert un jour des gravures anciennes et populaires illustrant des scènes de martyres. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je découvris qu’une même image servait à deux martyrs totalement différents. De la même manière, j’ai trouvé à Tongres des portraits du xviie siècle de Jules César, Néron, Caligula… Le portrait était tout aussi invraisemblable que celui des saints ou du Christ. Et pourtant, c’est bien à partir de ces images qu’on se construit l’identité, donc la réalité, du personnage. Le cas des cartes postales de stars du cinéma des années 1950 est tout aussi problématique. Or que n’avons-nous pas fantasmé sur ces images ?

Un tapis de feuilles signé Penone n’a-t-il pas été choisi pour nous inviter à un mode de lecture particulier de toute l’exposition ?

Toutes les £uvres montrées nous encouragent à la lenteur. Comme lorsqu’on feuillette un album de famille. On cherche à distinguer les détails, à lire en réalité l’£uvre comme s’il s’agissait d’un récit que peu à peu chacun tisse. Si on passe rapidement devant l’£uvre de Penone, en effet, on ne verra qu’un tas de feuilles de buis. Si on s’attarde, on découvrira, en creux, la sil-houette d’un homme et même celle de son souffle. L’association avec les feuilles mortes et légères prend alors une tout autre dimension.

Ailleurs, on tombe aussi littéralement sur un météorite.

Oui, la vue des météorites compte parmi les chocs de ma vie. C’était à Vienne. J’avais visité le musée des Beaux-Arts et sa fabuleuse collection de Bruegel. Après bien des salles et des couloirs, je me retrouve dehors devant… le musée des Beaux-Arts. C’était, en fait, exactement posé en face à face, un deuxième musée, identique au premier mais consacré non plus aux £uvres des hommes mais bien, dans l’esprit de cette époque, à celles de Dieu. Dans une muséographie très xixe siècle il y avait là toutes sortes d’animaux empaillés, des vitrines entières de cailloux et puis une salle entière consacrée aux météorites. Pour les désigner, comme nos morts, une étiquette  » objective  » indiquait le lieu et la date de leur découverte. Or, par leurs formes, leurs couleurs, sans besoin d’aucune explication, je ressentais que ces étoiles tombées de l’infini échappaient à toute notion imaginable de temps.

Le mot écrit qui désigne serait-il toujours à côté de ses pompes ?

On ne s’en passe pas, mais il ne peut remplacer l’émotion. Je suis peut-être hors de mon temps mais je persiste à croire que le vrai propos de l’art induit toujours une relation émotionnelle.

On vient alors aux images de reliques auxquelles on attribue des pouvoirs.

Je n’ai pas la foi. Je ne sais pas prier même si ma grand-mère a tout essayé. Mais je crois qu’elles possèdent une capacité hors de l’imaginable pour qui y adhère. Cela dit, je pense qu’un tableau peut aussi posséder de réels pouvoirs. Je pourrais désigner les quelques £uvres qui ont véritablement transformé ma vie. Cela tient-il aux couleurs, aux formes, à la géométrie ? Mais l’état de conscience modifié que ces images suscitent me relie tout à coup à l’impensable, aux milliards de planètes, aux milliards de galaxies. Et à une certaine modestie.

Ou à une autre peur de la mort. En réalité, depuis trente-cinq ans, vous posez cette même question. Cela ne fait-il pas de vous un  » poète  » comme vous qualifiait Jan Hoet ou, à tout le moins, un singulier dans le monde des commissaires d’expositions ?

J’admire, chez mes collègues, le fait qu’ils puissent passer d’un sujet à l’autre. Ce n’est en effet pas mon cas. Très vite, j’ai choisi  » le détail immense « , celui qui fait voir, à partir d’un petit rien (une carte postale par exemple, un tableau d’un peintre qui n’a jamais appris le métier…), un monde qui nous concerne parce qu’il nous émeut. Il nous touche. Le terme indique quelque chose de physique. Or ce qui nous interpelle le plus est sans aucun doute notre seule certitude : la fin.

Ainsi, donc, à l’inverse des thèses post-modernes qui supportent le discours sur l’art contemporain, vous privilégiez la manière des modernes qui, année après année, dans des expressions renouvelées, travaillent en fait sur la même question de telle sorte qu’on a longtemps parlé à leur propos d’  » évolution  » de l’£uvre.

Sans aucun doute. Mais, en trente-cinq ans, mon rapport a la mort a changé. Je me souviens de ma grand-mère qui évoquait les décès comme une banale fatalité. Elle avait 85 ans et comptait parmi ses proches bien plus de morts que de vivants. Quand j’ai commencé, la mort, même si elle m’était insupportable, me paraissait lointaine. A 59 ans, je me trouve aujourd’hui dans un entre-deux assez inconfortable…

Hornu. Mac’s, 82, rue Sainte-Louise. Du 20 juin au 10 octobre. Tous les jours, sauf le lundi, de 10 à 18 heures. www.mac-s.be

ENTREtIEN : GUY GILSOUL

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