Big boss augmentés sans modération

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Les grands patrons belges se classent hors barème. Le travailleur de base, dont le salaire est corseté, est prié de méditer sans broncher sur cette loi peu vertueuse de la globalisation.

Ils n’ont pas besoin de tenter leur chance à une quelconque loterie pour espérer devenir  » scandaleusement riches « . Le fruit de leur travail, hors du commun il est vrai, leur suffit amplement. Pour les rémunérations des dirigeants des plus grandes entreprises du pays, les bonnes années se suivent et se ressemblent. En 2007, le salaire moyen des patrons du Bel 20 (indice représentant l’évolution boursière des principales sociétés en Belgique) n’a pas connu de fléchissement : en hausse de 3 %, il atteint 2,3 millions d’euros, a calculé le quotidien L’Echo. Cette progression dissimule pourtant quelques booms salariaux, qui donnent le tournis. L’an dernier, certains big boss, souvent d’ailleurs abonnés aux gros gains, ont décroché la timbale ( voir le classement ci-contre). Cette valse de millions laisse l’employé, l’allocataire social, voire le modeste patron, rêveur, perplexe ou pantois. Alors que le pouvoir d’achat donne des signes de faiblesse et que la Belgique est épinglée par l’UE pour son mécanisme d’indexation automatique des salaires, il y a de ces  » cadeaux  » salariaux qui en effet frisent l’indécence. D’autant que ceux-ci ne sont pas forcément à la hauteur des résultats affichés ni des emplois maintenus ou créés par les entreprises.

L’exemple ne vient pas d’en haut

Deux poids, deux mesures ? Voilà des années que les salaires sont sous haute surveillance. Depuis 1996, une loi, votée sous Dehaene II (social-chrétien – socialiste), veille sur l’évolution du coût salarial : elle ne doit pas s’écarter de celle enregistrée chez nos voisins français, allemands et hollandais. Et ce, au nom de la promotion de l’emploi et de la sauvegarde de la compétitivité de notre économie. Tous les deux ans, les partenaires sociaux ont donc la délicate tâche de fixer une norme salariale indicative chargée de baliser les négociations au sein des secteurs et des entreprises. Un contrat rempli jusqu’ici.  » On peut difficilement soutenir que des accords salariaux excessifs ont été conclus dans notre pays « , soulignait, en novembre dernier, le ministre de l’Emploi, Peter Vanvelthoven (SP.A). Il rappelait aussi les augmentations salariales réelles des dernières années : 0,3 % en moyenne en 2005, 0,5 % en 2006, 0,2 % en 2007 et 0,6 % en 2008. Mais cet effort de modération ne porte que sur les travailleurs soumis à des conventions collectives de travail.  » Les hauts cadres et le management ne sont pas concernés. Les patrons ont toujours refusé de négocier leurs rémunérations avec les syndicats « , déclare Chris Serroyen, chef du service d’études de la CSC. Car  » ces dirigeants d’entreprises ne touchent pas de salaires : soit ils sont sous statut d’indépendant, soit c’est leur propre société unipersonnelle qui leur verse leurs rémunérations « , relève, en tenant à garder l’anonymat, un membre de la commission Lippens, créée en 2004 pour promouvoir la gouvernance d’entreprise. Le gouvernement s’était certes ménagé la possibilité légale d’intervenir d’autorité pour éviter que les revenus autres que ceux visés par la loi de 1996 ne dérapent. Il faudrait pour cela des circonstances exceptionnelles et un désaccord profond et persistant entre partenaires sociaux. On n’en est pas là.

En réalité, le problème réside ailleurs. Il est avant tout moral. Lorsque la rémunération de certains grands patrons est 30 fois plus élevée que le salaire minimum, on se dit que ces écarts dépassent les bornes. D’ailleurs le vent de la contestation se lève un peu partout. Même en Suisse, où plane la perspective d’un référendum sur la hauteur des salaires des top managers. Chez nous aussi, les politiques font mine de monter au créneau. Comme c’est le cas à chaque publication des rapports annuels des entreprises dévoilant les salaires des dirigeants. Le PS revient ainsi à la charge avec sa proposition de créer… un Observatoire de la gouvernance d’entreprise. Une manière, sans doute, de se donner bonne conscience.

Il est vrai que nul ne songe encore sérieusement à plafonner d’autorité les émoluments de ces big boss. La complexité de leur fiche de paie ne faciliterait pas la tâche : ce sont les bonus, cette partie variable de la rémunération versée sous diverses formes, qui sont surtout gagnés par la flambée. Il reste à parier sur le sens de la mesure de la part des dirigeants eux-mêmes et surtout de leurs actionnaires… Des comités de rémunérations sont prévus pour encadrer les appétits salariaux. Des administrateurs présumés  » indépendants  » y sont censés modérer les folies des grandeurs.  » Avoir la force de caractère pour s’opposer à l’actionnaire de contrôle est une notion toute relative « , tempère notre interlocuteur anonyme. Allergique à toute velléité d’ingérence dans ses affaires, le monde de l’économie et de la finance s’est empressé de vouloir jouer lui-même la carte de la transparence. La commission dite Lippens (du nom du président du conseil d’administration de Fortis) recommande des règles de bonne gouvernance, au travers d’un code de bonne conduite. Mais cette commission traîne les pieds, avant de se questionner sur l’opportunité de juguler des revenus aussi mirobolants. Il est vrai qu’en son sein siègent plusieurs de ces patrons fort bien rémunérés. Le travailleur de base, lui, est invité à ne pas comparer sa paie avec celles des mandarins financiers.  » On n’est vraiment pas dans le même registre « , poursuit le membre de la commission Lippens. Car, paraît-il, un  » talent  » ne connaît pas de frontières, se recrute et se conserve à prix d’or… l

Pierre Havaux

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