Two Places propose une collaboration avec le rappeur Zediam et la chanteuse soul Monique Harcum. © Gregory Vlieghe

Big Band Bang

Grande formation par le nombre d’instrumentistes et de talents réunis, le BJO – Brussels Jazz Orchestra – défie une fois de plus sa gravité première. Sur un nouvel album mixé de rap et de soul.

 » J’ai collaboré trois fois avec le BJO, dont un projet de reprises de Brel, paru en 2016. Dix ans auparavant, j’avais reçu un coup de fil de son fondateur, Frank Vaganée, me proposant de travailler avec le groupe: j’ai dit oui d’emblée parce que je m’étais déjà rendu compte qu’il était l’un des meilleurs big band au monde. Pas juste en Belgique ou en Europe! Le BJO peut aborder tous les styles, parce que c’est la qualité qui prime: si un des musiciens ne convient pas, il est immédiatement remplacé. Quand je travaille avec cette formation, je peux tout avoir, même un meilleur son que celui que j’ai dans ma tête. Sans arrogance ni fausse modestie. » Connu pour son niveau d’exigence, David Linx, chanteur bruxello-parisien, ne tarit pas d’éloge sur le grand ensemble bruxellois.

Notre identité s’est forgée au fil du temps et des rencontres.

Fondé en 1993, le BJO aborde, au fil des décennies, la multiplicité des répertoires, de Thelonious Monk à Gil Evans en passant par Porgy & Bess. Sans oublier la participation à la BO de The Artist, le célèbre film de Michel Hazanavicius . Voilà non seulement une façon de revisiter la brillante histoire des musiques américaines mais aussi de l’étendre, d’en dissoudre les frontières et d’en effacer les genres. Sans compter qu’au long d’environ vingt-cinq projets discographiques, certaines expériences en concert ne sont jamais enregistrées.

Fondé en 1993, le BJO aborde la multiplicité des répertoires.
Fondé en 1993, le BJO aborde la multiplicité des répertoires.© Marco Mertens

S’il faut quelques repères supplémentaires, le BJO se produit avec le big band de Wynton Marsalis à Bozar en 2020 (juste avant la pandémie), invite Philip Catherine ou Maria Schneider, collaboratrice essentielle du Bowie dans sa dernière ligne droite. Et l’orchestre rend aussi hommage à l’Afrique et à l’Argentine dans des associations précieuses. Dieter Limbourg, son producteur et l’un de ses compositeurs principaux, témoigne: « La sonorité européenne du BJO est difficile à expliquer. Le jazz n’est pas notre langage maternel, ce qui peut vouloir dire que cela nous donne sans doute moins de contraintes naturelles. Notre identité s’est forgée au fil du temps et des rencontres. »

C’est dans les années 1990 que Dieter Limbourg, saxophoniste de 50 ans, découvre le BJO lors de concerts au Sounds, éminent club bruxellois. « Je suis arrivé au BJO en 1999, se souvient-il, et me suis trouvé dans la demi-douzaine de personnes écrivant pour le band. Il s’agit d’un processus spontané où, finalement, le directeur artistique, Frank Vaganée, finit toujours par décider des projets. Dont beaucoup n’ont été joués qu’une paire de fois, comme cette formidable rencontre avec des musiciens de flamenco. L’important, c’est de ne pas se répéter. Le BJO est une palette de couleurs, tout en gardant le son qu’a l’orchestre depuis 1993, c’est-à-dire particulier. »

Au détour de la conversation, apparaissent des galons pas forcément mis en avant. Par exemple, la collaboration du BJO avec Kenny Werner, pianiste-accompagnateur historique de Toots Thielemans, offrant des prestations live aux Etats-Unis, territoire peu ou pas fréquenté par les artistes belges.

Anvers – Nigeria

Si on voulait simplifier le pitch, voilà une formation intimement jazz, y compris pour ceux qui n’aiment pas forcément le genre royal lié à Duke Ellington, Miles Davis ou John Coltrane. Mais du jazz au-delà du jazz. L’actu du BJO s’incarne dans Two Places (1), récent album qui propose une collaboration avec la chanteuse soul Monique Harcum, le rappeur Zediam et les mixes platinés de DJ Grazzhoppa. Un marquage au corps dès le premier titre logiquement baptisé The Beginning : dix-neuf instrumentistes, pas moins, y dressent un sacré Lego sonore. Hanchistes à plein rendement, trombones gourmands et trompettes fluviales. Et puis, aussi, ces guitares qui électrisent le big band.

Big Band Bang

Ces confluences se développent au fil des dix titres de l’album où la section rythmique guide des musiques, notamment enrichies par les claviers, comme le profond orgue Hammond de Travelling Into Time, Pt.II. Mais à l’instar d’un puzzle se dessinant au fur et à mesure, le BJO ajoute des pièces au fil du disque. On connaît déjà le sens du remix, du sample et des platines de DJ Grazzhoppa, turntablist, et sa capacité à s’inscrire dans le magma instrumental. Ses interventions ressemblent à de la microchirurgie, une façon tactile de s’immiscer dans un courant. Comme le font le rappeur Zediam, afro-flamand au groove parfaitement anglophone, et la vocaliste Monique Harcum. Touche de soul et de féminité afro-américaine qui, là encore, sonne juste. Avec le quota d’émotions nécessaires.

Dieter Limbourg recadre l’aventure de Two Places : « On a commencé par des concerts, il y a quatre-cinq ans, avec la bénédiction du KVS (le Théâtre royal flamand, à Bruxelles). L’idée était d’associer de jeunes artistes et leurs musiques à notre big band. Dans une forme de laboratoire… Et puis, est apparu le désir de faire un nouvel album au coeur du BJO, notamment avec Zediam, Anversois originaire du Nigeria. Il a fallu trouver une place pour le live où rien ne s’arrête, poursuivant une continuité musicale logique. » Mine de rien, le BJO, en ajoutant un bassiste électrique et des claviers, synthés en tête, doit ici retrouver une chimie naturelle.

Le surdoué Werner Pensaert fait formidablement tenir le disque grâce à un ensemble parfaitement mixé entre tous les instruments et les interventions des platines, du rap, des vocaux. De façon pragmatique, le BJO, selon Dieter Limbourg, envisage des concerts à l’automne prochain. Avec, pour la route, une considération d’époque, c’est-à-dire économique: « Même si on est soutenus par la Communauté flamande – sans elle, ce serait impossible – les musiciens du BJO ne viennent pas pour gagner de l’argent mais pour participer à une proposition différente, dirigée par l’intérêt premier pour la musique. »

(1) CD Two Places sur le label du groupe. Le (double) vinyle sortira en juin.

Infos: brusselsjazzorchestra.com

Pour les rappeurs, les jazzmen historiques, dont Miles Davis, incarnent une forme de résistance à l'arrogance blanche et au racisme.
Pour les rappeurs, les jazzmen historiques, dont Miles Davis, incarnent une forme de résistance à l’arrogance blanche et au racisme.© getty images

Outre-jazz

Né à la fin du XIXe siècle, le jazz est d’emblée une musique composite, mixant les influences du ragtime, des marching bands, du negro spiritual, de la biguine antillaise et du blues. Depuis plus de cent ans, cette vocation à s’imprégner de sonorités multiples n’a jamais cessé. En retour, les autres musiques vont largement utiliser le jazz, comme si tout cela n’était au fond qu’un échange de bons procédés entre genres vivants. Le jazz imprègne donc le répertoire chanson : du crooning de Frank Sinatra – ami et partenaire de Count Basie – à celui d’un Nougaro célébrant Le Jazz et la java.

Mais au-delà de toutes ses perméabilités, de ses innombrables participations aux BO du cinéma international, de Cassavetes à Woody Allen, le jazz retrouve une ixième vie, totalement contemporaine, lorsqu’il rencontre le hip-hop. Un double phénomène se produit: pour les rappeurs, les jazzmen historiques, de Duke Ellington à Miles Davis en passant par Charlie Parker et John Coltrane, incarnent une forme d’héroïsme, de résistance à l’arrogance blanche et au racisme, de bravoure black intemporelle. D’élégance sartoriale comme de provoc face aux normes. Respect, donc, mais pas seulement.

Pour nourrir les sonorités nées dans le South Bronx new-yorkais – officiellement avec DJ Kool Herc en 1974 -, les pionniers du rap vont aussi directement ponctionner le jazz, en le samplant abondamment, alors que la technique qui consiste à échantillonner un bout de son est nouvelle et excitante. D’où un nombre incalculable de titres hip-hop utilisant un jazz plus ou moins contemporain. De La Soul et un morceau des Blackbyrds/Donald Byrd ( Dreaming About You) et puis les stars Kanye West, Kendrick Lamar, Flying Lotus, allant tous piocher dans le catalogue Blue Note, ou encore, Jay-Z, pêchant des morceaux dans des sons de Nina Simone, Jimmy Smith, Quincy Jones, Ahmad Jamal ou Bobby Byrd. Recyclages plus ou moins probants ou réussis, plus ou moins voleurs ou créatifs, pas forcément connus du public qui, logiquement, absorbe un morceau sans forcément en connaître ses racines, son histoire.

Au fil des décennies, cette entreprise d’emprunt/achat se réglera entre avocats internationaux, parfois à coups de très gros chèques. Mais il y a aussi d’autres associations moins comptables: le live. L’idée que le rappeur ne doit pas forcément se contenter d’être accompagné par un DJ solitaire a fait son chemin. Et de Roméo Elvis, se faisant accompagner d’un vrai band lors de sessions sur Radio Nova, à l’extraordinaire concert donné à Couleur Café en 2013 par Mos Def et le Robert Glasper Band, le futur des aventures jazz, passe sans nul doute, par le live.

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