© Céline Nieszawer

« Bien ou mal se sentir dans une place dépasse la dimension matérielle »

Amicale, familiale, amoureuse, sociale, professionnelle ou existentielle, la place qu’on occupe dans nos vies est nécessairement plurielle. Dans Etre à sa place, la philosophe Claire Marin explore ce concept dans toutes ses dimensions.

 » Dans le XIVe, personne nous emmerde. » Peut-être Claire Marin avait-elle en tête cette savoureuse boutade de Michel Audiard quand, malgré notre tentative de l’attirer vers le remuant Quartier latin, elle préféra nous inviter dans son appartement niché au dernier étage d’une paisible rue dudit arrondissement parisien. Cette inclinaison à la pudeur et à la discrétion trahit certainement la manière d’être ou, comme dirait son maître à penser Pierre Bourdieu, qu’elle cite affectueusement lors de cet entretien, l’habitus de cette transfuge de classe qui goûte visiblement peu les mondanités et les mises en scène de la vie quotidienne, leur préférant les espaces clos et intimes, là où les conversations se font plus sincères et la dialectique des échanges plus intense. Car pour Claire Marin, l’endroit, le lieu, la « place », est plus qu’un sujet de prédilection. C’est un objet de réflexion existentiel, politique, social et philosophique. Jusqu’à en faire le thème de son dernier livre, Etre à sa place (1). Entre quête existentielle et reconnaissance sociale, rencontre avec une philosophe inclassable.

Pour réussir à entrer de plain-pied dans un milieu social très différent du sien, on ne peut faire l’économie d’une rupture radicale – du moins dans un premier temps.

La question de la « place » est présente en filigrane dans votre précédent essai Rupture(s). Pourquoi l’approfondir dans ce nouveau livre?

Ce que j’avais abordé dans Rupture(s), c’était ce qui peut nous faire perdre une place à laquelle on tient. Je m’étais surtout concentrée sur les places qu’on perd, et la violence que cela implique. Par exemple, quand on se rend compte qu’on est facilement remplaçable, c’est un sentiment assez violent. Cela se perçoit aussi dans les configurations de groupe, les recompositions familiales, etc. On s’aperçoit qu’on n’est pas irremplaçable. A vrai dire, la question de la « place » m’intéressait depuis bien longtemps. Ecrire Rupture(s) m’a surtout permis de m’emparer de cette question autour de laquelle j’ai souvent tourné sans jamais pouvoir la thématiser. Etant philosophe de formation, il m’était difficile de m’en saisir parce qu’il ne s’agit pas d’un concept philosophique à part entière – alors que ça l’est en sociologie et en psychologie. En philosophie, on l’aborde plutôt par le biais de la reconnaissance ou de la relation à autrui.

Une mauvaise place peut être un lieu où l'on étouffe, parce qu'on est trop ou...
Une mauvaise place peut être un lieu où l’on étouffe, parce qu’on est trop ou… « de trop ».© belga image

Dans quelle acception faut-il entendre le terme « place »? Géographique? Matérielle? Sociale? Symbolique?

D’abord dans un sens géographique et matériel. La place dans laquelle on vit est porteuse de beaucoup de sens. On peut s’y sentir bien ou mal. Je pense, par exemple, au film sud-coréen Parasite (NDLR: réalisé par Bong Joon-ho, Palme d’or à Cannes en 2019), où la famille « parasite » vit dans un espace qui sera inondé par des pluies torrentielles. Cela illustre de manière éloquente ce que peut être une mauvaise place: un lieu qui n’est pas vivable parce qu’on y étouffe, parce qu’on est trop, parce qu’on est considéré par les autres comme « de trop ». Cette question géographique et matérielle des lieux a été rendue particulièrement sensible par le confinement. Chacun de nous s’est retrouvé face au luxe ou à l’exiguïté de l’espace où il vit et s’est vu obligé de s’interroger sur les endroits qu’il avait l’habitude de fréquenter quotidiennement. Le lieu où l’on habite est aussi représentatif d’une certaine place sociale. Habiter « d’un côté ou de l’autre de la rue », cela peut être extrêmement valorisant ou stigmatisant. Au sens spatial, la question de bien ou mal se sentir dans une place, d’en faire un refuge ou une prison, se pose également en des termes qui dépassent la dimension matérielle: un lieu peut être habité de mauvais souvenirs, au point d’en devenir invivable. Ce sont ces différentes acceptions, qui reflètent la variété et la richesse d’un vécu, qui m’ont intéressée.

Votre essai est traversé par une dialectique entre le besoin de s’enraciner et l’envie de nomadisme. Comment faire la synthèse de ce double désir, qui peut paraître antinomique?

Là encore, pendant le confinement, on s’est rendu compte de notre besoin de mouvement, de notre rapport aux endroits qu’on partage et de notre attachement à l’espace public. On était contents d’être débarrassés de certains déplacements, parce qu’ils nous sont imposés, mais a surtout réalisé qu’on avait besoin de passer d’un espace à un autre. Le mouvement physique entraîne une dynamique psychique et intellectuelle: tout ce qu’on rencontre, les « petits » événements qui font les accidents de nos journées, sont aussi des manières d’être stimulé. S’agissant de l’existence au sens large, même si on est très fixe ou enraciné (si on passe plusieurs années dans la même ville, ou dans le même couple, etc.), en réalité, intérieurement, on est toujours en mouvement. Dès lors, la question qui se pose est de savoir comment réagir à ce mouvement: on l’étouffe parce qu’il nous inquiète? Ou on l’accueille et on en fait un principe créateur?

Trouve-t-on sa place à un moment donné ou s’agit-il d’un processus de recherche permanent, infiniment renouvelable?

J’estime qu’on occupe plusieurs places à la fois, car on est toujours pris dans différentes relations: affective, amoureuse, amicale, etc. Dans certains types de relations, je peux avoir le sentiment d’avoir trouvé ma place et en même temps l’inquiétude de la perdre. Alors, certes, il existe peut-être des places qu’on occupe sur le long terme: par exemple, au sein d’une famille, on peut espérer que les liens durent mais, même si c’est le cas, ils restent « évolutifs », au sens où plus on avance en âge, plus nos rapports avec nos amis, nos proches, évoluent. Finalement, être à sa place, c’est soit pouvoir se dire « ici je me sens bien et légitime car les autres m’ont accordé la reconnaissance dont j’ai besoin », soit accepter que même si elle est travaillée d’inquiétude et d’incertitude, on la valide comme étant celle qu’on veut occuper. Je pense donc qu’ être à sa place peut prendre deux formes: le calme et la sérénité, ou l’enthousiasme. On reproche parfois à celui qui échappe au déterminisme social d’avoir trahi son milieu, renié ses origines. Comment concilier « fidélité » et aspiration à changer de place? C’est la vraie question. A mon sens, le problème n’ est pas « qui trahit? » mais « qui se sent trahi? ». Souvent, il n’y a chez la personne qui cherche sa place aucune intention de trahir, mais plutôt une intention de partir. Le départ peut être interprété comme un geste qui dévalorise ceux qu’on quitte alors que s’en aller vers d’autres horizons n’équivaut pas à les mépriser. Il est difficile de faire comprendre qu’on peut avoir différentes appartenances. Je le répète et j’insiste là- dessus: la question de la trahison surgit davantage chez ceux qui se sentent quittés que chez celui qui part. En ce sens, le départ apparaît comme un rejet là où il est juste un geste de libération. Cela traduit aussi l’enfermement dans lequel on se trouvait, si les autres tiennent à ce point à nous retenir. La question est de savoir pour quelles raisons le fait de partir paraît si intolérable aux yeux des autres. Quels sont les affects qui rentrent en jeu? S’agit-il de l’envie? De l’inquiétude? Sans doute, bon nombre de sentiments mêlés. Parfois, c’est très paradoxal. Ainsi, des parents souhaitent que leur enfant parte, mais quand il le fait, ils le supportent mal. L’ autrice Annie Ernaux l’exprime bien: « Ils voulaient que je sois mieux qu’eux, mais en devenant mieux qu’eux, forcément j’allais les trahir. » C’est une injonction contradictoire, quasi impossible à résoudre.

A mesure qu'on approche la place idéalisée, on voit apparaître les fêlures du tableau, concède Claire Marin.
A mesure qu’on approche la place idéalisée, on voit apparaître les fêlures du tableau, concède Claire Marin.© belga image

Est-il devenu plus aisé de changer de place dans nos sociétés contemporaines que dans les plus anciennes? Demeure-t-il des obstacles invisibles?

Nul besoin de remonter aux sociétés anciennes pour voir la différence. Il est évident qu’il est plus facile pour une femme aujourd’hui de se faire une place dans le milieu du travail que dans la génération précédente. Si c’est plus simple, c’est en partie parce qu’on part de loin et qu’il y avait de nombreuses étapes à rattraper. Mais il faut relativiser: oui, se faire une place dans nos pays occidentaux, privilégiés, riches et à peu près démocratiques devient davantage possible. Cependant, on ne peut pas nier que des résistances persistent, des barrières invisibles: pour une jeune femme noire ou maghrébine, ce sera bien entendu plus difficile que pour moi qui suis blanche. Il y a aussi des carrières plus accessibles pour les femmes: dans les métiers de l’enseignement et du soin, on présuppose qu’elles ont une espèce de don naturel. Mais pour des postes de pouvoir, ce sera nettement plus compliqué. Il reste des préjugés tenaces et enracinés.

Il y a un risque à penser sa place en termes d’identité, car on voit les crispations qui se jouent autour de ce mot. Dans la place que l’on occupe, il y a toujours une multitude d’identités.

Un changement de place doit-il s’opérer de manière radicale et irréversible ou se conclure par un retour – un peu comme dans le roman de Didier Eribon, Retour à Reims?

Je pense que pour réussir à entrer de plain-pied dans un milieu social très différent du sien, on ne peut faire l’économie d’une rupture radicale – du moins dans un premier temps. Il s’agit d’une étape nécessaire. C’est éprouvant de réussir à intégrer un nouveau milieu social: cela passe par l’apprentissage de nouveaux codes, d’un nouveau langage, d’une nouvelle manière d’être. Changer demande tellement d’efforts qu’on a besoin de rompre avec le milieu d’origine. Donc, oui, il y a un moment assez radical. Mais je crois qu’au fur et à mesure qu’on s’y enracine, les idées idéalisées qu’on s’en faisait tombent. Le sociologue Pierre Bourdieu le dit bien: on a tellement fait pour accéder à ce milieu qu’on avait magnifié qu’on est le plus lucide à son égard, le mieux placé pour repérer ses faux-semblants, ses hypocrisies et ses angles morts. Cette distance qui reste la nôtre, parce qu’ « on vient de loin », permet, a posteriori, de reconnaître ce qu’il y avait de bien dans notre milieu d’origine – du point de vue des valeurs notamment. Je pense donc qu’après la rupture radicale, il peut y avoir réconciliation. Reste à savoir sous quelle forme. Chez Pierre Bourdieu, cela passe par le biais de son travail universitaire: il a pris son milieu d’origine modeste pour objet d’étude, et l’a ainsi valorisé dans un cadre académique où il n’était, jusque-là, pas considéré comme objet « noble ». La philosophe Chantal Jaquet, elle, défend une sorte de « bilinguisme »: on peut se sentir à l’aise dans les deux sphères après avoir acquis les manières d’être de chacune. On retrouve les plaisirs de l’une en appréciant certains aspects de l’autre. En un sens, c’est la façon la plus joyeuse de concilier les choses. Chez Annie Ernaux, le lien qu’elle garde avec son milieu d’origine transparaît dans sa plume. Sa langue « plate » est bien la marque de son origine modeste.

Votre écriture se veut elle aussi sobre, pudique, et surtout, accessible. Porte-t-elle également les traces de vos origines sociales?

En effet. La frustration quand on écrit des livres de philosophie, c’est qu’on n’est presque pas lu. Il arrive que les études de philo soient perçues comme inutiles, luxueuses, ou comme une sorte de plaisir intellectuel égoïste, alors qu’il me semble que dans le questionnement philosophique, on retrouve quelque chose qui résonne chez tout le monde. Je me suis dès lors interrogée: pourquoi cette discipline qui, en théorie peut parler à chacun parce qu’elle touche à des questions existentielles, nous est-elle devenue si éloignée? L’ écriture ardue des philosophes me semble être un élément de réponse. Ayant grandi dans un milieu qu’on ne peut pas qualifier d' »intellectuel », j’ai vite constaté, quand je suis arrivée à l’Ecole normale supérieure, l’écart entre mon niveau de langage et celui de mes condisciples. Je me sentais pauvre, de ce point de vue. Ce qui était un stigmate est devenu un style – c’est l’imposture principale de mon écriture (rires). Au-delà de cet aspect, j’aime l’idée d’être lue tant par mes parents, mes cousins, ma voisine, que par des collègues à l’université. Par un public large et varié.

Vous le dites, la place pour laquelle on s’est battu est rarement conforme à l’image qu’on s’en faisait. Cette désillusion est-elle inéluctable?

La désillusion est en effet une notion importante. Je regrette d’ailleurs de ne pas en avoir parlé – pas assez, du moins. La désillusion est généralement à la mesure de l’illusion qui nous a porté. Réussir l’ascension est un chemin si difficile et coûteux qu’il faut, pour se lancer, qu’il y ait derrière une irrésistible puissance d’attraction. Et pour que ce désir soit si fort, il y avait certainement quelque chose de l’ordre du fantasme. A mesure qu’on approche la place idéalisée, on voit apparaître les fêlures du tableau.

Selon vous, quelle est la traduction politique de la question de la place? Se joue-t-elle sur le terrain de l' »identité »?

Je pense qu’elle se joue plutôt sur celui de la reconnaissance. Il y a un risque à penser sa place en termes d’identité, car on voit les crispations qui se jouent autour de ce mot aujourd’hui. Dans la place que l’on trouve, que l’on occupe, il y a toujours une multitude d’identités. Une identité est déjà une combinaison. Je pense que la question de la place, en politique, est aussi une question d’hospitalité, entendue au sens large: à qui en fait-on une dans notre société et à qui la refuse-t-on? Et comment? En parlant d’hospitalité, on pense aux réfugiés et aux migrants. Si on prend cet exemple, on se rend compte que faire une place à quelqu’un ne se limite pas à lui trouver une chambre où dormir. Une place, c’est quelque chose qui dure: elle relève autant de l’espace que du temps. On doit assurer la scolarisation des enfants, les conditions d’apprentissage de la langue… Cela passe aussi par la question de la reconnaissance. J’apprenais ce midi qu’on a proposé à une jeune informaticienne ukrainienne de faire la mise en rayon dans un supermarché de 5 heures du matin à 15 heures. Il y a parfois une brutalité dans ce qu’on appelle un « accueil » et faire une place à quelqu’un.

(1) Etre à sa place. Habiter sa vie,

habiter son corps, par Claire Marin, L’ Observatoire, 240 p.

Bio express

1974

Naissance, à Paris, le 14 novembre.

2003

Soutient sa thèse en philosophie à l’université Paris-Sorbonne.

2008

Prix littéraire de l’ Académie de médecine pour son premier livre, Hors de moi (éd. Petite collection).

2019

Publie Rupture(s) (L’ Observatoire), et rencontre un large succès.

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