Bethléem, terre chrétienne

Les Palestiniens chrétiens subissent à la fois le joug d’Israël et un déficit démographique inexorable au profit des musulmans. Mais l’étouffement par l’Etat hébreu pèse sur leur destin bien plus que la menace islamiste. Rencontre avec les derniers chrétiens de Bethléem

De nos envoyés spéciaux

Dans le salon familial, l’horloge égrène lourdement les secondes comme un compte à rebours inéluctable. Adel Handal, lui, égrène son chapelet de perles jaunes en couvant des yeux sa femme Saka et ses quatre enfants, à qui il a donné des prénoms de la Bible. Ce coiffeur pour dames de 41 ans est déprimé.  » Le Vatican devrait nous donner des cartes d’identité « , dit-il calmement. La famille Handal est catholique mais, pour les autorités israéliennes, ce ne sont que des Arabes.  » Personne ne fait rien pour nous aider « , soupire Adel. Alors, il rêve tout haut à cette improbable carte d’identité vaticane qui lui ouvrirait une brèche dans le mur…

Il y a cinq ans, les chrétiens de Bethléem s’apprêtaient à fêter le Noël du jubilé dans une ville restaurée, parée pour recevoir avec faste les pèlerins du monde entier. Mais les promesses de l’an 2000 se sont muées en cauchemar avec l’éclatement de l’Intifada trois mois avant le 25 décembre et la répression israélienne, ses bombardements et ses incursions. Au printemps 2002, le siège de l’église de la Nativité par l’armée de l’Etat hébreu a mis à genoux toute la population, soumise à un couvre-feu de quarante jours consécutifs. Les activistes musulmans retranchés sur les lieux mêmes qui, selon la tradition, ont vu naître Jésus et où Constantin a donné l’ordre de construire une église, se sont rendus après trente-huit jours, marquant peut-être un tournant dans les relations entre musulmans et chrétiens.

 » La vie est dure « , Adel Handal ne s’en cache pas. Sa clientèle, exclusivement chrétienne puisque les femmes musulmanes ne peuvent se montrer tête nue à un homme, se fait rare. Les terres de la famille, qui portaient olives et fruits, ont été confisquées par l’occupant pour y construire des colonies et des routes réservées aux seuls Israéliens. L’huile d’olive, que la famille Handal doit maintenant acheter cher, a un goût amer.

Mais cette amertume se tourne aussi vers les musulmans.  » Le Hamas et le Djihad islamique veulent instaurer un Etat régi par la loi islamique, dans lequel les chrétiens n’auraient le choix qu’entre la conversion ou le départ, explique Adel. Et puis, la deuxième Intifada a été une grosse erreur. Notre religion interdit de tuer « , dit-il en allusion aux attentats-suicides. Cinq ans d’Intifada ont accéléré les spoliations des terres autour de Bethléem et, donc, des familles chrétiennes, et vu surgir le  » mur antiterroriste  » qui enferme aujourd’hui aussi bien chrétiens que musulmans.

Le mur, Bassem Khoury vit le nez dessus. Il se dresse, insolent, à 5 mètres de sa porte d’entrée, lui obstruant la vue et la vie.  » Il y a beaucoup de murs par ici « , ironise-t-il. Cet architecte quinquagénaire a dirigé la restauration de Bethléem, en vue de l’an 2000, à la tête d’une équipe de 15 ingénieurs et architectes. Aujourd’hui, les bureaux sont vides. Située en plein c£ur du quartier de la tombe de Rachel, la maison a été plusieurs fois la cible des soldats israéliens. Cet architecte renommé a dès lors loué un appartement pour mettre sa famille à l’abri, à trois minutes en voiture de chez eux.  » Ce quartier est considéré comme l’entrée historique de Bethléem, c’était l’un des meilleurs de la ville, avec ses restaurants, ses boutiques de souvenirs et ses belles villas.  » Une entrée désormais murée par les forces d’occupation. La rue principale, que foulaient autrefois touristes et pèlerins, est devenue le domaine réservé des entrepreneurs israéliens et de leurs bulldozers. Le mur s’érige partout, sur huit mètres de hauteur, tout près des maisons.  » Soi-disant pour des raisons de sécurité, mais dans ce quartier pas une pierre n’a été jetée sur un soldat israélien « , affirme Bassem Khoury. Dans quelques semaines, il ne pourra même plus sortir ou entrer sa voiture dans le garage : l’accès sera impossible. Quarante-cinq familles vivent directement sous le joug de l’armée israélienne, qui n’hésite pas à punir ceux qui se confient aux journalistes.

Le Hamas, nouvelle donne politique

Dans le même quartier, les trois frères Nasser dirigent ensemble l’entreprise familiale de fabrication de tissus. Hanna Nasser, 70 ans, a passé trente-trois ans à la mairie de Bethléem, d’abord comme adjoint au maire, ensuite comme maire de 1997 à 2005. Le mur se dresse au fond de la propriété des Nasser, expropriés de force comme d’autres familles.  » Israël veut voler le plus de terrains possible et le plus vite possible, affirme Hanna Nasser. Leur plan est clair, il se voit. Les Israéliens ont quitté Gaza pour mieux coloniser la Cisjordanie.  » A Bethléem, les terrains appartenaient tous à des familles chrétiennes.  » Cent vingt familles se retrouvent spoliées par Israël « , précise l’ancien maire. Une nouvelle colonie va encore voir le jour entre Gilo, construite sur des terrains confisqués par Israël au début des années 1970, et ce quartier de la tombe de Rachel, arraché aux Palestiniens ces derniers mois.

Hanna Nasser lui aussi met en cause l’Intifada.  » Militariser la révolte a constitué une grande faute, c’était une opportunité en or pour le gouvernement d’Ariel Sharon « , affirme, désabusé, l’ancien premier magistrat de Bethléem. Et que pense-t-il de la nouvelle donne politique ?  » Le Hamas ne m’inquiète pas, c’est la démocratie « …

Un avis que ne partage pas du tout Jihane Anastase, échevine des Affaires sociales pendant huit ans. Elle a vu comment le Hamas s’est immiscé dans les problèmes sociaux.  » Dès 2000, des femmes en difficulté me disaient avoir reçu de l’argent du Hamas et moi, je faisais ce que je pouvais avec le budget qui m’était imparti par l’Autorité palestinienne.  » Celle qui fut la première femme élue conseillère municipale en Palestine comprend vite la stratégie du parti islamiste.  » Quid d’un Etat laïque si le Hamas arrive au pouvoir ?  » s’interroge Jihane. Elle a quitté ses fonctions quelques mois avant les élections municipales de mai dernier, qui ont consacré le succès politique du Hamas. Cinq conseillers sur les sept dévolus aux musulmans sont issus de ce parti. Huit conseillers – la majorité – sont automatiquement issus des communautés chrétiennes. Le maire est d’office un chrétien. C’est ainsi depuis un ordre présidentiel de Yasser Arafat, pris en 2003 pour garantir la présence des chrétiens au sein du conseil municipal.  » Le Hamas et la droite israélienne au pouvoir en même temps, ça va être la catastrophe « , prédit l’ancienne échevine en grillant une cigarette après l’autre. Les élections législatives sont prévues le 26 janvier prochain.

Un nouveau-né chrétien pour 13 musulmans

Dans leurs couveuses, les bébés prématurés qui dorment sous haute surveillance n’ont pas encore conscience de leur identité. La Sainte-Famille, hôpital fondé il y a 125 ans par les s£urs de Saint-Vincent-de-Paul et aujourd’hui géré par l’ordre de Malte, dispose d’un service prénatal ultramoderne, en plus de la maternité.  » Il n’y a pas de statistiques officielles, explique le Dr Jacques Keutgen, directeur général et ancien chef du service pédiatrique de l’hôpital d’Eupen. Nous évaluons entre 7 et 10 % seulement le taux de nouveau-nés chrétiens.  » Les familles chrétiennes font 3 à 4 enfants, au grand maximum, alors que les familles musulmanes continuent d’en faire 10 ou 12. Mais ce qui inquiète le médecin belge, c’est l’augmentation des naissances prématurées et leurs complications, qu’il impute directement à la situation provoquée par l’occupation.  » Les angoisses dues aux incursions et aux couvre-feux, l’enfermement et la pauvreté ont une incidence évidente sur la santé des femmes enceintes et leurs bébés « , affirme le médecin.

Dans l’autre aile du bâtiment de la Sainte-Famille, au premier étage, S£ur Sophie a beaucoup à raconter.  » Je m’occupe des gens sans droit, c’est-à-dire les femmes et les enfants « , explique cette religieuse septuagénaire venue du Liban il y a longtemps. Il y a de plus en plus d’enfants abandonnés, le plus souvent par une mère célibataire ou veuve, et que s£ur Sophie est la seule à recueillir. La morale tranche impitoyablement le sort des  » enfants du péché « . Anonymes, ces bébés sont considérés automatiquement comme musulmans et non adoptables, l’adoption n’existant pas dans l’islam. Ainsi en a décidé l’Autorité palestinienne.  » Je n’ai jamais reçu un sou de l’Autorité palestinienne  » : S£ur Sophie se bat au quotidien pour maintenir à flot son orphelinat et ses 25 petits pensionnaires, dont certains sont probablement nés chrétiens. La montée de l’islamisme, la religieuse la vit au quotidien.  » Les musulmans pensent que nous sommes du côté des Juifs, surtout depuis la guerre en Irak. Il est possible de parler avec eux individuellement, mais la masse…  » Les voisins ont de bonnes relations entre eux mais la multitude musulmane inquiète les chrétiens. S£ur Sophie nuance :  » Nous les chrétiens sommes par contre gênants pour les Israéliens, car nous dénonçons les barrages où l’armée traite les Palestiniens de façon inhumaine.  »

Gare aux absents

Jeries Khalil ne quitte plus guère sa maison. Confortablement installé dans l’un des fauteuils en velours vert de son salon cossu, ce pharmacien retraité en veut beaucoup à l’Autorité palestinienne,  » très corrompue « . Voilà treize ans qu’il essaie de récupérer un terrain de 2,5 hectares, approprié sans vergogne par un homme d’affaires palestinien, proche du pouvoir. Il demande à son épouse de sortir l’épais dossier constitué au fil des plaintes et des audiences au tribunal. En vain.  » La plupart des officiers de police et des juges sont corrompus « , se lamente cet homme de 77 ans qui voulait vivre ses vieux jours en paix. Tous ses gains réalisés à la pharmacie, il les a investis pendant des années dans l’achat de terrains, pensant agir à long terme. Un patrimoine grignoté au fil des années, essentiellement par l’Etat hébreu et puis, un comble, par un compatriote.

Son histoire est révélatrice d’un autre phénomène, assez récent à Bethléem. Les familles musulmanes, de plus en plus nombreuses, s’installent sur des terrains appartenant aux chrétiens, y construisent une maison, voire un parking. Les propriétaires vivent à l’étranger, parfois depuis de longues années et les héritiers sont tellement nombreux que l’un d’eux vend parfois le terrain sans en avertir les autres.  » Ces tensions entre les deux communautés sont surtout révélatrices d’un espace qui se rétrécit de plus en plus à l’intérieur du mur « , analyse le père Jamal Khader, directeur du département des études religieuses à l’université de Bethléem. Ce prêtre franciscain refuse de stigmatiser la communauté musulmane :  » Que faites-vous des tensions entre grecs orthodoxes et catholiques, des tensions entre les musulmans du Fatah et ceux du Hamas, entre les villages environnants, entre les familles ? Les gens vivent comme dans une prison, les tensions sont logiques.  » Les étudiants qui patientent devant son bureau sont inscrits dans la section de théologie. Ils ont 20 ans et certains n’ont jamais vu Jérusalem, pourtant située à 10 kilomètres seulement, et encore moins Nazareth. Les autorités militaires israéliennes refusent souvent d’accorder le permis de sortir qui permettrait à ces jeunes chrétiens de visiter les lieux saints.  » Ici, il n’y a pas de futur, pas de changement possible, sauf pour le pire…  »

L’exil pour vivre libre

Les jeunes n’ont qu’une obsession : traverser le mur, fuir l’enfermement, rejoindre des parents déjà exilés, en Amérique ou ailleurs, mais vivre libre. Le fils d’Hanna Nasser vit à Amman, en Jordanie. Les quatre enfants de Jeries Khalil vivent l’un en Suède, l’autre au Canada, les deux derniers aux Etats-Unis. Les sept frères et s£urs de Bassem Khoury vivent à l’étranger. De ses 3 enfants, l’un est à Lille, l’autre à Paris et le troisième à Washington.

En 1948, 95 % des habitants du district de Bethléem étaient chrétiens. Ils étaient 65 % en 1976. Et sont environ 35 % en 2005. Combien seront-ils dans vingt ans ?

Les enfants d’Adel et Saka Handal sont sagement assis dans le canapé. Issa, Myriam, Joseph et Agnès ont 14, 12, 9 et 7 ans. Ces Palestiniens chrétiens vieilliront-ils à Bethléem ? Dans le salon familial, l’horloge continue d’égrener bruyamment le compte à rebours.

Françoise Berlaimont

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