Bernadette Chirac, ombre et lumière

Le 16 mars 1956, Jacques Chirac épousait Bernadette Chodron de Courcel. Soixante ans après, la jeune femme effacée a conquis une popularité exceptionnelle, malgré un caractère difficile de plus en plus manifeste. Enquête sur un paradoxe.

C’est une union comme on les prise dans les (très) beaux quartiers de la capitale française. En cette fin d’hiver 1956, un jeune homme au port altier, séduisant comme un acteur américain, sort de la basilique Sainte-Clotilde, dans le chic VIIe arrondissement de Paris, vêtu de son uniforme de sous-lieutenant de cavalerie. A son bras, dans une robe de mariée empreinte du plus strict classicisme, son épouse, Bernadette, née Chodron de Courcel, rayonne. De toutes les étudiantes de Science po, c’est donc elle qui a conquis ce beau Jacques dont le charme fait chavirer la gent féminine.

Soixante ans plus tard, le couple est toujours uni. Dieu sait pourtant si Jacques s’est montré infidèle, volage, léger, cruel parfois, Bernadette a tenu bon pour deux. Par respect des convenances, par tradition familiale, par devoir, par amour aussi, par intérêt, peut-être. Ce 16 mars, c’est assurément grâce à elle qu’ils sont en mesure de célébrer leurs noces de diamant.

Au fil des ans, l’opinion a fini par tout savoir ou presque sur ce duo exceptionnel. Et si les Français ont volontiers pardonné le goût pour la bagatelle du grand Jacques, ils ont observé avec une certaine admiration la dignité avec laquelle son épouse a fait front.  » Contrairement à Valérie Trierweiler, Bernadette Chirac a su faire passer les devoirs de sa personne publique avant la douleur de sa personne privée « , souligne Gaël Sliman, président de l’institut Odoxa.

Voilà l’un des ressorts de son exceptionnelle popularité. Ce n’est pas le seul. Entre les pièces jaunes, les fondations Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France et Claude-Pompidou, son engagement caritatif joue également un rôle déterminant. D’autant que, contrairement à d’autres, elle ne se contente pas de faire de la figuration une fois par an devant les photographes. Elle paie réellement de sa personne.  » Sans elle, l’institut de Nice consacré à la maladie d’Alzheimer n’aurait pas vu le jour, assure Laurent Vigier, membre du conseil d’administration de la Fondation Claude-Pompidou. Je l’ai vue se battre au quotidien pour obtenir les financements et suivre la construction du bâtiment.  » L’attention qu’elle porte aux malades, aux personnes âgées, aux enfants handicapés est chez elle un véritable combat, presque une vocation.

Bien sûr, avec son côté vieille France, elle paraît décalée. Peu après l’arrivée de son mari à l’Elysée, elle est carrément jugée ringarde par Jacques Pilhan, qui gère la communication du chef de l’Etat, et, pire encore, par sa fille Claude. Tous deux l’excluent de certains événements. Supplantée par sa propre fille, ignorée par son mari, elle en est humiliée, mais ne lâche rien. Quelques années plus tard, elle réapparaît en sauveuse de la Chiraquie. Un retour en grâce qu’elle ne doit qu’à sa combativité et à son sens politique. N’a-t-elle pas alerté sur les dangers de la dissolution en 1997 et la montée du vote Le Pen le 21 avril 2002 ?

Elle est devenue un personnage reconnu pour ses qualités propres

2001 marque un retournement complet. Les candidats de droite aux élections municipales françaises implorent sa venue. Le livre d’entretiens que lui a proposé le journaliste Patrick de Carolis est un triomphe : plus de 500 000 exemplaires vendus à ce jour ! Elle s’y dévoile comme jamais. En épouse bafouée, mais digne ( » Les filles, ça galopait « ). En femme  » jalouse « . En mère  » souffrante  » (l’anorexie mentale de sa fille aînée, Laurence). Loin de toute démagogie, elle y défend la famille, le catholicisme, l’autorité parentale, la patrie. Les plus conservateurs adorent. Les autres saluent sa franchise.

Bref, Bernadette n’est plus simplement  » l’épouse de « . Elle est devenue, par sa volonté et son caractère, un personnage reconnu pour ses qualités propres. Au début de leur mariage, Jacques lui avait lancé :  » Vous ratez tout et vous faites tout rater aux autres  » – une phrase, reconnaît-elle, qu’elle n’a  » jamais oubliée « . Quarante ans plus tard, elle a enfin le sentiment d’avoir retourné la situation.  » Elle était à la recherche de ce qui pouvait susciter l’admiration de son mari « , se souvient Carolis.

Si nombre de ses admirateurs préfèrent s’en tenir là, il existe cependant une autre Bernadette, hautaine, acariâtre, vindicative, parfois indigne. Lors de la très mondaine battue de Chambord de l’hiver 2002-2003, la première dame est ainsi d’une humeur massacrante. Roselyne Bachelot, alors ministre de l’Ecologie, s’en souvient avec étonnement :  » Avec un plaisir sadique, elle commençait toutes ses phrases par : « Mon mari, qui déteste la chasse… » Avant d’observer avec attention l’embarras que provoquaient ses propos parmi la fine fleur cynégétique française réunie autour d’elle.  »

Tout au long de la journée, plusieurs invités subissent ses foudres. Alors que l’ancien directeur du cabinet de son mari Bertrand Landrieu s’apprête à la saluer, elle détourne le regard et lance à un tiers :  » Qu’est-ce qu’il fait là, le préfet d’Ile-de-France ? Il n’a pas de travail ?  » Catherine Pégard, du Point, est gratifiée pour sa part d’un très aimable  » Et elle ? Depuis quand invite-t-on des journalistes à la chasse ?  » Quant au député du cru, Patrice Martin-Lalande, qui vient s’excuser de ne pouvoir rester après le déjeuner, elle lui lance avec perfidie :  » Je comprends, monsieur. Vous avez beaucoup mieux à faire que d’accompagner l’épouse du président de la République.  »

 » Selon les jours, elle peut se montrer charmante ou glaciale, reconnaît Christine Albanel, ex-ministre française de la Culture. Je me souviens, en 1986, d’un jeune conseiller de Matignon qui avait des attaches en Corrèze. Il en informe Bernadette Chirac lors d’une réception, pensant qu’il serait ainsi remarqué. Celle-ci, qui n’aime guère les courtisans, lui a répondu : « Mais, monsieur, je vais dans ce département par devoir. Je ne suis pas concernée par vos liens avec la Corrèze ! » Le pauvre type en est resté mortifié.  » Un intime du couple est plus tranchant :  » Le fond de sa personnalité se résume à deux mots : elle est snob et elle est méchante.  »

Bernadette a aussi le goût du faste. Passe encore qu’elle ait occupé avec volupté pendant dix-huit ans le somptueux appartement privé de l’hôtel de ville de Paris (1 400 mètres carrés, tout de même). Le problème est qu’elle a exigé d’y rester plusieurs mois après l’élection de son mari à l’Elysée !  » Elle m’a demandé d’attendre que les travaux qu’elle y faisait réaliser soient terminés et je n’ai pas osé dire non « , raconte Jean Tiberi, le nouveau maire de l’époque. Le personnel de la capitale française, lui non plus, n’a pas apprécié certains de ses caprices.  » Quand elle a fait rétrécir les allées du jardin, elle a interdit l’utilisation d’engins motorisés parce que le bruit la dérangeait, témoigne un ancien salarié. Résultat : les agents ont dû enlever des tonnes de terre à la pelle, à la pioche et à la brouette !  »

Pour financer ses désirs personnels, Bernadette Chirac a également une fâcheuse propension à faire usage de l’argent public. En Corrèze, elle a ainsi exigé que l’on agrandisse aux frais du contribuable le très ruineux musée du Président. Les élus de droite ont bien tenté de s’y opposer, compte tenu des difficultés financières du département. Réponse de la première dame :  » Je me fiche de ce que pensent ces bovins !  »

A Patrick de Carolis, elle avait affirmé en 2001 :  » Après l’Elysée ? Nous louerons un appartement à Paris.  » En fait, depuis 2007, le couple Chirac est logé gracieusement, d’abord par la famille de son ami Rafic Hariri, ancien Premier ministre libanais, puis par l’homme d’affaires François Pinault, qui les reçoit également pendant les vacances dans ses villas de Saint-Tropez ou de Dinard. Quand ce n’est pas le roi du Maroc qui leur offre l’hospitalité.  » Que voulez-vous ? Ils ont pris des habitudes. Et les soins infirmiers pour Laurence et pour le président coûtent cher « , tente de les excuser le sénateur Les Républicains François Baroin, qui les connaît – et les  » adore  » – depuis l’enfance.

Bernadette Chirac – qui n’a pas souhaité recevoir Le Vif/L’Express – ne plaisante pas avec l’argent. Comme le rapporte Béatrice Gurrey dans un ouvrage sensible et très informé (Les Secrets du clan, Pocket), elle a refusé de payer la fête que Jean-Louis Debré avait organisée pour les 80 ans de son mari. Et elle reproche encore à l’ancien président du Conseil constitutionnel d’avoir osé suspendre, en 2011, l’indemnité de Jacques – 11 000 euros par mois – alors que celui-ci avait annoncé qu’il ne siégerait plus audit Conseil.  » C’est également elle qui s’est occupée des droits d’auteur des Mémoires de son mari, indique l’historien Jean-Luc Barré, qui l’a aidé à les rédiger. Elle enfin qui a négocié avec Sarkozy le remboursement de l’amende des emplois fictifs.  » Avec un art certain du rapport de forces : le parti acquittera 1,7 des 2,2 millions exigés.

Ingrate à l’égard de Jean-Louis Debré, Bernadette Chirac l’est plus souvent encore avec Alain Juppé. A l’exception d’un inhabituel compliment en ce début d’année, elle ne profère le plus souvent que des méchancetés à un homme qui, dans son esprit, semble être resté celui de la dissolution.  » Juppé ? Qu’est-ce que Juppé a à voir avec Nicolas Sarkozy ? Lui est très, très froid. Il n’attire pas les gens, les amis, les électeurs éventuels… « , assène-t-elle ainsi en septembre 2014 sur Europe 1. L’attaque est si violente – et si injuste envers un homme qui a été condamné dans l’affaire des emplois fictifs sans jamais accuser Jacques Chirac, son principal bénéficiaire – que l’ancien président décide de sortir de sa réserve. Claude, sa fille, appelle Philippe Goulliaud, un journaliste qui  » suit  » Chirac depuis 1991.  » Il était hors de question pour eux de laisser ses propos sans suite : on aurait dit que les Chirac lâchaient Juppé. D’où cette phrase très ciselée, qui correspond d’ailleurs exactement à ce qu’il pense : « J’ai toujours su qu’Alain Juppé serait au rendez-vous de son destin et de celui de la France. Peu de choses pouvaient me faire plus plaisir pour moi-même, pour lui, et surtout pour notre pays. »  »

L’incident est clos ? Ce serait mal connaître Bernadette. Le 21 novembre 2014, à l’occasion de la cérémonie de remise des prix de la Fondation Jacques-Chirac, elle salue une à une devant les caméras les personnes assises autour d’elle. Le maire de Bordeaux se lève avec respect et tente d’établir le contact… Mais l’ex-première dame s’arrête à quelques mètres, le fait patienter à dessein, discute avec les uns et les autres et finit par… s’asseoir sans même lui dire bonjour ! On a connu aristocrate plus respectueuse des convenances…

Sur le fond, bien sûr, il n’est pas anormal que la très droitière Bernadette se sente plus proche de Sarkozy. Mais il y a autre chose.  » Contrairement au président des Républicains, qui l’appelait « ma bonne fée », Juppé n’a jamais consenti le moindre effort pour la séduire « , rappelle l’écrivain corrézien (et chiraquien) Denis Tillinac. Avec une femme si affective – et si rancunière -, il s’agit visiblement d’une erreur.

Mais ce qui choque le plus, désormais, ce sont les propos parfois humiliants qu’elle tient publiquement à l’endroit d’un mari qui n’est plus en mesure de se défendre. En septembre 2012, sur Europe 1, alors qu’on l’interroge sur la santé de son époux, elle choisit cette formule dévastatrice :  » Il va comme un homme de 79 ans, qui aura 80 ans le 29 novembre. La vieillesse, le général de Gaulle l’avait dit, c’est un naufrage.  » La phrase que l’homme de la France libre avait utilisée à propos de Pétain…

Dans les dîners en ville, qu’elle fréquente assidûment, elle ridiculise son époux en affirmant qu’elle n’a pas respecté le vote par procuration qu’il lui a confié :  » Dans ma famille, ils ont tous voté Hollande, sauf Jacques, mais il ne le sait pas.  »

 » Une manière d’exorciser ses angoisses de mort  »

Roselyne Bachelot se souvient aussi d’une soirée donnée pour l’anniversaire de la Fondation Claude-Pompidou. Jacques Chirac est présent, même s’il se déplace avec difficulté.  » Après les discours, le président a demandé à sa femme : « Je reste pour le dîner ? », raconte l’ancienne ministre de la Santé. Celle-ci lui a répondu : « Ah non ! Vous partez maintenant. Vous allez arrêter de m’embêter ! »  »

Pour expliquer une pareille attitude, beaucoup, y compris parmi ses amis, se perdent en conjectures. Soif de vengeance après une vie d’humiliation ? Absence de filtre dû au grand âge (elle aussi a 83 ans) ? Valérie Terranova connaît bien le couple. Cette spécialiste de l’Extrême-Orient a notamment passé seule avec eux trois semaines de vacances au Japon, à l’été 1994. Aujourd’hui encore, elle les voit environ tous les quinze jours. Elle avance sur ce point sensible une explication à la fois subtile et convaincante.  » Je ne crois pas à la thèse de la vengeance. Je sais en revanche que Bernadette Chirac est une femme très préoccupée par la santé de son mari, très déconcertée par le déclin d’un homme longtemps doté d’une extrême énergie, très malheureuse de son état. Selon moi, ces différentes phrases constituent pour elle une manière d’exorciser ses angoisses de mort.  »

Il serait injuste, bien sûr, de résumer Bernadette Chirac à ses défauts et à ses dérives de ces derniers mois. Mais force est de constater que, pour une catholique pratiquante, la charité n’est pas la plus grande de ses vertus.

par Michel Feltin-Palas

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