Barbouzes contre barbus

Son grand-père, Premier ministre du shah, a fui la révolution iranienne avant d’être assassiné en France. Lui s’est vengé en espionnant le régime des mollahs. Le récit du petit-fils de Chapour Bakhtiar plonge au coeur de la guerre secrète entre Téhéran et ses ennemis.

Le 6 août 1991, Chapour Bakhtiar, le dernier Premier ministre du shah, est assassiné dans sa villa de la banlieue parisienne. Aujourd’hui, son petit-fils, Djahanshah, raconte comment l’exil et le désir de vengeance ont fait de lui un espion, à la solde de la CIA puis du Mossad. Mais aussi des épisodes de la vie de son grand-père : comment il est sorti d’Iran en 1979, comment il a échappé à un premier attentat, en 1980. Si les exploits d’agent secret de Djahanshah Bakhtiar ne peuvent être tous certifiés, son témoignage est un document exceptionnel, dont Le Vif/L’Express vous présente des extraits exclusifs.

[EXTRAITS] Le Mossad exfiltre Chapour Bakhtiar

Un jour (NDLR : du printemps 1979), Grand-père reçoit une lettre apportée par une femme :  » Je suis un ami. Je veux vous faire sortir du pays. Je vais venir vous voir bientôt. Si vous êtes d’accord, déchirez le papier, écrivez le mot « Brown » sur le bout de papier restant et rendez-le à la femme en bas.  » Coincé dans un grenier, dans le pays qu’il vient de diriger, Baba Bozorg (grand-père, en persan) cherche une échappatoire. Alors, il accepte cette proposition. Le Mossad vient d’entrer en relation avec lui. […] Un juif d’origine iranienne, devenu homme d’affaires à Londres, Davoud Alliance, participe aux réunions avec les agents du Mossad. […] Leur idée est de faire sortir Baba Bozorg par l’aéroport international de Mehrabad, là où on l’attend le plus, là où c’est le plus surveillé, là où on n’imagine pas qu’il sera assez fou pour tenter sa chance. Le Mossad a trouvé un Iranien qui ressemble à Chapour Bakhtiar, ils le maquillent. Lui font prendre l’avion pour Paris, à plusieurs reprises, toujours avec le même maquillage. Il n’est jamais arrêté. La cinquième fois, ce sera mon grand-père. Le jour J, un agent du Mossad le conduit à l’aéroport. D’autres sont déjà sur le site, armés au cas où il serait démasqué. Ils sont prêts pour la fusillade. […] Baba Bozorg, grimé comme son sosie, fait la queue mais, à la douane, commet une erreur assez enfantine, si j’ose dire pareille chose de lui. Quand un étranger quitte l’Iran, il doit s’acquitter d’une taxe. Mon grand-père avance, lui, sans s’en préoccuper. Or, il a un passeport français procuré par les Israéliens, qui ont choisi pour lui cette nationalité en raison de sa connaissance fine de la langue et de la culture de ce pays. Un douanier le rappelle :  » Monsieur, vous avez oublié de régler votre taxe !  » Grand-père revient sur ses pas, sous les yeux des agents israéliens prêts à intervenir. Il paye et fonce en zone d’embarquement. […] Quelques jours plus tard, nous recevons la visite de Davoud Alliance.  » C’est donc vous « notre homme en Angleterre » « , lance Grand-père. C’est ainsi qu’il était désigné dans les messages que le Mossad lui faisait parvenir dans son grenier.  » Oui, c’est moi « , confirme Alliance, qui ajoute :  » J’ai un cadeau pour vous.  » Il lui a versé 2 millions de francs (300 000 euros) sur un compte à son nom en Suisse.

Commando de tueurs à Neuilly

[A Neuilly, le 18 juillet 1980, une tentative d’assassinat est perpétrée au domicile de Chapour Bakhtiar.]

Vers 8 h 25, trois journalistes supposés de L’Humanité se présentent devant les grilles de notre résidence, au 101, boulevard Bineau à Neuilly-sur-Seine. Ils portent des jeans et des chemisettes, ils exhibent des cartes de presse et le seul d’entre eux qui s’exprime, Anis Naccache, parle un français irréprochable. Les deux gardiens de la paix de faction à l’entrée de la résidence les laissent passer alors que, selon les consignes de sécurité, les visiteurs admis doivent obligatoirement figurer sur une liste remise par mon oncle Guy et que, de toute façon, les visites ne démarrent pas avant 9 heures. […] Alors que les  » invités  » sont en marche, le policier est pris d’un doute, il les hèle puis les rejoint dans l’escalier. En réponse à ses soupçons, il est cueilli par une rafale de gros calibre tirée par des pistolets Beretta munis de silencieux. Les faux journalistes, vrais terroristes, se dépêchent de rejoindre le quatrième, où les attendent deux autres policiers. Nouvelles rafales de silencieux. Les agents s’écroulent. L’un a été atteint dans le dos. L’autre, touché à une artère, est laissé pour mort. Dans notre appartement, Grand-père et Amir Reza (un cousin de l’auteur) finissent leur petit déjeuner, sans se douter de rien. La chute des corps a été amortie par la moquette du palier. Et moi, je dors. Il y a deux appartements à l’étage. Les terroristes se trompent de porte et sonnent chez notre voisine, Yvonne Stein. Elle leur ouvre et reçoit une balle dans la tête. […] Ils fouillent l’appartement mais ne trouvent pas Chapour Bakhtiar. Là, ils se rendent compte de leur erreur. […] Lorsque les assassins sonnent à la bonne porte, le cousin regarde à l’oeilleton et aperçoit un visage de type européen, celui d’Anis Naccache. Il entrouvre la porte après avoir mis la chaîne de sécurité. Naccache brandit alors son silencieux, vise le visage de celui qui lui fait face et ouvre le feu dans l’interstice. Mais Amir Reza le clown, Amir Reza le pourvoyeur de femmes, Amir Reza le bon vivant déjà rond comme un coing ce matin-là, a un réflexe qui nous sauve la vie. Il esquive la balle en se collant contre le mur, la balle se fiche dans un placard du couloir. Surtout, il parvient à refermer la porte sur le nez de Naccache. C’est ce coup de feu feutré que je perçois après avoir été tiré de mon sommeil par la sonnette. Les terroristes donnent des coups d’épaule dans la porte. En vain : elle est blindée. Naccache et un de ses complices subtilisent les pistolets-mitrailleurs des deux policiers abattus. Ils vident les chargeurs sur la porte dans l’espoir de la faire céder. Toujours en vain. De l’autre côté de la porte, adossé au mur, Amir Reza attend que l’orage de plomb cesse. Grand-père ouvre la fenêtre de la cuisine et hurle :  » A l’assassin !  » Alerté par les cris de Grand-père et les rafales de mitraillettes qui, elles, ne sont pas munies de silencieux, le policier resté à la grille se rue dans l’escalier où il découvre le corps de son collègue. Il retourne dans le jardin, prend position, appelle des renforts et attend que les assassins redescendent. Il fait feu quand ceux-là, à court de munitions, s’apprêtent à prendre la poudre d’escampette. Les terroristes se rendent. Dans le coffre de la Peugeot 305 immatriculée dans les Alpes-Maritimes qui les avait conduits jusqu’à Neuilly, les enquêteurs découvriront des passeports, encore des munitions et des silencieux, et 50 000 francs en liquide. […]. Anis Naccache et ses complices, dont un Iranien membre des Gardiens de la révolution, seront eux condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité. […] Les fous de Dieu vont revenir. Mais quand ? Onze ans plus tard. Treize mois après qu’Anis Naccache et ses complices ont été graciés par François Mitterrand, en 1989, dans le cadre d’une négociation entre la France et l’Iran concernant la libération d’otages français détenus au Liban. Ils reviendront onze ans plus tard. Et je ne serai pas là. […]

Caméra cachée pour la CIA

J’ai un petit cadeau pour Sam (le chef de la zone Moyen-Orient à la CIA). Des photos de l’intérieur de l’usine de HESA, la compagnie industrielle de production d’avions d’Iran. […] HESA construit des avions de tourisme qu’elle vend en Afrique, mais l’usine se trouve à Ispahan, non loin d’un site de raffinage d’uranium. Et les Américains se demandent si, sous couvert de fabriquer des avions, une éventuelle bombe atomique n’est pas en train d’y être assemblée. D’après les photos prises au cours de ma visite guidée avec les dirigeants, il apparaît que non. […] Mais là où je vais franchement intéresser Sam, c’est à propos de Mohsen Ziae. […] Comme son frère Ismaël, Mohsen Ziae est un héros de la guerre Iran-Irak. Grâce à ses faits d’armes, il a été présenté à l’ayatollah Khomeini, ce qui a propulsé sa carrière. […] Six mois après que j’ai fait la connaissance de Mohsen, sa mère meurt. Je suis invité aux funérailles. Je m’y rends muni de mon petit stylo-caméra et immortalise la scène. Il y a là le gratin du Conseil des gardiens de la Constitution, dont son président, l’ayatollah Ahmad Jannati, et même Hashemi Shahroudi, qui dirige le système judiciaire iranien et fait figure de successeur probable au guide suprême Khamenei. […] Le rendez-vous suivant ma remise de la vidéo, Sam est surexcité. […] Sans que je ne demande rien, Sam sort de son sac à dos – tous les agents secrets que j’ai rencontrés se promènent avec un sac à dos – 15 000 dollars pour rémunérer mes indicateurs, alors que d’habitude la somme ne dépasse pas les 10 000. Je comprends que, sur ce coup, j’ai frappé fort. […]

Jet-skis kamikazes ?

Une de mes sources m’a filé un tuyau de premier plan : un bonyad (fondation économique née de la révolution de 1979) doit acheter 300 Sea-doo – des jet-skis – en vue de développer le tourisme sur l’île de Kish. Avec un certain Mohsen Ziae chargé du montage financier de l’opération. Bien sûr, mon information sur l’achat d’engins à 15 000 dollars pièce peut prêter à sourire, sauf que la quantité envisagée – 300 jet-skis – excède largement les besoins touristiques de la plus courue des stations balnéaires du pays. […] Quand j’en parle à Sam, il en déduit la même chose que moi : les Sea-doo sont destinés à être transformés en bateaux piégés afin de fomenter des attentats-suicides sur des porte-avions et autres navires de guerre. […] Je reçois un coup de fil de Mohsen me prévenant que ce n’est pas moi qui conclurai cette affaire. Il m’éjecte sans me donner plus de détails. A ce moment-là, j’aurais dû me méfier. Lors de notre rendez-vous suivant à Vienne, Sam me raconte la fin de cette histoire : les 300 Sea-doo ont été livrés en trois fois à Dubai d’où ils ont été acheminés en toute discrétion, via la société Bonyad Shipping, en Iran. Comme on pouvait s’y attendre, les jet-skis ne finissent pas à Kish mais sur une base navale militaire. Les Américains ont volontairement laissé faire. Ils savent où sont les Sea-doo et les surveillent comme du lait sur le feu. Quant à moi, de retour d’un rendez-vous à Vienne en septembre 2007, je sors du terminal du nouvel aéroport international Imam Khomeini, qui a été construit par le Bonyad-e Mostazafen va Janbazan, et me dirige vers la file de taxis lorsque je sens que mes pieds ne touchent plus le sol. Deux hommes me soulèvent, un troisième m’ouvre la porte d’une Peugeot 405 gris anthracite. Je me rappelle les histoires de ces gens embarqués à l’aéroport et disparus à jamais. Aujourd’hui, c’est mon tour. […] Je suis interrogé entre six et huit fois par jour. On ne m’alimente pas. Du moins jusqu’à ce que je ne puisse plus répondre à leurs questions tant ma bouche est desséchée. Là, j’ai le droit à un verre d’eau. A partir du deuxième jour, je suis autorisé à aller aux toilettes. […]  » On sait que tu es un espion, on a tout. Pourquoi tu ne l’admets pas ? Tu crois qu’on ne t’a pas suivi durant ces deux ans ?  » […] Dans mon délire et alors que mes défenses vacillent, je m’accroche à cette idée : ILS N’ONT RIEN. […]

Moi, Iranien, espion de la CIA et du Mossad, par Djahanshah Bakhtiar. Les Editions du Moment, 206 p.

C. B.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire