Aux premières Lodge

A 81 ans, l’irrésistible David Lodge, auteur d’Un tout petit monde et de La chute du British Museum, de passage à Paris, revient sur la première partie de son autobiographie, Né au bon moment. Ou quand la chance sourit aux audacieux…

En veste sombre et chemise à carreaux, David Lodge, auteur british en diable, débarquait début mars à Paris pour présenter la première partie de ses mémoires, Né au bon moment, couvrant la période reliant sa naissance avant-guerre à la fin des Trente Glorieuses. Installé dans un hôtel classieux de Saint-Germain-des-Prés, l’honorable mais espiègle auteur, roi de la comédie de moeurs universitaires, cherche la position idéale pour répondre aux questions sans être dérangé par les interférences entre le brouhaha feutré d’un bar d’hôtel et la machinerie microscopique de sa prothèse auditive. Son thé –  » sans mignardises, merci  » – arrive enfin.

Le Vif/L’Express : Le titre original de votre autobiographie, Quite a Good Time to Be Born, est devenu simplement Né au bon moment en français. Savez-vous pourquoi l’affirmation s’est renforcée en traversant la Manche ?

David Lodge : J’ai inséré ce  » quite  » dans la version originale car ma période d’enfance – les années 1930 et 1940 – a correspondu à une époque extrêmement difficile, en particulier pour l’Europe continentale. J’ai d’ailleurs également ajouté une portion de phrase dans mon avant-propos à l’édition française :  » 1935, moment faste pour un futur écrivain […], malgré les sombres menaces qui planaient sur l’Europe.  »

Et en quoi estimez-vous être  » né au bon moment  » ?

Si j’étais né plus tôt, je n’aurais pu bénéficier d’un enseignement secondaire gratuit. Nous sommes la première génération à avoir eu l’opportunité de sortir d’une condition humble grâce à l’éducation, et à bénéficier de la fluidification des classes sociales britanniques. La littérature est dans le même temps devenue accessible pour des gens comme moi, grâce notamment au mouvement des Angry Young Men : moins prétentieux que leurs aînés, plus portés sur la satire, l’ironie, sur la façon dont les choses se déroulaient réellement dans les rues. Avant cela, les gens de ma classe sociale se sentaient en quelque sorte exclus du domaine de la  » grande littérature « .

Cette autobiographie s’étend, dans ce premier tome, de 1935 à 1975 – de votre naissance à vos 40 ans. Vous en avez aujourd’hui plus du double. Travaillez-vous sur le second tome ?

J’ai publié mon autobiographie à 80 ans, avec le souhait de découper ma vie en deux parties égales. Je suis à présent en train de travailler sur la suite, craignant de ne pas pouvoir pousser le récit jusqu’à mon 80e anniversaire : énormément de choses me sont arrivées, professionnellement, sur la seconde moitié de ma vie.

Le découpage est impeccable : à la moitié de ce tome, vous avez 20 ans. Un coup de chance ?

Sans doute, mais je tenais à conserver une continuité parfaite dans ma narration, à la manière du Bildungsroman, le roman d’apprentissageallemand.

1975 marque en outre un temps fort de votre existence : l’obtention du prix Hawthornden pour Changement de décor (Changing Places). Une reconnaissance qui a largement accru votre renommée…

Oui, ce livre aurait pu s’appeler Happy Ending(rires). Cependant, ce prix m’a imposé une très nette pression pour écrire mon roman suivant, Un tout petit monde, dont j’espérais qu’il n’entacherait pas cette nouvelle réputation. Heureusement, il a également été très bien reçu.

Cette crainte du succès ponctuel, l’avez-vous ressentie de manière permanente ?

Heureusement, en 1975, j’avais déjà publié plusieurs livres. Mais je me mets à la place d’un très jeune écrivain obtenant un succès étourdissant dès son premier roman. Comment se maintenir à ce niveau ? Aux Etats-Unis, quantité d’écrivains n’auront été les auteurs que d’un seul ouvrage majeur. Mes premiers romans ont été un peu balayés, ce qui tombait plutôt bien puisque j’estime avoir atteint un niveau réellement satisfaisant à partir de l’âge de 40 ans. Or, dans les années 1980, les médias ont commencé à réellement s’intéresser à la littérature, ce qui nous a permis enfin d’espérer pouvoir en vivre, à la différence de D.H. Lawrence, James Joyce ou Virginia Woolf à leur époque. J’ai à la fois eu la chance de publier mes premiers romans à une époque où le nombre d’écrivains n’était pas si élevé, puis d’obtenir un prix important à la veille de ce déferlement médiatique !

Des conditions extrêmement favorables pour mener vos deux carrières parallèles, celles d’écrivain et d’universitaire… N’en aviez-vous pas rêvé ?

Je rêvais bien sûr de construire une oeuvre littéraire appréciée, mais, à l’instar de mon mariage, je souhaitais faire les choses à mon rythme. Quant à la profession académique, elle m’a attiré pour une raison évidente : j’avais aimé mes années d’études, et cette carrière m’assurait une sécurité, un revenu fixe. Quand j’ai fini par trouver une place à l’université de Birmingham, sur un coup de chance – toute ma vie n’a été qu’une succession de coups de chance, je vous rappelle tout de même que j’ai rencontré ma femme dès mon premier jour à la fac ! -, j’ai décidé de n’en plus bouger.

Votre situation fut plus enviable que celle des générations précédentes. Mais que dire des suivantes ? Vous semblez regretter que les jeunes d’aujourd’hui ne disposent plus des moyens de prendre leur temps, comme vous avez pu le faire…

Exactement. Bien sûr, en vieillissant, on se sent naturellement de plus en plus agressé par le comportement des nouvelles générations (rires). Cela dit, leur rapport à la sexualité m’apparaît très préoccupant. Je ne sais pas ce qu’il en est en Belgique, mais en Grande-Bretagne, le tableau est très sombre : surtout dans les classes populaires, où la sortie du vendredi ou du samedi soir est principalement motivée par le fait de  » tirer un coup  » avec un inconnu. La jeune génération se contente visiblement de consumer son énergie et sa santé sans objectif réel, et elle en paiera fatalement le prix. Heureusement, je connais de nombreux contre-exemples, comme ma petite-fille, athlète confirmée se préparant à devenir ingénieure chimiste, et engagée dans l’humanitaire.

Comment expliquez-vous n’avoir été traduit en français qu’à partir des années 1990, c’est-à-dire bien après la fin de ce premier tome ?

Avant même la traduction de Jeu de société (1988)et Changement de décor (1975)en 1990, quelques partisans français ont milité auprès de grands éditeurs pour que mon travail bénéficie d’une traduction. Or, ces derniers estimaient que  » ça ne prendrait pas  » en France. Il a fallu attendre qu’une petite maison du sud de la France, Rivages, prenne ce risque, pour que je puisse être lu par les Français. Depuis, je leur suis logiquement resté loyal. Cette aventure étrange, je l’ai aussi vécue aux Etats-Unis, où j’ai mis du temps à m’implanter durablement. L’édition n’est pas une science exacte, déterminer ce qui sera susceptible de  » marcher  » exige un certain flair…

D’ailleurs, vos deux premiers romans – The Picturegoers (1960) et Ginger, You’re Barmy (1962) – n’ont jamais été traduits ici…

Je n’ai pas voulu qu’ils le soient, en accord avec mes éditeurs. Il s’agit de livres très immatures, dont je ne suis pas particulièrement fier, et aucunement caractéristiques de mon travail ultérieur. The Picturegoers est un roman extrêmement teinté de catholicisme, de modèles aujourd’hui dépassés.

Des romans écrits, en outre, avant votre rencontre avec votre ami Malcolm Bradbury…

… qui m’a conseillé de m’orienter plus clairement vers la comédie, effectivement. Il m’a rassuré quant à ma capacité d’insérer une veine comique dans mes ouvrages, ce qui me fut salutaire. En me proposant en 1963 de travailler avec lui sur une pièce de théâtre, il m’a permis de me confronter à une évidence propre à cet art particulier : difficile, effectivement, d’ignorer au théâtre si un public se réjouit ou s’ennuie…

Vos amis chers, Malcolm Bradbury ou Park Honan, semblent avoir joué un rôle important dans votre existence… Parce qu’ils étaient plus audacieux,  » aventureux  » que vous ne l’étiez ?

Sans aucun doute. Park Honan, qui m’a encouragé à me mettre plus en danger dans mon écriture, était américain. Or, les auteurs américains ont toujours été plus aventureux que nous autres, Britanniques – je me suis moi-même assoupli lors de mes voyages outre-Atlantique. Park n’aimait pas spécialement son pays, et préférait l’Europe – il a d’ailleurs épousé une Française. Je pense que deux amis mus par une force contradictoire peuvent réellement s’apporter beaucoup.

Vous montrez un intérêt tout particulier pour les accents sociaux ou géographiques. Ce goût pour la sonorité, un héritage de votre père musicien ?

Les Anglais ont toujours pratiqué leur langue à des niveaux très différents, selon leur classe ou leur région de provenance. C’est moins évident à l’heure actuelle, où les gens des classes supérieures – famille royale incluse -, semblent se complaire à abaisser leur niveau de langage. Nous disposons en revanche, aujourd’hui, d’une multitude d’accents étrangers. L’écrivain doit plus que jamais prêter une oreille attentive aux différentes manières dont ses contemporains s’approprient la langue. En outre, les écarts linguistiques entre l’anglais britannique et l’anglais américain m’ont toujours fasciné : le verbe  » to knock up  » signifie  » frapper à la porte  » chez moi, et  » mettre enceinte  » de l’autre côté de l’Atlantique – cela peut largement prêter à confusion (rires) !

A vous lire, il apparaît que vos romans contiennent une grande quantité de matériau autobiographique. En réalité, votre autobiographie complète n’a-t-elle pas déjà été écrite, de manière fracturée, au sein de votre oeuvre ?

Absolument ! Ce livre vise surtout à pointer du doigt ces connexions particulières. J’ai toujours estimé que pour être intéressants, mes livres devaient trouver leurs racines dans mes propres observations, dans mon vécu. A ce titre, Jeu de société a constitué un véritable challenge pour moi : une large partie du roman est écrite du point de vue d’une femme (certes universitaire), l’autre étant portée par un entrepreneur industriel. Une belle prise de risque, qui m’a sans doute permis de passer une étape, dans mon travail de romancier.

Vous avouez vous-même vous y perdre parfois parmi vos 80 ans de souvenirs. Comment vous en êtes-vous sorti ?

Grâce à des archives épistolaires très fournies, y compris les premières lettres envoyées à ma femme, et dont le style grandiloquent m’apparaît aujourd’hui plutôt embarrassant. Le courrier demeure dans tous les cas le meilleur ami des biographes. Je me demande d’ailleurs comment feront ceux des auteurs d’aujourd’hui, qui ne passent sans doute pas leur temps, comme moi, à imprimer leurs e-mails…

Né au bon moment. 1935-1975, par David Lodge, trad. de l’anglais par Maurice Couturier. Rivages, 576 p.

Entretien : François Perrin – Photo : Philippe Matsas pour Le Vif/L’Express

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