Au nom de tous les hommes

Le chanteur Corneille et l’écrivain Martin Gray ont survécu tous deux à un génocide. Pour Le Vif/L’Express, ils se sont rencontrés

Corneille : Les Marchands de rêves (Wagram). Lire : Rwanda, le pays hanté : photographies de Christophe Calais, textes de Corneille (Chêne).

Martin Gray : Au nom de tous les hommes (Rocher).

A priori, tout séparait Corneille, 28 ans, chanteur de R’n’B doux, fils du Rwanda et fan de Marvin Gaye, millionnaire du disque (Parce qu’on vient de loin ; Reposez en paix) et ambassadeur de l’Unicef pour sa campagne mondiale contre le sida, et Martin Gray, 83 ans, l’auteur tonitruant d’Au nom de tous les miens, originaire de Pologne. L’un a perdu sa famille lors du génocide rwandais de 1994. L’autre a survécu à la Shoah et à des drames en série. Le Vif/L’Express les a réunis pour parler d’espoir, de catharsis et de résilience. Martin a vu en Corneille un fils, un héritier. Corneille s’est reconstruit avec Gray comme modèle. A la fin de l’entretien, ils se sont promis de se revoir.

Corneille, comment avez-vous découvert Martin Gray ?

Corneille : J’avais 12 ans et j’habitais encore au Rwanda lorsque j’ai vu Au nom de tous les miens en vidéo. C’est un film qu’on se passait souvent à la maison, puis on discutait tous ensemble de la fatalité. Je ne sais pas à quel point je m’identifiais au personnage, mais les images restaient vivantes en moi. Après le génocide, tout a pris, évidemment, une autre dimension.

Que disaient vos parents à l’époque ?

Ils avaient exactement les mêmes réactions que l’on a aujourd’hui envers moi :  » Quel courage ! « ,  » Quelle volonté ! « . C’était aussi pour eux une façon de remettre les choses à leur place quand on était trop capricieux, mon frère et moi.  » Pense à monsieur Gray.  » Votre parcours [Il s’adresse à Martin Gray] m’a persuadé qu’on avait en nous ce pouvoir de défier le destin, d’aller sans cesse de l’avant. L’accumulation des épreuves que vous avez traversées m’a aidé à ne pas prendre les choses pour acquises. Grâce à vous, j’ai appris la luciditéà Cette force, je l’ai exprimée dans une chanson, Tout va bien, qui commence par :  » Au nom de tous les miensà  »

Vous avez longtemps lutté contre une adaptation cinématographique de votre livre, Martin Gray. Et pourtant, quand on imagine que le film a voyagé jusqu’au Rwandaà

Martin Gray : Et revient comme un boomerang, c’est fouà Hollywood m’avait sollicité très tôt, c’est vrai. J’avais peur d’une histoire de cow-boy invincible, d’une grande fresque calibrée pour rapporter des dollars. Robert Enrico m’a convaincu. J’ai senti qu’un film pouvait être un moteur pour les jeunes qui ne lisent pas. Je n’ai vu Au nom de tous les miens qu’une seule fois et c’est comme si je revivais ma vie de nouveau. Le choc a été terrible : je voulais me dresser pour me battre encore tant les scènes étaient violentes. Mais je tenais à ce que ce film existe pour que le visage de tous les miens et de tous ceux de mon peuple martyrisé ne soient plus enfouis dans le fossé de l’oubli. Qu’ils marchent au côté de chaque spectateur ou téléspectateur puisqu’il y a eu une version télévisée.

Avec le recul, comment jugez-vous, l’un et l’autre, le pouvoir d’une £uvre ?

Corneille : Lorsque j’ai enregistré mon premier album, je ne pensais pas que mes chansons résonneraient autant dans le public. Ce déclic, je l’ai eu justement au moment où le disque est entré dans les foyers, quand j’ai eu le retour des autres. C’est cette reconnaissance, cette responsabilité qui humanisent le succès. Qui rendent optimiste. On se déchire, on parle de religion, d’origine ethnique, de culture, tout est là pour nous diviser et puis la vie d’une personne, un livre, un film, une chanson nous réunit. Car tout le monde se reconnaît dans le malheur. On se ressemble tous, au fond. La compassion est encourageante pour l’avenir de l’humanité. Alors, oui, j’ai compris l’impact d’une £uvreà Cela m’a aidé à me reconstruire. Comme vous, Martin, j’imagine. Vous vous rappelez sûrement les premières fois où les gens sont venus vers vous, vous me comprenez ?

Martin Gray : Bien sûr. Moi, après la guerre, je voulais parler, mais personne ne m’écoutait. Puis j’ai perdu ma femme et mes enfants dans cet incendie qui a ravagé notre maison en Provence et je ne voulais plus vivre. Mais je ne pouvais pas accepter qu’ils soient morts pour rien. Morts en vain. J’ai essayé de donner un sens à leur mort.

Corneille : Et à votre vie. Votre chemin montre que l’on peut agir autrement que par la violence, la colère. Après l’Holocauste, vous auriez pu basculer dans un mouvement juif fondamentaliste.

Martin Gray : Mais j’ai créé cette fondation qui lutte contre les incendies de forêts et ensuite j’ai écrit ce livre qui est devenu un énorme succès pas seulement en termes de ventes – d’ailleurs je reverse entièrement mes droits d’auteur à des associations humanitaires – mais parce qu’il a touché les gens. J’ai reçu des sacs de lettres pleins à craquer, de quoi remplir une pièce entière. J’ai arrêté de les compter au bout de 800 000.

Corneille : Il faut éviter les amalgames, ne pas pointer du doigt sans réfléchir. Ça facilite mon discours de souligner que mes parents étaient issus des deux ethnies, tutsi et hutu, et je sais bien que tous les Hutu n’ont pas été pris d’une folie génocidaire. Un groupe d’extrémistes s’est chargé de tout nettoyer, mais ils ne représentaient pas du tout l’état d’esprit ou de conviction des Hutu. Après, tout est devenu chaotiqueà

Dans votre nouvel album, vous adressez une Lettre à la Maison-Blanche ?

Corneille : Elle n’est pas spécialement destinée à George W. Bush, mais aussi à son prédécesseur et à son successeur. J’évoque une Afrique qui attend l’attention des grandes puissances occidentales et je le fais sans esprit de revanche. Descendre dans la rue pour insulter les Etats-Unis n’a rien donné, on l’a vu.

Que disent les lettres que vous recevez aujourd’hui ?

Martin Gray :  » Merci pour le courage que nous avons trouvé en vous lisant.  » Moi, je ne suis pas écrivain, je le suis devenu, la vie l’a voulu ainsi. Après un silence de dix années, j’ai publié en 2004 Au nom de tous les hommes pour que ce dialogue ne s’interrompe pas. Parce qu’on attend de moi l’avis d’un témoin. Pourquoi la vie et la mort ? Les bourreaux et les victimes ? Le bonheur et le malheur ? En analysant l’amour, la souffrance, le destin, j’ai appris à mieux comprendre mon amour, ma souffrance, mon destin. Et pourquoi je continuais à avancer. Il n’y a pas de recette miracle. L’espoir est ma raison de vivre. Tous les débats, les rencontres, les confidences, demandent beaucoup d’énergie. Mais je ne peux pas fonctionner autrement.

Corneille : Il est impossible de faire machine arrièreà J’ai reçu du courrier du même type et il m’a apporté aussi une vraie raison de vivre et de poursuivre mon métier. Show-biz égale souvent artifices, superficialité. Mais, une fois qu’on a satisfait ses rêves de gamin, de célébrité, de tout, il faut trouver un sens aux choses. A un moment, on m’a demandé si dans les médias mon parcours ne prenait pas le dessus sur ma démarche de chanteur. On a même évoqué des plans marketing. Je ne réponds pas à ce genre de bassesses. J’assume mon vécu d’autant que je n’apparais pas dans les journaux à cause d’un public féminin, hystérique, qui m’idolâtre. J’ai besoin d’amener les choses encore plus loin.

D’où votre mission auprès de l’Unicef ?

Corneille : Oui. Je voulais me sentir utile. Par respect pour ceux que j’ai perdus. Pour les Rwandais qui me disent :  » Merci de vous être exprimé à notre place car nous nous n’étions pas prêts.  » Je n’ai pas envie de gueuler au monde entier :  » Vous nous avez tous oubliés.  » Par contre, je ne me sens pas encore prêt à rentrer au Rwanda.

Vous-même, Martin Gray, on a relevé un manque de rigueur historique dans Au nom de tous les miens. Certains ont critiqué un certain exhibitionnisme de la souffrance ?

Martin Gray : Je ne suis pas un historien. Je n’ai pas compté le nombre de boutons sur les uniformes des soldats allemandsà Et les gens qui ont survécu aux camps ne m’ont jamais rien reproché. La critique vient des historiens. On m’a accusé aussi de me mettre en scène. J’aurais donc dû me retirer dans un cloître, être un homme saint ou mourir. Eh bien, je n’ai pas à me justifier d’être vivantà.

Corneille : Mon parcours est important et je l’assume entièrement, car, au-delà du conflit ethnique, racial, etc., il a donné du courage à beaucoup. Un jour, quelqu’un m’a confié :  » Je me bats contre un cancer. Votre musique, je m’en fiche, mais vos motsà  » Il suffit parfois d’une personne qui s’accroche à la vie grâce à vous pour que cela vaille le coup.

Martin Gray : C’est exactement ça. Les jeunes me lancent :  » Je ne connais rien de la guerre, mais votre livre m’a bouleversé…  » Vos chansons, Corneille, ne sont pas seulement des phrases ou des syllabes bien ajustées. Quand les mots viennent de loin, du c£ur, du sang, des tripes, ils ont un pouvoir insoupçonné, vous le savez. Pendant la guerre, j’ai entendu des mots qui tuent. Mais j’ai aussi été sauvé par les mots. Aujourd’hui, j’essaie de payer ma dette.

Corneille, après le drame qui vous a enlevé votre famille, vous avez parcouru à pied, parmi 100 000 réfugiés, les 150 kilomètres qui vous séparaient du Congo. C’est la musique qui vous a aidé à tenir debout ?

Corneille : Je chantais des chansons que j’avais en tête ou qui montaient en moi spontanément. Je pensais à de petites mélodies, à des refrains. Ça ne s’explique pas. Je l’ai vécu intérieurement avec la volonté de témoigner. Ensuite, le plus dur a été de revenir sur le drame par la pensée. Aujourd’hui, chacune de mes chansons est une célébration de la vie et je la partage avec le public.

Martin Gray : La musique est une thérapie. Quand mon existence n’avait aucun sens, que j’étais affamé, pour supporter le ghetto ou les camps, je m’imaginais des symphonies de Mozart ou de Beethovenà L’art est remonté en vous, Corneille. L’envie de donner coule dans vos veines. C’est contagieux. Vous irez encore plus loin. Nous avons un parcours similaire. On vous attend aussi. Un jour, nous chanterons peut-être ensemble.

Corneille : Avec plaisir. Ou bien je chanterai vos textes. l

Gilles Médioni

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire