Au nom de la prose

Comment devient-on romancier ? Les Confessions d’Umberto Eco sur sa tardive vocation ont valeur de leçon magistrale. A croire que les quatre auteurs retenus par Le Vif/L’Express ont suivi ses bons conseils. Leurs premiers livres augurent du meilleur.

Confessions d’un jeune romancier, par Umberto Eco, trad. de l’anglais par François Rosso. Grasset, 240 p.

Yellow Birds, par Kevin Powers, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson. Stock, 255 p.

Le Grand Ordinaire, par Jeremy Chambers, trad. de l’anglais (Australie) par Brice Matthieussent. Grasset, 312 p.

Potentiel du sinistre, par Thomas Coppey. Actes Sud, 224 p.

La Silencieuse, par Ariane Schréder. Philippe Rey, 224 p.

L’envie.  » C’était, invoque Umberto Eco, la seule raison  » suffisante et raisonnable  » pour s’être lancé, à 49 ans, dans l’écriture d’un premier roman, avec le succès ravageur que l’on sait – Le Nom de la rose s’est vendu à quelque 17 millions d’exemplaires à travers le monde depuis 1980. L’envie, bien sûr, mais aussi l’aboutissement d’un subtil maillage, comme nous l’explique le Piémontais dans Confessions d’un jeune romancier. Inutile d’aller chercher dans cet essai plein d’ironie les ficelles du métier ou les recettes du best-seller, mais on y découvrira la passionnante genèse de son oeuvre et, finalement, nombre de conseils.

Longtemps, donc, le philosophe et éminent sémiologue considéra, avec une certaine morgue, les artistes comme  » prisonniers de leurs mensonges « , tout en assouvissant secrètement sa passion du récit auprès de ses enfants et de l’université, ce qui ravit les premiers, moins la seconde – ainsi lui reprocha-t-on la facture  » roman policier  » de sa thèse de doctorat sur l’esthétique de saint Thomas d’Aquin. Puis, un jour, alors qu’une amie lui quémandait une nouvelle policière, il lui rétorqua, par provocation, qu’il écrirait  » un roman d’au moins 500 pages qui se passerait dans un monastère médiéval  » ou rien.  » Je songeai alors qu’il serait amusant d’empoisonner un moine pendant qu’il lisait un livre mystérieux.  » En ouvrant son grand placard, il s’aperçoit que tout était là : des années de fiches sur le Moyen Age, la visite de moult abbayes, le dessin de labyrinthes… une longue gestation littéraire inconsciente à laquelle une  » image séminale  » (la vue, à l’âge de 16 ans, d’un volume des Acta sanctorum posé sur un lutrin) mit un terme.

Rem tene, verba sequentur ( » Tiens ton sujet, les mots suivront « ) : tout récit est gouverné par cette règle latine, selon Eco, qui préconise la création d’un monde aussi précis que possible afin de s’y mouvoir en totale confiance, la fixation de certaines contraintes (dans son cas, les sept trompettes de l’Apocalypse pour rythmer les événements) et rappelle que 10 % du génie est dû à l’inspiration et 90 % à la transpiration. A n’en pas douter, les quatre primo- romanciers présentés ci-après ont dû transpirer. MARIANNE PAYOT

Le plus violent

L’auteur. Né à Richmond (Virginie) au sein d’une famille d’ouvriers, Kevin Powers s’est engagé dans l’armée à l’âge de 17 ans, en 1997. Après une longue préparation militaire dans le New Jersey, il a rejoint une unité de mitrailleurs à Tal-Afar, en Irak, où il a combattu pendant treize mois, de février 2004 à mars 2005. C’est cette guerre qui a fait de lui un écrivain, l’auteur d’un récit effroyable qui doit son titre à un hymne américain, Yellow Birds, finaliste des National Book Awards en 2012.

Le thème.  » J’ai écrit ce livre pour expliquer ce que j’ai vécu au niveau physique, psychologique et émotionnel « , a dit Powers, qui retrace les multiples opérations militaires à Tal-Afar, rebaptisé Al Tafar dans ces pages. John Bartle, son narrateur, est un bidasse qui débarque brutalement dans le bourbier irakien,  » une sale petite guerre  » qui  » allait faire de son mieux pour tous nous tuer « . Au jour le jour, la peur au ventre, il dresse l’inventaire d’un enfer célinien auquel n’échappera pas son copain Murphy, retrouvé atrocement mutilé au pied d’un minaret. A son retour en Amérique, Bartle ne sera plus qu’une ombre,  » une espèce d’infirme  » obsédé par la disparition de son frère d’armes et par les carnages auxquels il a assisté dans le feu et le sang, le vacarme des bombes et l’incessant tonnerre de la violence.

Notre avis. Entre roman et reportage, une description implacable des ravages intimes de la guerre chez un jeune soldat talonné à chaque instant par la mort, alors qu’il n’est pas encore tout à fait un homme.

ANDRÉ CLAVEL

Le plus dépouillé

L’auteur. Pendant de nombreux étés, alors qu’il faisait des études de philo, Jeremy Chambers – né à Melbourne en 1974 – a travaillé dans les vignobles du sud-est de l’Australie et cette plongée chez les gens de peu lui a inspiré Le Grand Ordinaire, écrit dans la pénombre d’une chambre où il dut rester enfermé à cause d’une maladie qui le rendait incapable de supporter la lumière du jour.

Le thème. C’est aux confins des terres australes, dans une des ces régions déshéritées où il fut saisonnier, que nous entraîne Chambers. Smithy, son narrateur, est un solitaire qui pourrait sortir d’un roman de Cormac McCarthy. A l’automne de sa vie, noué comme un vieux cep de muscat, il décrit les ravages que l’alcool a creusés dans son corps. Au bar du village, il rencontre ceux qui bossent dans les vignes, courbés sous le joug de la résignation. La chaleur et le labeur ont asséché leurs âmes, et Smithy brosse d’inoubliables portraits de ces trimardeurs aux visages aussi burinés que les paysages dont ils s’échappent pour aller picoler, le soir venu.  » Un signe de tête par-ci par-là, les hommes restent debout, le verre à la main, les silences durent longtemps, c’est l’heure où l’on parle en gardant les lèvres closes « , écrit Chambers, qui réussit à offrir leur part de dignité à tous ces taiseux surgis du désert australien. Notre avis. Un roman magnifique, raboté par le fer du désespoir, avec une économie de moyens digne de Beckett. Il ne se passe quasiment rien dans ce Grand Ordinaire, et pourtant on a l’impression que tout est dit : l’humanité réduite à la plus émouvante des épures, comme dans une tragédie antique. A. C.

Le plus glaçant

L’auteur. Né en 1980 à Gien, Thomas Coppey a grandi en banlieue parisienne, étudié les lettres modernes à la Sorbonne et les sciences politiques à Nanterre. Entre deux petits boulots, il a publié des nouvelles dans les revues Rue Saint-Ambroise et Rouge déclic.

Le thème. A-t-on vu ascension plus exemplaire que celle de Chanard ? Cet ingénieur financier issu de la prestigieuse Ecole (HEC ?) est promptement repéré par le Groupe et y fait sensation en concevant un produit audacieux, à même de séduire assureurs et réassureurs : les Cat Bonds, qui permettent de miser des capitaux sur les risques de catastrophes naturelles, autrement dit d’exploiter au mieux le potentiel du sinistre. Jusqu’au jour où survient l’ouragan Katrina, qui dévaste La Nouvelle-Orléans en 2005, occasionnant 81 milliards de dollars de dégâts. C’est un peu lourd, jeune homme, lui fait-on savoir en haut lieu. Si Chanard peut compter sur le soutien de son épouse, Cécile, qui a renoncé à un bon job pour s’occuper de leur petite Capucine, il commence à réfléchir, puis à fléchir…

Notre avis. Le monde (immonde) de l’entreprise, la littérature en fait son miel, mais Thomas Coppey pousse ici le bouchon très loin, à la fois dans le fond et dans la forme : original, dérangeant, son roman fascine le lecteur en l’immergeant dans l’univers cynique d’une grande société au discours aussi codifié que ridicule, qui finit par s’insinuer au plus profond de la vie de Chanard. Potentiel du sinistre n’est pas une parodie, c’est une parabole terrifiante sur la déshumanisation engendrée par le management… sans ménagement.

DELPHINE PERAS

Le plus troublant

L’auteur. Normalienne et agrégée de lettres modernes, Ariane Schréder, 43 ans, enseigne la culture générale à des postulants à la fonction publique hospitalière. Elle vit entre Paris et la province.

Le thème. Quittée par son compagnon, Clara, sculptrice de 32 ans, part se réfugier à la campagne, au bord de la Loire. Dans sa grande maison-atelier, bientôt remplie de sculptures aériennes, la jeune femme vit avec bonheur une solitude à peine ponctuée de quelques rencontres : Omar, son voisin, harki et veuf ; Ameline, la pharmacienne, divorcée et en colère ; Bertrand, homosexuel au chômage et photographe de la Loire à plein-temps ; Aubier, le vétérinaire au grand sourire… Tous, aussi esseulés qu’elle, tous exilés à leur façon. Mais les vraies découvertes de Clara la Parisienne, ce sont les animaux et la nature, qui exaltent son coeur et transcendent son oeuvre.

Notre avis. Sur une trame assez convenue – comment trouver sa voie dans la fuite ? – Ariane Schréder nous livre un portrait de femme d’une justesse et d’une délicatesse extrêmes. Si son héroïne ne trouve pas les mots pour donner le change en société, la primo-romancière, elle, a su dénicher le ton juste pour entrer en force dans le paysage littéraire. En ne se haussant jamais du col, et en appliquant la recette – gagnante – de l’alliage simplicité et sincérité. M. P.

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