Attention au départ!

Les gares sont des lieux hors du commun. On y passe autant qu’on y attend. On s’y retrouve et on s’y sépare. De plus en plus, elles sont investies par des associations culturelles ou sociales, conscientes de la force symbolique des lieux

« Peut-être le bonheur n’est-il que dans les gares », suggérait l’écrivain Georges Perec. Peut-être. En tout cas, la vie y bouillonne. Dans les gares, on lit, on mange, on s’embrasse, on converse… Une humanité en fusion, en quelque sorte, qui attire tous ceux qui cherchent à rencontrer les gens.

« C’est vrai, une gare possède toujours une personnalité particulière », indique Marc Jacobs, un des responsables de l’ASBL Recyclart, qui occupe la gare de Bruxelles-Chapelle depuis 1998. « Cela faisait 24 ans que la gare était désaffecté, même si les trains continuaient de s’y arrêter, raconte-t-il. Elle était dans un état lamentable et le quartier était franchement devenu une zone noire. Nous avons alors déposé une projet auprès de l’Union européenne pour transformer Bruxelles-Chapelle en espace culturel. » Le projet est accepté. Recyclart obtient auprès de la SNCB la location du bâtiment pour 1 franc symbolique. Et reçoit carte blanche pour réaménager les quais. « De toute façon, notre but n’était pas de transformer radicalement le lieu, poursuit Marc Jacobs. On voulait juste qu’il devienne plus accueillant. » C’est désormais chose faite. Aujourd’hui, des fresques décorent les couloirs de la gare, autrefois recouverts de tags. Le week-end, l’ancienne salle d’attente, qui a conservé son carrelage d’origine, est prise d’assaut par des jeunes qui viennent y assister à des concerts de hip-hop ou de musiques électroniques. Les anciens guichets sont toujours là. On n’y vend plus de billets, mais de la bière et du coca. « La gare permet aussi de thématiser certains événements, commente Marc Jacobs. On a, par exemple, organisé des petits concerts à 7 heures du matin, pour surprendre les navetteurs. Une troupe de danse a aussi adapté sa chorégraphie en fonction des vibrations provoquées par le passage des trains. »

Il se passe enfin quelque chose

A Liège, l’ancienne gare de Jonfosse a aussi été entièrement réaménagée. Toujours fréquenté par les navetteurs, l’arrêt est aujourd’hui un lieu culturel incontournable. Pourtant, il y a sept ans à peine, le site était encore quasi-abandon. La gare avait cessé toute activité depuis des lustres, à tel point que les archives de la SNCB n’en ont gardé aucune trace. A l’origine de la métamorphose: trois ex-étudiants en droit férus de rock indépendant. « Nous cherchions un espace pour développer des concerts et un studio d’enregistrement, se rappelle Fabrice Lamproye, un des copropriétaires du lieu. L’endroit était très séduisant, et nous nous sommes renseignés pour voir s’il n’était pas à vendre. » En 1996, l’affaire est conclue. Illico, Liège-Jonfosse devient la Soundstation, lieu pluriculturel, atypique et convivial, dont le principal atout est sans doute sa salle de concert. Pour y accéder, on passe par un tunnel sombre, en dessous des voies. Quelques musiciens francs-tireurs sont venus récemment y faire résonner leurs morceaux. Parmi eux: Dominique A, Erik Truffaz, Daan… « On s’est rendu compte que le passage de vieilles locomotives diesel créait des interférences magnétiques avec certains micros de guitare. Ça peut donner des résultats surprenants, et intéressants », note Fabrice Lamproye. De l’autre côté des rails: café, espace d’exposition et bureau d’architectes. Sans oublier un restaurant, le Sway, dont le nom évoque le mouvement de va-et-vient des trains. Dans ce décor années 1930 avec vue sur les voies, trois menus sont proposés à ceux qui viennent y font escale: Guillemins, Liège-Palais et Gare Gantua. Logique!

Pour présenter un visage souriant, les gares n’ont pas nécessairement besoin d’une transformation radicale. Il suffit parfois qu’une association ou un collectif artistique s’y installe pour quelques heures. Comme en septembre dernier, lorsque l’opération « Gare à Max Havelaar! » s’est déroulée à Bruxelles-Midi, Namur, Liège-Guillemins, Anvers et Charleroi. Ces jours-là, les bénévoles de Max Havelaer – un label de commerce équitable – ont offert du café et du jus d’orange aux navetteurs. De leur côté, la troupe des « Passeurs de rêve » animait les gares avec un spectacle de sensibilisation aux enjeux du commerce du café.  » Parfois, les gens se demandaient un peu ce qui se passait, mais les réactions étaient en général assez positives. Ils étaient contents qu’il se passe « enfin quelque chose » dans leur gare », note un des participants à l’opération. Pour Max Havelaar, le but était de marquer le coup à l’occasion de son changement de logo, et d’attirer l’attention du public sur les avantages d’une consommation « au goût de justice ». « Cela nous paraissait évident de mener la campagne dans les gares, explique Laurence de Callata?, une des responsables de l’initiative. Les trains sont au départ un moyen de transport proche de notre conception du développement durable. Les gares brassent aussi un très large public. Là, les gens ont généralement un certain temps, qu’ils peuvent par exemple mettre à profit pour lire notre information. Et puis, quand on y réfléchit, il reste en fait très peu de lieux réellement publics, qui peuvent être utilisés par tout le monde et où passent autant de personnes. »

Lieux d’attente et de passage. Constructions de pierre, de verre et de fer. Les gares ont souvent aiguisé l’imagination des écrivains, particulièrement dans le monde du polar. Pascale Fonteneau, auteur de plusieurs titres parus à la Série noire, ne dément pas la règle. « C’est vrai, les gares et les trains m’ont toujours fascinée », avoue-t-elle. C’est donc sans hésitation qu’elle accepte la proposition que lui adresse la SNCB en 2001. Celle-ci demande alors à plusieurs auteurs d’écrire une nouvelle « ferroviaire ». Les textes sont ensuite regroupés dans un recueil, intitulé Compartiment auteurs, qui est distribué aux voyageurs à l’occasion de la Foire du livre. Dans cinq gares, la distribution des recueils s’accompagne d’une séance de dédicaces. « Moi, je suis allée signer à Charleroi, se rappelle Pascale Fonteneau. Pour rencontrer les gens, la gare est un lieu idéal. Les discussions qu’on a avec les lecteurs sont forcément intenses. On est juste de passage et on sait qu’il n’y aura pas de lendemain. Cela permet de se dire des choses qu’on n’oserait pas ailleurs.  »

Un bon moment

La SNCB elle-même prend de plus en plus conscience de l’intérêt suscité par son patrimoine. En témoigne la façon dont elle a célébré, en octobre passé, l’anniversaire de la jonction Nord-Midi. Celle-ci, véritable balafre dans l’urbanisme bruxelloise, a marqué durablement les esprits. L’axe souterrain, qui permet aujourd’hui de relier entre elles les principales gares de Bruxelles, a en effet pratiquement coupé la métropole en deux. Pour les 50 ans de la fin des travaux, la SNCB avait proposé à des artistes d’investir les quais et les sous-sols de la gare Centrale, et d’y livrer leur vision du chemin de fer. L’événement a pris le nom de « Liaisons secrètes ». Une de ses manifestations les plus visibles est l’habillage des piliers de la Bruxelles-Central, réalisée par Robert Kot, artiste né en Tchécoslovaquie. Ceux-ci sont recouverts, en alternance, de clichés des travaux de la Jonction issus des archives de la SNCB et de portraits de voyageurs. « La pose des photos sur les piliers a duré quatre nuits, explique Robert Kot. En raison du trafic des trains, on ne pouvait travailler qu’entre minuit et 4 heures du matin. »

BlowUp, collectif regroupant 8 photographes, a aussi planché sur le concept de la Jonction. Dans un premier temps, l’association a multiplié les prises de vue de différents sites de la Jonction. Les photographes ont ensuite collé leurs affiches dans les gares bruxelloises, en pleine heure de pointe. « L’idée, c’était de déranger un peu les habitudes, raconte Vincent Delbrouck, un des membres de BlowUp. Tout en restant humbles: certains n’ont même pas jeté un oeil en direction de nos photos. Mais d’autres se sont arrêtés, ont discuté avec nous. Peut-être que ça leur a donné un petit moment de plaisir. »

« J’ai toujours aimé les gares, écrivait Henri Carlet en 1955. Les hommes s’y montrent généralement plus tendres qu’ailleurs; on les voit pleurer quelquefois. » De plus en plus, on les voit aussi chanter, photographier, peindre et danser.

François Brabant

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