Arrêter, sans souffrir

Souvent, les espoirs de ceux qui veulent arrêter de fumer s’envolent en fumée. Pour rompre la dépendance, l’emploi de médicaments est un atout. Il pourrait l’être davantage encore avec de nouvelles molécules et un vaccin, en préparation

A la question :  » Pourquoi fumez-vous ? « , les patients du Pr Laurence Galanti, biologiste et tabacologue à l’UCL, répondent souvent :  » Pour le plaisir.  »  » A chaque cigarette ? leur demande- t-elle. Vraiment ?  » Ainsi débute une amorce de réflexion qui fera partie du travail de sevrage tabagique. En prenant en compte, à la fois, la dépendance psychologique et physique, les spécialistes savent qu’ils augmentent les chances de réussite du candidat à l’abstinence. Tout comme lorsqu’ils proposent les médicaments destinés au sevrage. De nouvelles substances, prometteuses, sont attendues. Alors qu’il sera interdit de fumer dans les entreprises dès le 1er janvier prochain ( lire en p. 18 ), voilà de quoi stimuler plus encore ceux qui souhaitent se libérer du tabac… de la manière la plus confortable possible.

Le Vif/L’Express : Arrêter de fumer tout seul, est-ce bien raisonnable ?

Dr Laurence Galanti : Oui, pourquoi pas ? En pratique, on constate cependant que seul un nombre très réduit de fumeurs réguliers y parviennent définitivement. Ils sont particulièrement motivés et/ou ils utilisent les substances qui leur permettent de ne pas subir les symptômes de manque, mais le sevrage reste parfois pénible pour eux et pour leur entourage.

Et arrêter sans souffrir, c’est illusoire ?

Moins qu’on ne l’imagine. Mais nous ne sommes pas tous égaux face au tabac… ni face à son arrêt. Les fumeurs sont sous le coup d’une double dépendance, psychologique et physique. Très peu de cigarettes par jour y suffisent parfois ! La dépendance physique varie selon le nombre de cigarettes que l’on prend chaque jour, sur la manière dont on les fume, dont on inhale leur fumée, etc. Parmi les 4 000 substances toxiques que les fumeurs inspirent à chaque bouffée, la nicotine est une ennemie toute particulière : elle est la responsable de la dépendance physique qui s’installe chez la plupart des fumeurs réguliers. Paradoxalement, c’est pourtant sur l’utilisation de cette substance que reposent un certain nombre de traitements destinés à aider ceux qui souhaitent arrêter de fumer.

Avouez que, pour certains, se passer de cigarettes, c’est vraiment dur ! Comment réagissez-vous quand un ex-fumeur vous dit, des années plus tard, que cela lui manque encore ?

Je pense que ce n’est pas comme cela que l’on se libère du tabac. Le but n’est pas de rester frustré à jamais. Mais, au contraire, d’avoir une vie au moins aussi agréable qu’avant, sinon davantage. En fait, il faut avoir tourné définitivement la page de cette période de dépendance et le faire de la façon la plus confortable possible.

Pour y parvenir, les produits à base de nicotine sont-ils vraiment utiles ?

Les études montrent qu’ils doublent les chances de réussite. Ils permettent d’éviter ou de réduire les symptômes liés à la dépendance physique : l’irritabilité, le fait de se sentir en colère ou anxieux ou dépressif, d’avoir des problèmes de sommeil ou de concentration ou, encore, par exemple, une augmentation de l’appétit. Je dis aux personnes en sevrage tabagique :  » Faites vous plaisir !  » Si ces ex-fumeurs se sentent mal en raison des symptômes de manque, elles ne peuvent y penser… Les patchs de nicotine, les comprimés à sucer ou à mettre sous la langue, les gommes ou l’inhalateur de nicotine permettent d’éviter ces désagréments. L’acheteur peut se référer à une notice qui indique les doses à prendre en fonction du nombre de cigarettes que l’on fumait. Ce n’est pas forcément la mesure qui convient le mieux, mais le risque de surdosage est négligeable. D’ailleurs, dans ce cas, la personne s’en rend compte (elle se sent mal !) et elle diminue naturellement la dose. Cela dit, il existe des tests qui permettent de connaître exactement les doses utiles au sevrage, ni plus ni moins.

Un médicament, le buproprion (commercialisé sous le nom de Zyban) fait également partie des traitements médicamenteux du sevrage. Contrairement aux substituts, il n’est pas en vente libre. Quel intérêt présente-t-il ?

Lui aussi, il combat les effets de la dépendance physique et rend le sevrage confortable. Contrairement à ce que l’on pense parfois, son action n’est pas liée à une activité antidépressive. Il a aussi pour intérêt principal de limiter la prise de poids et il peut être associé aux substituts.

Comment ces deux types de produits agissent-ils ?

Ils sont actifs sur les cellules nerveuses spécifiques qui se situent dans la zone de récompense du cerveau. Ce sont elles qui produisent principalement de la dopamine (mais, aussi, de la sérotonine ou de la noradrénaline), c’est-à-dire des neuromédiateurs qui font que l’on se sent bien. Si je vous dis quelque chose de gentil, ces cellules vont être stimulées et en fabriquer, ce qui vous donnera un sentiment de contentement. Quand un fumeur inhale sa fumée, il obtient le même résultat : la nicotine parvient en moins de dix secondes au cerveau. Elle se fixe alors sur des récepteurs situés sur ces cellules nerveuses, ce qui entraîne une libération de dopamine. Peu à peu, pour satisfaire ces récepteurs, la personne dépendante du tabac doit augmenter ses doses. Sans cigarette, la cellule ne reçoit plus de stimulus : sa production basale risque de ne plus suffire au fumeur !

Les substituts nicotiniques ou le buproprion trompent les cellules nerveuses, chacun par un mécanisme différent. Ces traitements permettent au cerveau de se déshabituer de la nicotine. Ils relancent le mécanisme naturel, avec une reprise de la capacité de réaction des cellules nerveuses. Ainsi, le Zyban et les substituts nicotiniques permettent le maintien d’une concentration de dopamine suffisante pour que la personne se sente bien. De plus, contrairement à la cigarette, ces produits évitent de donner à l’organisme des pics successifs de nicotine (reçus à chaque bouffée), très nocifs pour les artères.

On parle beaucoup de l’arrivée prochaine de nouveaux produits. Qu’en sait-on ?

Une molécule a été testée pour lutter contre l’obésité et le tabagisme. Plusieurs hôpitaux belges ont participé aux études cliniques de ce médicament. Il s’agit du Rimonabant (produit par Sanofi). Il fonctionne en régulant notre système de récompense, mais par une voie très différente de celles des substances déjà sur le marché.

De manière endogène (c’est-à-dire par nous-même), à partir des acides arachidoniques se trouvant dans notre corps, nous fabriquons ce qu’on appelle des endocannabinoïdes. Ils font partie du système de régulation naturelle de notre humeur et de notre appétit. Ils se fixent sur des récepteurs que l’on trouve partout : dans nos tissus, comme dans la zone de plaisir de notre cerveau. En agissant sur les récepteurs, ce médicament jouerait un rôle non négligeable dans le sevrage tabagique, en empêchant l’effet  » renforçateur  » de la nicotine. Cette solution médicamenteuse serait donc assez séduisante, en doublant le pourcentage d’abstinents par rapport au placebo.

Existe-t-il d’autres pistes ?

Une autre molécule, la varenicline (testée chez Pfizer), ressemble à la nicotine. Grâce à elle, on parviendrait à bloquer les récepteurs nicotiniques des cellules nerveuses, ce qui permettrait un sevrage plus facile. Pour l’instant, avec cette molécule, les résultats sont plus qu’intéressants, avec un taux de réussite de 48 %, ce qui semblerait supérieur à celui obtenu jusqu’à présent.

Est-ce que la vaccination contre le tabac pourrait devenir une arme plus efficace encore ?

On le croit. Le vaccin a progressé. Il s’agit de stimuler une production d’anticorps anti-nicotine. En cas de tabagisme, ces anticorps diminueraient fortement la concentration cérébrale en nicotine. L’intérêt, c’est que ce vaccin aurait une longue durée d’action et qu’il pourrait être proposé soit préventivement, soit de manière curative, conjointement à une cessation tabagique. Les différentes expérimentations animales sont bonnes : la nicotine inhalée a moins d’effets sur le cerveau et les symptômes de manque diminuent lors du sevrage. Une piste pleine de promesses…

L’interdiction de fumer sur tous les lieux de travail (et jusque dans les camionnettes véhiculant du personnel !) à partir du 1er janvier prochain ne semble pas donner des sueurs froides aux responsables des entreprises, quelles que soient la nature et la taille de celles-ci. Probablement parce que la mesure était annoncée de longue date ou… parce qu’elle ne changera pas grand-chose sur le terrain. Au service juridique de l’Union des classes moyennes (UCM), par exemple, on s’étonne de ne pas avoir reçu la moindre demande de conseil ou d’éclaircissement des patrons de petites ou moyennes entreprises.  » Parce que les règles de courtoisie y sont bien respectées, explique Thierry Evens, porte-parole de l’UCM, ou parce que rien ne changera dans une équipe de deux ou trois personnes où chacun fume…  »

Dans les grandes villes, le spectacle des fumeurs faisant le pied de grue, par tous les temps, au pied de leurs immeubles fait déjà partie du paysage : c’est probablement le signe que l’application de la législation y a été anticipée. C’est le cas à l’université de Liège (ULg), par exemple, qui a profité de la dernière rentrée académique pour instaurer l’interdiction générale de tabac dans tous ses bâtiments, renonçant également à la création de fumoirs. Prévue par le législateur, cette éventualité d’aménager des pièces spéciales pour les fumeurs pose problème à de nombreux employeurs. En effet, le nouvel arrêté interdit explicitement toute discrimination entre travailleurs. Comment garantir, dès lors, l’égalité de traitement entre les personnes qui, étroitement liées à leur poste de travail, n’ont accès aux fumoirs qu’à certaines heures et ceux qui disposent d’une certaine liberté de mouvement ? Beaucoup d’employeurs ont tranché la question : pas d’accès au fumoir en dehors des heures de pause. Autre obstacle : ces fumoirs doivent répondre à des spécifications techniques très précises. Des entreprises spécialisées commercialisent d’ailleurs des  » pièces fumoirs  » clés sur porte.

Chez Dexia, les 2 000 employés fumeurs du nouveau bâtiment de la place Rogier, à Bruxelles, devront se contenter, en 2006, de trois petits fumoirs exigus : le prolongement d’une politique de confinement douce, mais de plus en plus restrictive. Un accompagnement psychologique des fumeurs, probablement avec distribution de patchs, est également en cours de discussion. Au Service public fédéral (SPF) Emploi, cette aide à la désintoxication a déjà démarré. Chez Electrabel, des petits préaux sont en cours de construction sur les sites de production d’électricité. Ils compléteront les fumoirs. A la Stib, on estime que la nouvelle réglementation marquera la fin de la tolérance pratiquée jusqu’à présent dans les couloirs, les halls, les lieux de passage.

Sautant sur l’occasion de la nouvelle réglementation, des entreprises remplacent les distributeurs de sodas par de l’eau et des jus de fruits, ou proposent des menus allégés dans les cantines. A l’ULg, 30 étudiants jobistes rappellent inlassablement l’interdiction de fumer à l’intérieur des locaux, y compris – une tâche ardue… – dans les cercles étudiants. Au siège de la FEB, on distribue, depuis peu, des fruits frais au personnel et on organise des séances de détente ou de sport. Un arrêté qui fait boule de neige ?

Entretien : Pascale Gruber

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