Rendre visite à Yolande Moreau, même pour la première fois, c’est comme venir dire bonjour à une vieille copine. Elle nous reçoit tout sourire dans sa fermette normande, près de Vernon, où elle habite depuis dix-huit ans. Le jardin est gorgé de fleurs. Un Manneken-Pis en pierre, offert par ses enfants vivant à Bruxelles, se soulage sur des poissons rouges. Sur la table en bois près de la cuisine nous attendent des asperges, du persil, une salade du potager et, bien sûr, une bouteille de bon vin. A 58 ans, l’actrice belge aux trois césars fait preuve d’une simplicité désarmante. Du haut de sa taille de géante un peu voûtée, l’anti-star se montre d’ailleurs timide, mal à l’aise lorsqu’il s’agit de parler d’elle, préférant évoquer son dernier rôle, celui de Rose dans Où va la nuit, de Martin Provost. Mais elle camoufle sa pudeur derrière son rire éclatant, son accent inimitable et sa gourmandise de la vie. Rencontrer Yolande Moreau est un moment de bonheur. Très naturel…
Le Vif/L’Express : Ça ne vous dérange pas si j’enregistre la conversation ?
Yolande Moreau : Ouïe, je ne dois pas dire de gros mots alors. Le Vif/L’Express, c’est le journal que lisent mes parents. Je dois faire attention… Mais on se tutoie quand même ! Sans chichi ! On est entre Belges, hein ?
D’accord… Tu es installée depuis belle lurette dans ce coin de Normandie. Mais la Belgique, cela reste un peu ton » chez- toi » ?
Toute ma famille vit là-bas. Mes parents, mes enfants, mes petits-enfants, mes s£urs, mes amis. Oui, c’est toujours chez moi. Bruxelles, Charleroi, Liège ou Mons, le décor m’est familier, plus que la France, même si j’y vis depuis pas mal d’années. Je me sens proche de la Belgique, de son univers des cafés, de son langage.
La crise politique belge, un sujet préoccupant ou éloigné ?
Non, non, je m’informe. Je suis très inquiète de la tournure que prennent les événements. Je suis une Bruxelloise, née d’un père wallon, négociant en bois, et d’une mère flamande au foyer. Voilà le résultat de ce mélange d’identités [Elle écarte les bras en souriant.] Je ne comprends pas que certains veuillent déchirer toute cette richesse. Pour la première fois, on sent qu’on est arrivé au bout de quelque chose. Ça me rend vraiment triste.
On parlait français ou néerlandais à la maison ?
Français. Ma mère est une Flamande » francophone « . Mais je parle toujours le néerlandais, s’il faut. Par exemple, je peux donner » een dikke pieper « , un gros baiser, comme on dit chez ma copine Sabine de Courtrai. [Elle rit.] Dis, il faut absolument goûter ce hollande-là. [Elle présente un plateau de fromage.] On n’en trouve pas d’aussi bon à Bruxelles. Juré ! C’est un maraîcher de Vernon qui va le chercher directement chez un artisan près d’Amsterdam…
Tu te sens ambassadrice d’une certaine Belgique, en France ?
Ambassadrice ! [Elle ouvre de grands yeux.] Je ne sais pas si le terme me convient… En tout cas, j’aime qu’on sache d’où je viens. Il y a de quoi être fier de cette émergence de talents belges, francophones comme flamands d’ailleurs. Un des derniers films qui m’a bouleversée : La Merditude des choses, de Félix Groeningen [NDLR : basé sur le roman De Helaasheid der dingen, de Dimitri Verhulst]. C’est tout ce que j’aime : un cinéma social, attachant, où l’on rit, qui ne se prend pas du tout au sérieux. Le contraire de ce qu’on voit parfois en France… C’est la force des Belges de ne pas se prendre au sérieux. Comme je dis toujours, nous, on ne se bourre pas le mou ! C’est pas par hasard que mes amis grolandais adorent la Belgique.
Le film Où va la nuit a été tourné en Belgique. Pourquoi pas en France ?
Martin Provost, le réalisateur, cherchait une campagne un peu sombre et mystérieuse, pour le début du film. Je lui ai montré des photos de l’Eau noire, près de Couvin. Ça lui a plu. Quant à Bruxelles, la ville a un côté plus étrange que Paris, qui convenait aussi à Martin.
Où va la nuit raconte l’histoire d’une femme battue qui tue son mari. Elle tente de refaire sa vie avec son fils qui a fui la maison. Tu as déjà interprété une femme meurtrière dans le spectacle Sale affaire. Un rôle de prédilection ?
Eh bien, je n’avais pas fait le rapprochement avant la fin du tournage. C’est vrai que, dans les deux histoires, ce sont des femmes qui tuent parce qu’elles n’ont pas d’autre solution.
Un homme peut tuer pour le pouvoir. Une femme tue parce qu’elle est au bout de sa souffrance ?
Sans doute. Dans Où va la nuit, le mari de Rose a fait de la taule après avoir tué une jeune fille, alors qu’il était ivre au volant. Pendant ce temps-là, Rose a appris à conduire pour vendre ses lapins. Elle a goûté à la liberté. Tout à coup, ça germe dans sa tête… D’autant que, quand il sort de prison, il recommence à la battre.
Son crime est prémédité. Pourtant, Rose suscite la compassion. On ne peut s’empêcher de vouloir qu’elle se sauve…
Martin ne voulait pas en faire une victime. Rose est manipulatrice avec son fils. C’est un personnage très complexe, qui évolue au fil de l’histoire, comme dans le roman irlandais, Mauvaise pente, de Keith Ridgway, d’où est tiré le scénario. Elle s’émancipe et, à la fin du film, même si les flics la cueillent au bout du quai face à la mer, elle n’est pas malheureuse. Elle a trouvé une certaine paix qui est sans doute de l’ordre de la conscience. Elle va enfin pouvoir nouer une vraie relation avec son fils, même si elle va en prison.
Le film évoque la violence conjugale. Un thème important pour une actrice ?
Bien sûr. Et trop rarement abordé au cinéma. Alors qu’on sait qu’une femme sur trois subit des violences physiques et sexuelles, dans nos pays. C’est hallucinant !
Rose a des points communs avec Séraphine de Senlis, dans le précédent film de Martin Provost, qui t’as valu un césar. Cette violence contenue…
J’aime cela, oui. Quand Séraphine peint par terre, avec cette rage intérieure, c’est la scène principale du film. Rose aussi a cette violence. Ce sont les circonstances de sa vie : un enfant mort accidentellement, un mari qui la bat… C’est comme dans le procès d’un meurtrier : ce qui nous interpelle, c’est moins le crime que les raisons du crime, l’histoire de celui qui en est venu à tuer, l’histoire de sa violence.
Agnès Varda te compare à Simone Signoret : » La même beauté et la même violence dans le regard et le visage. » La comparaison te convient ?
Agnès a dit ça ? Ah, ah, mon cou va éclater ! Je ne pourrai plus porter de cols roulés… Oui, ça me fait plaisir. Evidemment.
Est-ce difficile de quitter un personnage comme celui de Rose ?
J’ai l’habitude de laisser mon costume au vestiaire, une fois le tournage terminé. Le soir même, je fais une bonne blanquette avec des potes et on joue au tarot. J’adore les cartes. Et les jeux de société aussi. [Elle montre un jeu Carcassonne, sur une imposante commode.] Je les achète toujours chez Casse-Noisette, chaussée d’Alsemberg, à Bruxelles.
Tu as retrouvé Martin Provost, après la belle expérience de Séraphine. Qu’est-ce qui te séduit chez lui ?
Martin, c’est une rencontre humaine et artistique. Il habite à cinq kilomètres d’ici. Après mon film Quand la mer monte, il m’avait aperçue au Super U. Nous avions un entrepreneur commun qui a joué les entremetteurs : » Il y a un petit jeune qui veut vous voir. » Je pensais qu’on allait encore me proposer un court-métrage… Je voulais liquider ça tout de suite. Martin est venu me raconter l’histoire de Séraphine, un après-midi. On s’est entendu comme cochons. J’ai dit oui, à la fin de la conversation. Aujourd’hui, c’est un ami. Il vient ce soir m’apporter des plantes…
Séraphine est une mystique qui trouve un exutoire dans la peinture. Un peu comme toi à l’adolescence, non ?
C’est vrai. J’ai eu une éducation très catholique. Entre 11 et 14 ans, j’ai connu une période mystique. Nous habitions dans le quartier des Constellations, à Woluwe-Saint-Lambert. J’allais à l’école des Dames de Marie, au square Vergote. Je voulais devenir religieuse. J’avais des chapelets plein les poches. Je servais la messe. J’y allais assez tôt pour boire une gorgée de vin dans les burettes. Le début de la pente… Aïe ! Mes parents vont le savoir maintenant quand ils vont lire Le Vif !
Plus tard, tu es passée de mystique à beatnik…
J’écoutais Nigth in White Satin, des Moody Blues, en boucle sur le tourne-disque de mon père. Jusqu’à en user l’aiguille. Le changement a été rapide. Je portais des minijupes et des baskets orange. C’était l’adolescence, l’éveil de la sexualité, les garçons, quoi !
Tu as quitté très jeune la maison de tes parents…
A 18 ans. J’étais attirée par le monde hippie. En 1970, il y avait beaucoup d’espoir pour la jeunesse. Je rêvais d’un monde meilleur, sans argent. J’étais assez radicale et naïve. J’ai suivi un homme dans une communauté qui vivait dans les bois à Oignies, pas loin de Couvin. Je suis tombée enceinte à 19 ans.
Il y a eu des années galère après ça ?
Oh, galère ! C’est beaucoup dire… Je me suis vite séparée du père de mes deux enfants. J’habitais à Linkebeek. J’avais un bout de jardin quand même. Je faisais des petits boulots, des ménages. Puis je suis entrée dans un théâtre pour enfants, le Théâtre de la Ville. On faisait tout nous-mêmes : décors, costumes, éclairages, musique… C’est à cette époque que j’ai vu Zouc sur scène. Cette artiste a changé ma vie ! J’ai fait un stage de clown à l’école Le Coq de Paris, chez Philippe Gaulier, d’où est également sorti le duo Abel et Gordon qui vient de présenter le film La Fée, à Cannes.
Le Coq, c’est l’école du mouvement. Tu es une actrice plus physique que psychologique, dans tes films. C’est délibéré ?
L’un ne va pas sans l’autre. Le corps raconte une histoire, lui aussi. Si le mouvement est juste, la parole suit naturellement. Parfois, il n’y a pas besoin de paroles. Quand je travaillais avec Jérôme Deschamps [NDLR : créateur de la famille Deschiens, avec Macha Makeïeff], j’étais timide au début. Je n’osais pas parler. Un jour, je dis tout de même à Jérôme : » Mais moi, je ne fais rien ici. Je tire juste ma bassine. » Il me répond : » Mais quand tu tires ta bassine, tu racontes une vie. » Ça m’a plu.
Ça manque le côté physique au cinéma ?
Je trouve parfois les choses un peu bavardes au cinéma français. Ce que j’aime chez Martin, c’est qu’il fait confiance à l’image, même quand rien n’est dit. Il supprime d’ailleurs des dialogues au montage. Le silence au cinéma, c’est important. Comme dans la vie.
Quand la mer monte, le film que tu as réalisé avec Gilles Porte, a été un énorme succès, en 2004. Deux césars… Bientôt un retour à l’écriture ?
C’est fait ! J’ai fini d’écrire un scénario. On tournera l’année prochaine, si tout va bien…
Un mot sur ce projet ?
C’est une histoire sur la différence, entre un mec qui est alcoolique et une jeune femme qui souffre d’une déficience mentale légère et qui rêve de normalité. Quel programme, hein ? Ça se passera en Belgique et dans le nord de la France. Ce sera, encore une fois, assez minimaliste. Mais je ne jouerai pas dedans. Car, cette fois, je réalise seule. Sans béquilles…
Le cinéma que tu fais en tant qu’actrice ou réalisatrice a un aspect souvent très social, au sens large. C’est un fil rouge pour toi ?
Social au sens large, l’expression me plaît. Même Séraphine, c’est du cinéma social. Sans sa condition de bonne, elle ne se serait sans doute pas lancée dans la peinture. Le cinéma permet de peindre la société dans laquelle on vit, les malentendus entre les gens, leurs souffrances, la manière dont ils règlent leurs problèmes…
Tu ne participes pas au Festival de Cannes. Ce n’est pas trop ton truc ?
Martin n’a pas voulu y présenter Où va la nuit. Il est déjà sur d’autres projets. Ça m’est arrivé d’aller à Cannes. Je m’y amuse beaucoup, mais, pour moi, c’est du dixième degré… Totalement surréaliste. Je trouve dingue de se préoccuper à ce point de ce qu’on va porter pour monter les marches.
Les honneurs, les césars, la célébrité, c’est tout de même important ?
Oh, je ne boude pas mon plaisir d’être reconnue dans la rue et par la profession. Il faut être honnête : on fait aussi ce métier pour être aimé, même si, à mon âge, je ne me laisse plus piéger par tout ça. Les césars, ils sont dans ma grange, là où je lis les scénarios, à côté des deux homards musicaux de Quand la mer monte. On peut aller les voir. Mais avant cela, le dessert ! Il y a du melon…
PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY DENOËL. PHOTOS : RENAUD CALLEBAUT.
» Je trouve parfois les choses un peu bavardes au cinéma français. Le silence au cinéma, c’est important. Comme dans la vie « » Ici, dans ma grange, on fait la fête, je lis mes scénarios, les copains campent… «