Après le déluge

La succession d’inondations, ces dernières années, semble anormale. Il faut se préparer, rapidement, à d’autres catastrophes de la même veine. Mais, +entre vrais remèdes et solutions de pacotille, un choix urgent s’impose

La réalité météorologique de notre pays est ainsi faite. Il a suffi d’une chute brutale des températures, ces derniers jours, pour reléguer les récentes inondations à l’ombre des projecteurs médiatiques. Mais des milliers de riverains des cours d’eau, eux, ne sont pas près d’oublier les jours et les nuits agités de la fin 2002 et du début 2003. Après la lutte contre le débordement des flots, l’heure est aujourd’hui aux réparations de fortune, aux lents et patients séchages et à l’évaluation des dégâts. Malgré l’intervention promise du Fonds des calamités, la facture sera douloureuse pour bien des familles. « Comme d’habitude », serait-on tenté d’ajouter, tant les épisodes d’inondation se succèdent depuis quelques années. Et tant l’on sait qu’en l’absence d’un système généralisé d’assurances privées contre les dégâts liés aux risques naturels, l’indemnisation publique est parfois ridicule, souvent dérisoire, toujours tardive. Le dernier épisode d’inondations a frappé fort. Ainsi, dans la Semois et l’Ourthe supérieure (deux des trois zones les plus touchées par les précipitations, avec celle de la Senne et de la Dendre), les records de débit de 1993 et/ou de 1995 ont été égalés, voire dépassés. Dans le bassin de la Semois, il est tombé, en deux jours, 100 litres d’eau par mètre carré, soit le dixième des précipitations annuelles habituelles!

D’ores et déjà, les questions et, surtout, les défis à relever par les décideurs se multiplient. Ils sont loin d’être neufs! Mais l’hypothèse, de plus en plus vraisemblable, d’assister aux premiers effets (chez nous) du réchauffement climatique de la planète leur donne un nouveau relief. Ainsi, n’est-il pas urgent de mettre fin à des pratiques néfastes d’occupation du sol, d’agriculture et de traitement des eaux? Les pouvoirs publics peuvent-ils continuer à investir à fonds perdus dans des politiques dispendieuses d’indemnisation, alors qu’un souci élémentaire de prévention pourrait prévenir de tels drames à moindres frais ou, au moins, limiter leurs effets dévastateurs? Comment faire la part des choses entre les solutions techniques éprouvées et les faux remèdes, discutés au café du Commerce de l’écologie à bon marché? Voici l’avis nuancé de Sylvia Dautrebande, directrice du service d’hydrologie à la Faculté universitaire des sciences agronomiques de Gembloux.

Le Vif/L’Express: Des crues en 1993, en 1995 et en 1998. De nouvelles inondations, notamment en mars et en août 2002,à la suite de pluies diluviennes. Puis le récent épisode des dernières vacances de Noël. Manifestement, quelque chose ne tourne plus rond. Devons-nous vivre avec l’idée que les inondations répétées sont désormais inévitables?

Sylvia Dautrebande:Il faut prendre garde à ne pas confondre tous les phénomènes, sous peine de choisir de mauvais remèdes. Car ceux-ci sont nombreux! Les inondations d’été sont généralement dues à des pluies d’orages, très violentes mais localisées et de courte durée. Les pluies d’hiver, elles, sont moins intenses, mais durent plus longtemps. Elles peuvent se renforcer par des chutes de neige. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, les pluies d’été, sur sol sec, font l’objet d’une meilleure infiltration dans le sol. De plus, en saison estivale, plus de la moitié de ce qui tombe au sol en une année s’évapore rapidement, sous l’effet du soleil et de l’évapotranspiration. En hiver, par contre, les sols sont déjà saturés d’eau; ils absorbent plus difficilement les précipitations. De plus, le débit des cours d’eau est déjà élevé. Tout cela concourt à l’arrivée brutale des eaux de pluie dans les rivières. Mais, en août dernier, le phénomène était atypique: les orages ont frappé presque l’ensemble du territoire.

Le lien avec le réchauffement climatique est de plus en plus souvent évoqué. Qu’en pensez-vous?

Je ne suis pas climatologue. Je veux donc rester prudente, d’autant plus que nous manquons de statistiques complètes sur la pluviométrie en Belgique. Mais j’avoue qu’il y a de quoi être troublé. Les pluies d’août dernier et de ce début janvier, au vu des chiffres cités, se situent clairement sur la courbe des pluies dites « exceptionnelles ». Cet hiver, apparemment, les crues ont, à nouveau, atteint ou carrément dépassé, ici et là, les records de débit enregistrés en 1993. Mais ce qui est étrange, davantage que l’intensité des précipitations, c’est leur succession rapprochée à partir d’environ 1993. Et cela, tant en hiver qu’en été. Une période de dix années de pluies et d’humidité exceptionnelles, cela semble anormalement long. Certes, nous sortons d’une période sèche, entre 1970 et le début des années 1990. Par ailleurs, tous ces phénomènes sont connus pour être cycliques. Mais l’épisode qui dure depuis dix ans pourrait correspondre à des cycles – secs ou humides – plus marqués qu’autrefois. Or c’est précisément l’un des scénarios annoncés par les spécialistes du réchauffement climatique.

Les récentes inondations relevaient d’un phénomène typiquement hivernal. Comment éviter de tels épisodes ou, en tout cas, atténuer leurs effets?

La première chose à faire est de vérifier, au niveau du cours d’eau, si un obstacle – par exemple un pont mal placé – ne bloque pas l’écoulement des eaux ou si l’entretien a été correctement réalisé. Il ne faut pas oublier, en effet, que les cours d’eau ne sont pas à l’état naturel chez nous: ils sont dragués et entretenus, sans quoi leurs méandres, par exemple, se dessineraient autrement. Théoriquement, ils sont entretenus de telle manière à éviter les inondations décennales, c’est-à-dire celles qui sont atteintes ou dépassées en moyenne tous les dix ans. Cela pose un premier problème: si les pluies exceptionnelles continuent au même rythme, il faut revoir cette périodicité.

Mais les défauts d’entretien et de dragage des cours d’eau ne constituent pas l’unique explication aux récents débordements…

Bien sûr que non. C’est là que se situe l’autre difficulté. Toutes les habitations, tout le bâti inondé, ces derniers jours, se trouvent dans le lit majeur des rivières, soit dans des zones inondables, où on a incontestablement continué à délivrer des permis de bâtir. Il est vrai que les plans de secteur ( NDLR: qui réglementent toutes les formes d’occupation du sol) ont été élaborés à la fin de la période sèche évoquée plus haut. A peu près à la même période, une certaine expertise s’est perdue. A force de mettre l’accent sur les problèmes qualitatifs de la gestion de l’eau (la pollution, les normes, les stations d’épuration…), on a négligé les aspects quantitatifs. En vingt ou trente ans, un certain métier, un savoir se sont perdus. On manque cruellement, aujourd’hui, de bureaux d’études spécialisés capables de quantifier les problèmes rencontrés par les communes. Cette responsabilité est collective. Nous avons tous négligé une certaine connaissance qui, autrefois, orientait notre façon de construire nos maisons, de prévoir l’implantation des fossés et de les entretenir, d’anticiper l’écoulement des eaux, etc. En cas de fortes pluies, les voiries, qui n’ont cessé de se multiplier depuis quarante ans, se transforment souvent en véritables rivières artificielles, qui créent des problèmes brutaux en aval.

Néanmoins, dans des régions comme Dinant ou Huy, occupées depuis des siècles et inondées régulièrement, on ne peut pas reprocher la délivrance indue de récents permis de bâtir…

C’est exact. Mais, jusqu’au XIXe siècle, les rez-de-chaussée restaient réservés à des activités qui pouvaient supporter un débordement de la Meuse. On vivait avec l’eau et la tolérance était plus grande. Quant aux autres endroits inondés, j’entends souvent ce raisonnement: « Depuis trente ans que je vis ici, je n’ai jamais vu cela! » Or, si vous interrogez les gens, vous constatez que, souvent, l’occupation antérieure était une grange, un garage, un abri, etc. Et non une habitation avec tout l’équipement moderne. On n’a pas tenu compte, dans les aménagements récents, de l’ancienne occupation du sol, plus compatible avec l’envahissement des lits majeurs. On l’a très bien vu, cette fois, aux bords de la Mehaigne ou à Deux-Acren (Lessines). Cela dit, je répète que ces événements semblent exceptionnels.

Que faire, dès lors?

Pour limiter les dégâts des pluies et des inondations d’hiver, il faut en priorité agir dans la zone inondée, en aménageant ou en créant des zones de rétention d’eau le long des rivières. Il peut s’agir de barrages, mais on peut aussi profiter de zones de dépression existantes, qui s’inondent facilement d’une façon naturelle, et dont on peut amplifier la fonction de stockage via de légers endiguements. On peut également récupérer de nouvelles zones, actuellement occupées par le bâti. Travailler en amont, dans le bassin-versant, ne sert pas à grand-chose, vu la saturation hydrique des sols. Le problème est évidemment politique et socio-économique: vaut-il mieux payer de lourds dédommagements à chaque catastrophe ou inciter les gens à déménager? Cela dit, l’évacuation des lieux n’est pas forcément indispensable. Si ces zones inondables sont officiellement désignées, on peut aussi, via un règlement spécial d’urbanisme, y imposer certaines prescriptions: absence de cave ou de garage souterrain, construction sur pilotis, installation électrique et de chauffage spécifiques, etc.

Vous ne croyez donc pas aux multiples solutions évoquées à chaque épisode de crues: plantations de haies, multiplication des fossés, changement de certaines pratiques agricoles érosives…?

Si, bien sûr, mais surtout lors des pluies intenses d’été! Hélas, on les propose souvent à tort et à travers. Car, pour rustiques qu’elles apparaissent, ces solutions sont souvent d’une extrême technicité. Trois exemples concrets: si les haies sont intéressantes pour leur rôle temporisateur, ce n’est pas tellement à cause du couvert végétal qu’elles offrent, mais surtout parce que leurs racines permettent de fixer un talus. Juste à côté, un petit fossé, indispensable, permet soit une infiltration, soit un écoulement contrôlé des eaux de ruissellement. Il s’agit donc de véritables systèmes « fossé-haie-talus » qui, pour être efficaces, doivent être multipliés tous les cent ou deux cents mètres selon le type de sol, la pente, etc. Où peut-on se permettre cela? Autre solution souvent préconisée: inciter les agriculteurs à faire des sillons parallèles à la pente du champ. Fort bien. Mais, si on ne prévoit pas, malgré tout, l’évacuation de l’eau, on assiste très rapidement à l’effondrement des sillons et à des phénomènes d’érosion. En fait, ce qui est en cause, plus que l’agriculture trop vite dénoncée comme « intensive », ce sont les cultures trop peu couvrantes: maïs, carottes, chicorée et même les betteraves. Dans ces parcelles, le sol est trop nu, trop exposé aux précipitations. Quant aux pavés absorbants, ils pourraient utilement remplacer l’asphalte dans les villes et les parkings, comme cela se pratique déjà à Louvain-la-Neuve. Mais certains craignent l’infiltration de résidus d’hydrocarbures dans le sol. Bref, on n’a souvent que l’embarras du choix dans les techniques à choisir. Mais pas à l’aveuglette. Ni en copiant, sans adaptation au milieu socio-économique et naturel de nos régions, les solutions utilisées aux Etats-Unis ou dans les pays en développement. Chaque solution est locale et exige une étude préalable.

Il y a donc énormément de pain sur la planche. D’autant plus que la définition complète des zones inondables n’est pas pour demain…

C’est vrai. On n’est qu’au début d’un énorme ouvrage. Surtout si l’hypothèse d’une évolution climatique se confirme. Mais cette prise de conscience est toute récente: elle date, au mieux, de 1996. L’apparition d’un certain rapprochement élus-électeurs et l’émergence des groupes de pression locaux poussent les gens à aller trouver leurs édiles et à dialoguer: « Pourquoi accorder un permis dans des zones inondables? » Cela dit, il faut aussi souligner que nous disposons de solides atouts. Notre système de surveillance et d’alerte hydrologiques, le Séthy (MET), est l’un des plus sophistiqués au monde. En découpant le territoire wallon en 14 sous-bassins hydrographiques, le gouvernement wallon va dans le bon sens, même si cela n’aide pas beaucoup les communes pour le moment: une gestion de l’eau plus globale, moins artificielle. Nous serons parmi les premiers, en Europe, à définir une cartographie complète des zones inondables. C’est une gageure: la Wallonie ne compte-t-elle pas, à elle seule, 18 000 kilomètres de cours d’eau divers?

Entretien: Philippe Lamotte

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