Apprendre à vivre  » à l’israélienne « 

Face à une violence surgie de partout et de nulle part, le Belge va devoir changer son fusil d’épaule. Se résigner à se mettre en état d’alerte permanent de niveau 3, voire 4. Et à vivre en liberté (trop ?) surveillée.

Où ? Quand ? Comment ? Peur sur les villes, panique au village. L’après-22 mars à Bruxelles parachève l’après-13 novembre à Paris. Il enterre pour une durée indéterminée une relative insouciance ambiante. La société renoue avec la terreur, cette vieille ennemie qu’elle croyait pouvoir tenir à distance. Une vraie révolution mentale, appuie Joseph Henrotin, chargé de recherches au centre d’analyse et de prévision des risques internationaux.  » Il va falloir cesser de jouer à la poule sans tête qui court dans tous les sens.  » Quels plans B pour apprivoiser la terreur ? Une tendance se dessine : l’amorce d’une  » israélisation  » de la société.

Se laisser  » bunkériser  » ?

Réflexe un peu vain. Transformer la multitude de lieux de concentration humaine en miniforteresses accessibles à condition de montrer patte blanche : la tentation de la  » bunkérisation  » atteindrait vite ses limites. Jusqu’à preuve du contraire, ce ne sont pas les infrastructures critiques et vitales (centrales nucléaires, ports maritimes, etc.) ni les lieux et les attributs du pouvoir (ambassades, institutions européennes, Otan), en principe déjà sécurisés, que le terrorisme djihadiste cherche à pulvériser. C’est l’odeur du carnage qui pour l’heure guide ses pas.

Bienvenue en Région bruxelloise, 161 km2 de superficie, plus de1,2 million d’habitants, 370 000 navetteurs au quotidien, des hordes de touristes, 69 stations de métro, 31 gares, des salles de spectacles et de cinéma par dizaines, des écoles par centaines, des stades de foot, une kyrielle de grandes surfaces, des complexes commerciaux, des campus universitaires. Comment raisonnablement imaginer mettre autant d’endroits hors d’atteinte de terroristes prêts à tout, y compris à y laisser la vie ?

Gare à la sursécurisation. Les experts redoutent ses effets secondaires :  » Elle est un leurre, crée une fausse illusion. Sécuriser un lieu, c’est tout bonnement déplacer la menace « , prolonge Joseph Henrotin. Ces files de navetteurs attendant patiemment le filtre du contrôle instauré aux entrées des grandes gares bruxelloises constituaient des cibles idéales pour un porteur de bombe ou un tireur à la kalachnikov.  » Sécuriser les gares et les trains n’empêchera jamais la possibilité de faire sauter les voies « , abonde Tanguy Struye (UCL), spécialisé en géopolitique.

Sécuriser, c’est forcément choisir. Un TGV de préférence à un train de banlieue ? L’évidence ne saute pas aux yeux, les attentats islamistes de Madrid en 2004(190 morts)l’ont prouvé.  » La course à la sécurisation sans fin ne pourra être remportée, reprend Joseph Henrotin, car le propre du terroriste est de se planquer.  » De frapper là où on ne l’attend pas, à l’heure où on ne l’attend plus. Même le  » modèle israélien  » est perfectible. La bombe y est délaissée pour l’usage du couteau en pleine rue ou de la voiture lancée à l’aveugle dans une foule.

Il se pourrait d’ailleurs que ce stade artisanal soit prochainement dépassé. Que le terrorisme, comme s’en inquiète le coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, n’entre dans l’ère de la cyberattaque capable de neutraliser à distance un barrage, un centre de contrôle aérien ou l’aiguillage d’une voie ferroviaire.

Se résoudre à passer pour  » suspect  » ?

Des militaires armés qui patrouillent en rue. Des policiers sur le qui-vive. Des vigiles aux aguets. La présence psychologiquement rassurante se double d’une désagréable impression de se sentir dévisagé, jauger en un clin d’oeil. Il va falloir s’habituer à ce que la confiance ne règne plus vraiment au quotidien. Le port obligatoire du badge d’accès sera plus que jamais de rigueur pour accéder à des bâtiments. Passer sous un portique de sécurité se fera plus qu’à l’accoutumée. Renoncer à un sac et se prêter à une fouille pour entrer dans un musée, pénétrer dans un stade ou accéder à une salle de concert relèveront du comportement pavlovien.

Monsieur Tout-le-Monde va devoir aussi se montrer proactif.  » Chacun doit devenir un lanceur d’alerte intelligent, capable d’appréhender correctement une menace « , recommande Joseph Henrotin. Sous peine de causer plus de tort que de mal : les fausses alertes à la bombe ou au colis piégé, parfois déclenchées sans intentions malveillantes, ont pour effet d’épuiser dangereusement les ressources des forces de l’ordre.

Chacun va devoir prendre sa part du boulot s’il veut soulager l’Etat dans sa tâche titanesque d’assurer la sécurité publique. La police frise le surmenage. L’armée tire la langue :  » Elle est utilisée à contre-emploi dans les circonstances actuelles. Avec le risque que le militaire ne finisse par désapprendre son métier faute de s’entraîner à sa véritable vocation « , pointe Joseph Henrotin. Sans nier la valeur ajoutée symbolique de cette présence militaire, Marc Cools, criminologue à l’université de Gand et à la VUB, s’interroge :  » Qui protège encore les casernes en ce moment ?  »

A la gauche de l’échiquier politique, certains préfèrent voir le kaki ne pas jouer les prolongations en ville. Après tout, on n’a pas choisi de démilitariser la gendarmerie dans les années 1990 pour mélanger à nouveaux les genres. A la gauche de la gauche, Marco Van Hees, député PTB, en a le poil qui se hérisse en évoquant le XIXe siècle, ce temps où l’armée était engagée pour réprimer manifestations ou grèves d’ouvriers catalogués délinquants. Passée la menace terroriste, à quand le réemploi des militaires au service d’une politique asociale ? Le pouvoir s’habitue vite à certains remèdes.

C’est la crainte que le provisoire ne tourne au définitif, que l’exceptionnel ne vire à l’ordinaire. Même si l’état d’alerte maximale n’aura qu’un temps : la bonne marche d’une économie ne le supporterait pas indéfiniment. Pas plus que l’Etat, chroniquement désargenté. Il va devoir se résoudre à déléguer une partie du maintien de l’ordre. Jan Jambon (N-VA), ministre de l’Intérieur, n’a pas attendu les carnages de Bruxelles pour entamer l’élagage. La police est déjà priée de se replier sur ses tâches essentielles : l’enquête, la recherche, l’arrestation des criminels.

C’est le vaste monde de la sécurité privée qui tend l’oreille. Tout disposé à prendre le relais. Le criminologue Marc Cools, expert en sécurité, se félicite d’un rattrapage qu’il jugerait salutaire :  » La Belgique, à l’inverse de bien des pays, n’a pas encore intégré le modèle anglo-saxon du Security awareness. Elle ne connaît pas le recours à des agents de sécurité privés plus spécialisés que les soldats et les policiers. Ce partenariat entre l’armée, la police et la sécurité privée est nécessaire.  » Et, ce qui ne gâche rien, peut être porteur d’emplois.

C’est que la menace terroriste ouvre des perspectives d’embauche. Les retombées des attentats de Paris de novembre 2015 sont ainsi parvenues jusqu’au parlement de Wallonie où il a été question de 650 agents de sécurité recherchés en urgence par les poids lourds du gardiennage privé en Belgique.

Securitas a confié au Forem la gestion d’un de ses plus importants recrutements, plus de 300 postes à pourvoir. Sur plus d’un millier de demandeurs d’emploi répondant aux critères de base de l’agent de sécurité et contactés par sms et courriel, plus de 350 candidats ont été très vite reçus en entretien de sélection. Eliane Tillieux (PS), ministre wallonne de l’Emploi, a eu le triomphe modeste :  » Les attentats qui ont touché la capitale française, au-delà de leur caractère dramatique et tout à fait insoutenable, devraient avoir des répercussions à long terme à la fois sur le profil des agents et sur leur nombre.  »

Cette montée en puissance d’une police grise n’enchante pas tout le monde. Paul Ponsaers, criminologue à l’université de Gand, se prépare à la subir :  » Je crains qu’on ne puisse échapper à une certaine privatisation de la sécurité, qui existe déjà. Mais en tant que citoyen, je n’aimerais pas qu’un agent privé soit autorisé à me fouiller ou à réclamer mes papiers d’identité sur la voie publique.  » Au tour des défenseurs des libertés fondamentales de déployer leurs antennes. Plutôt que de privatisation, Marc Cools préfère parler d’outsourcing ou de sous-traitance par l’Etat-patron qui garde en dernier ressort le monopole de la violence. A clarifier, à baliser.

Supporter d’être fiché, fliqué ?

Dopé par le terrorisme djihadiste, le tour de vis sécuritaire passe à la vitesse supérieure. Le citoyen va devoir se mettre à l’heure des perquisitions autorisées 24 heures sur 24. Il n’a déjà plus vraiment le choix que de s’accommoder à être fiché.

La toile se tisse. Les banques de données des administrations publiques se croisent, des fichiers s’interconnectent. Lutte contre la fraude sociale, contre les abus chez les chômeurs et autres allocataires sociaux, simplification administrative : les prétextes sont bons pour enrichir et sophistiquer une mine de renseignements sur tout un chacun. Dans le respect, assure-t-on selon la formule consacrée, de la protection de la vie privée. Terrorisme oblige, la tentation d’y puiser aussi à des fins policières émerge.

Récemment, un député N-VA considérait que, vu les menaces terroristes récentes, il n’était sans doute pas superflu d’enregistrer certaines données importantes (telles que les mouvements suspects) dans les banques-carrefours et de relier ces banques-carrefours au niveau interdépartemental. Big Brother se constituerait-il par pièces détachées ? Mystère, faute de débat global et public sur la question. Bien sûr, si l’on a rien à se reprocher… Mais en est-on toujours sûr ? Les circonstances en décideront.

Se résigner à devenir soupçonneux ?

Surveiller des allées et venues, observer des faits et gestes, les signaler s’ils paraissent suspects. L’appel au sens civique devrait connaître un coup de fouet. Chaque poussée de fièvre sécuritaire charrie son lot de ballons d’essai. Décembre 1996, en pleine tourmente de l’affaire Dutroux, le souhait de la gendarmerie de faire usage des postiers comme indics fait jaser. Le projet tourne court. Avant une récidive de cette nature ?

Sans pousser à l’espionnite aiguë, l’Etat encourage depuis longtemps des formes de contrôle social. Riverains et policiers locaux oeuvrent ainsi main dans la main au sein de 778 réseaux d’information de quartier (fin 2015). Instructif : la formule est surtout courue en Flandre, qui recense 673 RIQ. Nettement moins prisée en Wallonie, mais qui a quasi doublé son quota en un an (103). Peu implantée en Région bruxelloise, qui n’héberge que deux réseaux. Dans la panoplie des agissements louches détectés : vols, cambriolages, nuisances. Et pourquoi pas des soupçons de manège à relents terroristes ?  » Cet équivalent du neighbourhood watch anglo-saxon mériterait d’être encouragé « , estime Marc Cools. Il serait sans doute préférable au risque, pas nul, de verser dans une paranoïa généralisée, une ambiance de mouchards et de délateurs. Ou de laisser le champ libre à des groupes d’autodéfense incontrôlés.

Par Pierre Havaux

 » Je n’aimerais pas qu’un agent privé soit autorisé à me fouiller ou à réclamer mes papiers  »

Vers une société de mouchards, de délateurs, de groupes d’autodéfense incontrôlés ?

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