Anges ou démons ?

Farouches gardiens de trésors ou gentils toutous, les dragons, en Occident, tiennent des rôles très différents. Petit tour d’horizon de leurs nombreuses missions

D’abord, un détail bien à eux : un dragon, qu’il porte zéro, deux ou une multitude de pattes griffues, c’est toujours un reptile ophidien. Serpent ou lézard, doté souvent de formes bizarres, il reste en tout cas un  » écailleux « . Rien à voir, donc, avec les sirènes, cerbères et autres griffons, toutes ces créatures mythiques qui jalonnent l’histoire de l’humanité, et qui sont des bébêtes composites, empruntant des morceaux à diverses espèces animales.  » Un dragon n’est jamais fait de bric et de broc. C’est un reptile, certes surréaliste, mais rien d’autre  » : en suivant le fil rouge de sa curiosité de naturaliste pour les entités fantastiques peuplant la littérature et l’art occidentaux, la biologiste Paulette van Gansen, professeur émérite de l’ULB, a dressé une sorte d’anatomo-physiologie comparée des chimères. Premier constat :  » La diversité des êtres imaginaires est plus restreinte qu’il n’y paraît, la survivance plurimillénaire des principaux archétypes s’expliquant en partie par la puissance de leur charge symbolique.  » Deuxième surprise : dans cet étrange bestiaire fantaisiste, les copains d’Eliot, Marduk ou Ningizzida, ces drôles de cocos qui crachent du feu, occupent une place à part.

Bons ou mauvais ?  » Mythes universels et durables, les dragons sont souvent des êtres ambigus, explique la chercheuse. Comme tous les gardiens, ils sont à la fois des protecteurs (bénéfiques) et des geôliers (malfaisants).  » En outre, la nature de ce qu’ils surveillent âprement varie énormément. Terre à terre ou spirituel, le  » trésor  » qu’ils défendent bec et ongles consiste aussi bien en fruits appétissants qu’en jolies vierges ou en vulgaire pactole. Ce peut être également l’entrée des enfers, la santé, la connaissance, voire des ressources naturelles, comme l’eau : pour les anciens Grecs, l’hydre de Lerne, sale bête à neuf têtes toutes capables de se régénérer, veille sur une source où Héraclès, grand pourfendeur de serpents fabuleux, aimerait abreuver ses troupes. Dans l’Antiquité, comme dans nos légendes du Moyen Age, un trio d’acteurs est alors mis en place : le dragon, la jeune fille innocente, et le zig courageux qui la délivre û pour la posséder aussitôt.  » Lorsque le trésor n’est plus une femme mais un magot, la geste du héros tuant son gardien n’est plus celle d’un libérateur séducteur, mais d’un voleur sans scrupules.  » Quand Jason abat le dragon qui garde la toison d’or du roi de Colchide, il s’empare aussi de la fille du roi : pas très élégant. Dans le jardin des Hespérides, le pommier aux fruits qui confèrent l’immortalité est protégé par un serpent-dragon nourri par quatre nymphes bienveillantes : Héraclès, encore lui, enjôle les belles, trucide la bestiole, pique les pommes et s’enfuit comme un soudard. Aéglé, l’une des nymphes, clame son vif mécontentement par la plume d’Apollonios de Rhodes (iiie siècle av. J.-C.) :  » Quelle canaille, ce type qui a tué notre pauvre dragon, notre sentinelle, et qui a emporté avec lui nos belles pommes tout en or ! « … On le sent bien : même laids à faire peur, ces dragons-là sont encore des gentils. Dans le tableau de Paolo Uccello, Saint Georges et le dragon (1456), un chevalier armé d’une lance troue l’£il d’un monstre… tenu mollement en laisse par une demoiselle pas du tout apeurée.  » C’est vraiment son gros toutou « , constate Paulette van Gansen.

Or voilà que le cabot devient maléfique.  » Une grande invention de la chrétienté, enracinée dans la mythologie germanique « , assure l’experte. Dans les religions nordiques antiques, les figures du dragon sont en effet liées à un monde néfaste : autour de l’univers s’est enroulé, assoupi, un immense serpent appelé Jörgmungand. Pas très chouette, l’animal, car le jour de son réveil signera aussi la fin de toutes choses.  » La mythologie germanique est l’une des plus tragiques et désespérées, car même les dieux y sont mortels.  » Chez les chrétiens, notre ami pyromane n’apparaît guère plus sympathique. Dans le Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean le détaille, affreux et belliqueux :  » Un énorme dragon rouge feu, à sept têtes et dix cornes (…) Sa queue balaie le tiers des étoiles et les précipite sur la Terre (…) Alors il y eut une bataille dans le ciel : Michel et ses anges combattirent le Dragon. Et le Dragon riposta avec ses anges…  » Surprise ! Le dragon des chrétiens est non seulement une brute teigneuse, mais aussi ailée !  » Dans l’Antiquité, ce reptile ne porte jamais d’ailes, assure Paulette van Gansen. Elles naissent probablement de la chute des anges lucifériens : le grand Satan est un ange foudroyé.  »

La métamorphose du dragon n’est pas finie pour autant. Au contraire, son apparence se complique, comme le montre l’évolution des sceaux de la Ville de Bruxelles. En 1467, pas de doute : la chose repoussante que saint Michel terrasse est bien une créature reptilienne. Exactement cent ans plus tard, elle possède deux jambes et une tête de bouc !…  » Il n’existe aucune trace d’un Satan caprin dans la Bible, assure la spécialiste. C’est une invention propre à l’Inquisition.  » Et en particulier à deux de ses représentants zélés, Henri Institor et Jacques Sprenger, auteurs du Mallus maleficarum, l’un des plus célèbres codes de sorcellerie comprenant des descriptions précises du démon… sous la forme d’un bouc,  » allégorie de la puanteur et de la luxure « .  » En quelques années seulement, la symbolique populaire du Mal change « , poursuit Paulette van Gansen. Sans doute hésitant, l’artiste ferblantier qui, à la fin du xve siècle, conçoit la girouette haute de 17 mètres perchée au sommet de l’hôtel de ville de Bruxelles s’en sort finalement plutôt bien : son Saint Michel piétine un monstre innommable, qui n’évoque en tout cas rien de connu.

Et à présent ? Avec l’abandon, par l’Eglise, dans le courant du xviiie siècle, de l’imagerie de l’enfer, le dragon a négocié un nouveau tournant. Le revoilà fréquentable. Récemment, Hollywood a même contribué à lui offrir un statut de personnage franchement inoffensif, à l’instar des dinosaures, autres grosses bêtes jadis effroyables. Pourtant, il reste sûrement quelque chose de son passé redoutable.  » Si l’on demandait aux gens de choisir un symbole pour les forces du mal, conclut Paulette van Gansen, il y a fort à parier qu’ils désigneraient encore le dragon.  » Avec ou sans ailes ?

Valérie Colin

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