Alors on danse
Elle vient du théâtre d’objet, lui du théâtre de texte. Agnès Limbos et Thierry Hellin testeront bientôt sur scène l’alchimie de leurs deux univers – une rencontre dansée à découvrir parmi la vingtaine de formats courts du prochain Festival XS, au National.
Pas facile d’arriver à coincer ces deux-là ensemble pour une interview. Le jour de notre rencontre, Agnès Limbos en- chaîne à Bruxelles une représentation en matinée et une autre en soirée de Ressacs, un spectacle qui aborde derrière l’humour la question de la colonisation. Thierry Hellin, lui, a prévu de repartir pour Tournai où il joue seul en scène L’enfant sauvage de Céline Delbecq, projet artistique qui se double d’un projet social : trouver 200 familles d’accueil pour des enfants placés par le juge.
Au fil des années, Agnès Limbos et Thierry Hellin sont devenus des incontournables du théâtre belge en général, et du théâtre jeune public en particulier. Elle, en partie autodidacte, copine d’enfance de Yolande Moreau, a bourlingué aux Etats-Unis pendant la guerre du Viêtnam, au Mexique, en Ecosse et a fréquenté pendant deux ans l’école Jacques Lecoq à Paris avant de revenir à Bruxelles fonder sa propre compagnie, Gare Centrale, en 1984. A travers des dizaines de spectacles (Petit pois, Dégage, petit, Conversation avec un jeune homme…), elle s’est imposée comme la reine belge du théâtre d’objet. » Le théâtre d’objet est un théâtre de métaphores, explique-t-elle. On travaille sur le pouvoir de l’imaginaire. Contrairement à la marionnette, l’objet n’est pas fabriqué pour le théâtre, il est brut et possède donc un impact direct. »
Thierry Hellin, formé au Conservatoire de Bruxelles, a lui aussi sa propre compagnie, baptisée simplement Une Compagnie. Il l’a fondée il y a vingt-deux ans avec le comédien et metteur en scène Thierry Lefèvre et le regretté Eric Durnez, écrivain dont Une Compagnie a monté de nombreux textes comme Brousailles, Le Barbouti, Cabaret du bout du monde, Le dernier ami. Mais aussi Childéric, monologue autobiographique poignant constitué d’une seule phrase. L’an dernier, on a aussi vu le comédien à l’imposante stature dans la peau du roi Léopold II pour l’ambitieux projet bilingue Passions humaines, mené par Guy Cassiers. Un rôle pour lequel il a été couronné Meilleur comédien aux derniers Prix de la Critique.
Agnès Limbos et Thierry Hellin se sont croisés une première fois en 2007 pour La cigogne et le coucou, un spectacle jeune public de la compagnie Arts & Couleurs qui a tourné pendant cinq ans. Elle signait la mise en scène, et il était ce gros coucou voulant occuper le nid d’une cigogne blessée. Jamais encore, pourtant, ils n’avaient partagé le plateau.
Prise de risque
Ce sera donc enfin le cas dans Axes ou l’importance du sacrifice humain au XXIe siècle, un spectacle, adulte cette fois, présenté au Festival XS au Théâtre national (1) dans une forme courte d’une vingtaine de minutes – une étape de travail vers un spectacle de plus grande ampleur, prévu pour 2017. » Thierry m’a dit qu’il désirait danser, mettre nos deux corps sur scène et se laisser aller au mouvement « , poursuit Agnès. L’idée est déstabilisante : ni Agnès Limbos, 63 ans, ni Thierry Hellin, 50 ans, ne sont danseurs de formation, et jamais ils n’ont tâté de la chorégraphie. Pour cette aventure hors de leur zone de confort, ils ont demandé à Guillaume Istace, créateur sonore et radiophonique, de les accompagner pour la musique, et à Nienke Reehorst, danseuse et assistante du chorégraphe anversois Sidi Larbi Cherkaoui, de les coacher pour le mouvement. » J’ai découvert que les danseurs ont beaucoup plus de muscles que moi, à des endroits où je ne savais même pas que j’en avais « , plaisante Thierry. » Prendre soin de mon corps n’était jusque-là jamais vraiment entré en ligne de compte. Mais après une demi-heure de travail, on était tous les deux épuisés. Au bout d’une heure et demie, on était plus bas que terre… Nienke nous disait qu’il fallait se relever, remonter, recommencer. Ça nous a inspirés la thématique du spectacle : des figures qui essaient de tenir leur ligne, à différents niveaux de pouvoir, ceux qui doivent repousser les limites pour se redresser parce qu’il faut continuer. C’est de là que vient le titre du spectacle, l’idée des axes. »
Raconter le monde autrement
De leurs improvisations sont nés leurs personnages : un couple portant élégamment le peignoir court, qui vit reclus dans un intérieur bourgeois. » Ce sont des dirigeants, peut-être des dictateurs « , précise Agnès. » Ils sont complètement paranos, ils ont peur de sortir, peur de ce qui pourrait leur arriver dehors. Peut-être qu’il y a de la neige, ou la guerre, le chaos. Peut-être qu’il n’y a plus rien… Nous avons travaillé sur certaines références historiques, comme Hitler ou le couple Ceausescu. Il est aussi beaucoup question de sacrifice dans le spectacle : l’idée de se sacrifier soi-même ou les autres pour son propre bien-être. C’est une métaphore de notre société : je pense que le rôle du théâtre est de raconter le monde, et l’ampleur du mal-être actuel. Toutes les grosses compagnies que j’ai vues quand j’avais 20 ans, la MaMa de New York, le Living Theatre, Ariane Mnouchkine, Peter Brook… sont précisément nées d’un malaise social et d’une volonté collective de raconter le monde autrement, d’adapter les classiques d’une manière innovante. Ce genre de compagnies a disparu pendant tout un temps, mais on a l’impression que ça revient. Il suffit de voir ce que font des jeunes comme le Raoul Collectif ou les Karyatides en Belgique aujourd’hui… »
Du haut de leurs dizaines d’années d’expérience, les deux comédiens voient avec bienveillance et enthousiasme l’arrivée d’une nouvelle génération prête à en découdre. Mais ils ne nient pas pour autant la difficulté de faire vivre leurs projets au quotidien, en particulier pour les spectacles enfants admis. » Quand j’ai commencé, on était dix compagnies jeune public, aujourd’hui, il y en a nonante, mais l’enveloppe budgétaire n’a pas augmenté en proportion « , constate Agnès. » Et pourtant, la demande est là « , affirme son partenaire. » On voit que toutes les séances, scolaires et tout public, affichent complet. C’est paradoxal : il y a de plus en plus de reconnaissance pour le théâtre jeune public, et en même temps, il reste très méconnu. Nous, on a la volonté que chaque enfant, toutes écoles et tous réseaux confondus, voie au moins un spectacle par an. Mais je pense qu’on en est encore très loin. »
(1) Axes ou l’importance du sacrifice humain au XXIe siècle, les 17 et 19 mars, à 21 h 20, le 18 mars, à 19 h, au Théâtre national, à Bruxelles, dans le cadre du Festival XS. www.theatrenational.be
Par Estelle Spoto
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