Affaires et dame de fer

De 1992 à 2002, Eva Joly fut une juge emblématique qui imprima sa marque dans les dossiers de scandales politico-financiers. Avec un bilan controversé…

Il fut une époque où il n’était pas forcément bon de s’asseoir en face d’Eva Joly. Celle qui est aujourd’hui une éminence verte exerçait dans les années 1990 la redoutable fonction de juge d’instruction. Derrière la pointe d’accent norvégien, la blondeur bouclée, elle malmenait patrons et politiques de renom dans son bureau exigu de la galerie financière du palais de justice de Paris. Fini, les passe-droits, les faveurs : ils étaient soudain traités en délinquants ordinaires. Et tant pis si elle bouscule parfois la loi, en usant sans ménagement de la détention provisoire.

Pendant de longs mois, à partir de 1998, Eva Joly et le président du Conseil constitutionnel français, Roland Dumas, formèrent un étrange duo d’ennemis. Pris dans les rets de l’affaire Elf, l’ex-ministre, ami de François Mitterrand, était devenu la cible privilégiée de la magistrate.  » Elle n’écoutait aucun argument, dit-il. Elle faisait des recherches uniquement pour confirmer son intuition que j’avais été payé par Elf.  » Roland Dumas évoque des face-à-face tendus, un curieux mélange de déférence et de  » ton pète-sec « .  » Mme Joly avait envie d’être reconnue, poursuit-il. Elle pensait qu’en me faisant tomber elle serait honorée.  » Pourtant, quelques années plus tard, lorsque la magistrate croise par hasard l’épouse de l’ancien ministre, elle lui demande d’un ton affable :  » Et comment va M. Dumas ? « 

Le dossier Elf jusqu’à l’obsession

Entre les murs de son cabinet, la dame de fer n’aimait pas être contredite. Sophie Deniau, ex-directrice de la station de sports d’hiver Isola 2000, l’a appris à ses dépens, en 1996. Mise en cause pour des abus de biens sociaux, elle est convoquée par la magistrate. Après une longue attente, voici la suspecte enfin dans le bureau. Où la juge lui annonce d’entrée sonà incarcération !  » Je me tenais à 1 mètre d’elle, témoigne Sophie Deniau. Elle était d’une telle brutalité, d’une telle froideur ! J’ai cru que mon ventre allait s’ouvrir et des mains en sortir pour l’étrangler.  » Finalement, la juge renoncera à l’emprisonnement. Huit ans plus tard, l’ex-suspecte obtiendra un non-lieu.

Eva Joly n’a pas toujours été si intraitable. A ses débuts, en 1992, elle apporte un sang neuf dans la conduite des enquêtes financières. Très vite, elle se distingue par son aversion viscérale des forces de l’argent et de la corruption. Un trait de caractère qu’expliquent à la fois ses origines scandinaves et son expérience professionnelle au sein du Comité interministériel à la restructuration industrielle (Ciri).  » Le milieu des chefs d’entreprise lui était familier, insiste Me Jean Veil, avocat de plusieurs grands groupes français. Elle apportait aussi à ses enquêtes une imagination et un vrai courage. « 

A ses débuts, elle sait donc écouter, voire changer d’avis pour peu que l’on sache la convaincre. Mais, dès 1994, le dossier Elf l’accapare jusqu’à l’obsession, il devient  » sa chose « . Pour mener à bien des investigations complexes, Eva Joly s’appuie sur la police, et s’attire une indéniable popularité au sein de la Brigade financière (BF), le service qu’elle sollicite en priorité. Ses enquêteurs spécialisés lui sont dévoués ; elle a leur confiance. De son côté, la BF a l’assurance de son appui en cas de coup dur.  » Après le vol de scellés de l’affaire Elf à notre siège, raconte un policier, quatre collègues avaient été placés en garde à vue. Mme Joly s’est activée pour obtenir leur libération. Surtout, le lendemain, elle est venue déjeuner ostensiblement avec nous. Tous les juges ne l’auraient pas fait. « 

Pour instruire ce dossier d’exception, elle s’adjoint, ce qui est inédit, une collègue, Laurence Vichnievsky. A l’arrière de leurs cabinets respectifs, les deux magistrates partagent le même bureau, cohabitation rarissime. Le parquet approuve pour sa part l’action d’Eva Joly. Mieux, il n’hésite pas à gommer les imperfections procédurales émaillant parfois son instruction.  » Mme Joly n’avait pas la réputation d’être la meilleure d’entre les magistrats, confirme un ancien substitut, mais elle était la plus volontaire.  » Le greffier  » historique  » de la juge, Serge Rongère, se souvient, lui, d’un travail acharné.  » On était constamment sous pression, assure-t-il. Nous avons même été menacés par lettres anonymes. « 

N’empêche, avec les avocats, la guerre menace. Certains s’indignent de sa  » brutalité « .  » Mme Joly avait un contact personnel désastreux avec Loïc Le Floch-Prigent « , accuse Me Francis Chouraqui, défenseur de l’ex-PDG d’Elf. Le Floch, renvoyé en septembre en détention, aura passé de longs mois en prison, alors qu’il souffrait d’une grave maladie de peau.

Chasser  » en flic plus qu’en magistrat « 

Le fracas médiatique de l’affaire Elf semble perturber la juge, obsédée par les commentaires médiatiques sur son enquête.  » La notoriété finit par irriter le muscle de l’ego, qui s’hypertrophie « , ironise Me Veil. Au bout de six ans d’une instruction tumultueuse, Eva Joly considère que les investigations sont terminées. A quelques détails près, tout de même : il faudra deux ans de plus à son collègue Renaud Van Ruymbeke, appelé à la rescousse, pour clore le dossier et renvoyer l’affaire devant le tribunal.

Ne pas mener à terme ses dossiers : voilà un reproche fréquemment adressé à la magistrate. A en croire ses détracteurs, cette incapacité à conclure trahissait une extrême confusion dans la conduite des enquêtes, une propension à chasser  » en flic plus qu’en magistrat « , selon la formule cinglante d’un avocat. Certains vont plus loin, doutant de ses qualités professionnelles. C’est pourtant ce passé de juge qui vaut à la femme politique qu’elle est devenue sa popularité.

PASCAL CEAUX ET JEAN-MARIE PONTAUT

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