Affaire Kerviel72 heures chrono

Alors que les juges viennent de clore leur instruction, Le Vif/L’Express a reconstitué ces trois jours de janvier 2008 qui, en France, ont ébranlé la Société générale. Un face-à-face hitchcockien entre la banque et son jeune trader.

Vendredi 18 janvier L’ombre d’un doute

 » Chui mort.  » Le vendredi 18 janvier 2008, à 8 heures 45 minutes et 45 secondes – l’inflexible mémoire de son ordinateur faisant foi – Jérôme Kerviel se confie à son ami Moussa. Le moral de ce trader français de 31 ans est en berne. Depuis la salle des marchés, au septième étage d’une des tours jumelles de la Société générale, dans le quartier de la Défense, à Paris, ces échanges quotidiens via les chats Reuters représentent son unique bouffée d’oxygène. Ce jour-là, dans le jargon des messageries électroniques, il écrit aussi :  » Chui maudit.  » Kerviel se sait sous le coup d’une procédure interne. La veille encore, à 16 h 30, il a été convoqué par les agents du contrôle, intrigués par huit achats-ventes de titres Porsche, pour un montant de 1,4 milliard d’euros. Pourtant, à ce stade, ses explications paraissent convaincantes. Tout aurait donc pu s’arrêter là, sans le flair de Richard Paolantonaccià

A 43 ans, dont vingt de maison, celui qu’on surnomme  » Paolo  » est chargé de détecter les engagements susceptibles de mettre la banque en difficulté. Or, en faisant et en refaisant les additions, il est intrigué par le montant engagé par Kerviel en 2007 : quelque 80 milliards d’euros ! Il s’étonne qu’une telle transaction soit passée par un petit courtier allemand, Baader.  » Mon premier sentiment, c’est qu’il y a très certainement une erreur de saisie, une opération qui est entrée pour 10 ou 100 fois sa taille réelle « , dira Paolo au cours de l’instruction.

Kerviel rassure son collègue : via Baader, il affirme traiter en réalité avec la puissante Deutsche Bank (DB). Paolo, toujours dubitatif, prend tout de même contact avec les supérieurs du trader. A 11 h 30, il fond à nouveau sur Jérôme Kerviel, exigeant cette fois les justificatifs de la DB. Quelques minutes plus tard, à 11 h 24, sur le chat Reuters, Kerviel confesse à son ami Moussa :  » Je me fais démonter la gueule ici.  » Peu avant 13 heures, il transmet malgré tout, par courriel, les documents de confirmation de la DB à sa hiérarchie.

Paolo, lui, flaire le coup tordu. Dans l’après-midi, il provoque donc une réunion avec l’un des supérieurs de Kerviel, Martial Rouyère, et plusieurs hauts responsables de la salle des marchés. De son siège, le jeune homme assiste à ces grandes man£uvres qui, physiquement, s’apparentent à un encerclementà Loin des oreilles indiscrètes, le management se décide – enfin – à disséquer l’opération. Il est 19 heures. Rouyère décroche son téléphone pour appeler la DB. Las ! elle vient de fermer ses portes pour le week-end. Contrarié, Rouyère quitte ses bureaux et, sur le parvis de la Défense, rebrousse aussitôt chemin : avec le décalage horaire, il doit encore être possible de joindre New York. Peine perdue : son correspondant ne peut pas faire les vérifications sur-le-champ.

A quelques pas de là, au pied de la tour, Jérôme Kerviel prend un verre dans un bar pour se remonter le moral. Dans la journée, il a engagé à nouveau 900 millions d’euros. Et à son copain Moussa qui lui demande :  » Comment il va le poto ? « , il répond :  » Il est mort le poto. « 

Samedi 19 janvier La main au collet

En ce début de week-end, dans des bureaux quasi déserts, Martial Rouyère parvient enfin à joindre le trader de la DB. Stupeur : ce dernier dément toute opération récente avec Kerviel. Les documents fournis par celui-ci sont donc des faux. Alerte générale : on sonne le rappel des hauts cadres, jusqu’au grand patron de la banque de financement et d’investissement, Jean-Pierre Mustier, de retour de Londres. Personne n’imagine pour autant le tsunami à venir. Après tout, d’un strict point de vue financier, la situation n’apparaît pas si dramatique puisque Kerviel a fait gagner à son employeur 1,4 milliard d’euros en 2007. Sauf que ces gains n’ont pu être obtenus qu’au prix de risques à peine croyables, en engageant des sommes folles.

Dans l’après-midi, quatre des plus hauts responsables de la Générale organisent une conférence téléphonique avec le  » suspect « . Kerviel, qui s’est accordé un week-end de répit à Deauville pour fêter son anniversaire, accepte de rentrer à Paris, mais évoque une panne de batterie pour abréger la conversation.

Lorsqu’il débarque sur le parvis de la Défense, le samedi soir vers 20 heures, il annonce son arrivée par un SMS troublant à l’un de ses supérieurs :  » J’hésite à me mettre sous un train mais je ne suis pas loin. Je rentre comment dans la tour ?  » Inquiète de ses réactions, la direction convoque le médecin du travail afin de prévenir toute défaillance. Dans la salle de trading du septième étage, une task force d’interrogateurs s’impatienteà

Ils reçoivent le suspect, à tour de rôle, deux par deux. Comme dans les séries télévisées américaines, les conversations sont enregistrées.  » Nous avons décidé d’utiliser le téléphone fixe de la salle de réunion où se déroulaient les entretiens pour permettre aux autres intervenants réunis dans une salle de réunion de l’étage de suivre les conversations en temps réel « , confiera l’un des interrogateurs aux juges Françoise Desset et Renaud Van Ruymbeke.

En fin de soirée, Kerviel reconnaît avoir fabriqué des faux afin de masquer le montant de ses gains pour ne pas donner l’alerte sur les sommes engagées.  » Recroquevillé sur sa chaise, il s’exprimait au minimum « , assure devant les juges l’un des protagonistes.

Peu avant le départ du trader, vers 1 heure, Jean-Pierre Mustier prend le temps de l’accompagner jusqu’aux toilettes, et lui lâche cette phrase sibylline :  » Si t’as vraiment gagné 1,4 milliard, c’est que tu es vachement bon, ça veut dire que tu es un bon trader. Il faut que tu te mettes ça en tête. Ce que t’as fait c’est emmerdant mais pas grave.  » Mustier expliquera avoir cherché à réconforter le jeune homme pour qu’il ne commette pas l’irréparable.

Dimanche 20 janvierL’homme qui en savait trop

Au septième étage de la tour, les lumières restent allumées toute la nuit. Les équipes traquent les ordres passés par Kerviel en 2007. Et, à 4 heures, Jean-Pierre Mustier reçoit un rapport confirmant les soupçons : le trader a d’abord perdu des sommes considérables au cours du premier semestre mais, en anticipant la crise des subprimes, il a bien décroché le jackpot (1,4 milliard d’euros) au moment de la revente, en novembre.

A 6 heures, épuisés, les contrôleurs rentrent chez eux pour dormir un peu. Lorsqu’ils reviennent vers 9 heures, Mustier est déjà à son poste. Quant à Kerviel, il se présente, comme convenu, pour affronter sa seconde journée d’interrogatoires. Au milieu de ce tourbillon, vers 10 heures, la voix suave de Claire Dumas, l’une des responsables du back-office, s’élève :  » Il faut quand même vérifier au plus vite l’activité de Kerviel depuis le début de l’année.  » Une heure plus tard tombe le chiffre exact des engagements de ces vingt derniers jours : Kerviel a engagé son employeur à hauteur deà 50 milliards d’euros, soit une fois et demie les fonds propres de la banque !

A cet instant, Jean-Pierre Mustier a déjà rejoint le PDG, Daniel Bouton, dans son bureau. Un conseil d’administration extraordinaire, destiné à faire face à la crise bancaire mondiale, est en effet prévu à midi. Son portable vibre : Claire Dumas lui annonce par texto l’étendue de la catastrophe.  » Je me suis assis, incrédule et sous le choc « , dira Mustier.

Dans la salle du conseil, au trente-cinquième étage, Daniel Bouton annonce que la banque doit faire face à une immense  » fraude « . Mais il exige la confidentialité absolue : si le marché apprend la nouvelle, la Société générale peut être absorbée par un autre établissement. Dans l’urgence, Bouton tranche : il faut liquider les positions de Kerviel au plus vite. Cette délicate mission est confiée à un trader maison qui ignore que son employeur est le vendeurà Seuls le gouverneur de la Banque de France et le secrétaire général des marchés financiers sont dans la confidence, ce qui provoquera par la suite une grosse colère de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. La Société générale paie le prix fort : les Bourses sont au plus bas, les pertes nettes s’élèvent à 4,9 milliards. Ces septante-deux heures viennent de mettre au jour une manipulation qui a failli mettre à bas une banque vieille de 140 ans.

E. P. et J.-M. P.

éric pelletier et jean-marie pontaut

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