A Pyongyang, la terreur est à vendre

Aucun pays ne s’est livré à autant de trafics illicites et d’opérations illégales… La Corée du Nord peut-elle commettre l’irréparable : exporter une bombe nucléaire ?

Dans la nuit noire, les F-15 israéliens vrombissent au-dessus du désert et pénètrent l’espace aérien de la Syrie peu après minuit, le 6 septembre 2007. Ils traversent les deux tiers du territoire sans être détectés : le dispositif de défense antiaérienne que le régime de Bachar al-Assad a acheté à grands frais à la Russie ne se déclenche pas. En quelques minutes, les appareils fondent en piqué sur la petite ville d’Al-Kibar, au coeur de la vallée de l’Euphrate, et réduisent en miettes un édifice de la taille d’un terrain de football, sur lequel les Syriens travaillaient depuis plus de six ans. L’opération est si rapide que Damas met un certain temps pour comprendre ce qui s’est passé. Après quelques jours, Assad déclare à un journaliste que l’affaire est sans grande importance : les avions ont frappé des bâtiments vides sur une base militaire. Dans les semaines qui suivent, cependant, les images satellite racontent une autre histoire : on y voit des dizaines de bulldozers enterrer avec soin l’amas de béton, de tiges de métal et de gravats. Et pour cause. Les Israéliens ont pris pour cible le joyau du programme nucléaire syrien, un projet de réacteur dont des ingénieurs de Corée du Nord avaient pratiquement achevé la construction. Près de neuf ans plus tard, l’épisode demeure l’un des exemples les plus stupéfiants de prolifération nucléaire. Avec le recul, il paraît encore plus inquiétant : Al-Kibar est située dans la province orientale de Deir ez-Zor, où sévissent depuis 2014 les djihadistes de l’organisation Etat islamique.

Damas et Pyongyang ont toujours nié la réalité de leur coopération, mais les analystes du renseignement américain n’ont guère de doute à ce sujet. Sur une photo trouvée par leurs homologues israéliens dans l’ordinateur d’un responsable syrien, on aperçoit deux hommes devant une voiture, à proximité du complexe nucléaire : Ibrahim Othman, chef de la Commission de l’énergie atomique syrienne, et Chon Chibu, qui a coordonné la production de combustible à Yongbyon, le principal site d’armes nucléaires de Corée du Nord. Surtout, les images de l’intérieur et de l’extérieur du bâtiment syrien rappellent furieusement le réacteur de Yongbyon, où Pyongyang produit le plutonium qui constitue la base de son arsenal nucléaire : même les portes et fenêtres sont situées à des emplacements identiques !  » C’était une véritable copie carbone, affirme l’un de ceux qui ont examiné les documents. On les regardait et on se disait une seule chose : « Les Nord-Coréens ont couché avec les premiers venus, encore plus que ce qu’on croyait ! » (1)  » En avril 2010, Yukiya Amano, chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), confirme à son tour la nature nucléaire des installations détruites.

Nul doute que le projet de réacteur syrien avait une vocation militaire : d’une puissance très faible, il a été bâti à l’abri des regards, dans une région éloignée de toute zone industrielle. Sa technologie  » à graphite-gaz  » n’est plus guère utilisée depuis les années 1950, mais c’est elle qui a permis la mise au point des premières armes des cinq puissances nucléaires établies… et de celles de Pyongyang, à partir des années 1990. Or, un tel réacteur présente un avantage de taille pour développer un programme nucléaire dans la clandestinité : utilisant l’uranium naturel comme combustible, il rend inutile la fabrication ou l’importation d’uranium enrichi.  » L’accès à de telles technologies est facile pour un Etat, confie un spécialiste français sous le couvert de l’anonymat. Nombre de composants sont librement disponibles et les systèmes de contrôle, quand ils existent, sont souvent simples à contourner.  »

La Corée du Nord ne s’en est pas privée, et a très vite rejoint une  » amicale  » d’Etats plus ou moins isolés, mais unis dans leur volonté de développer une capacité nucléaire : Pakistan, Iran, Syrie et, à une date antérieure, Libye et Irak. Dès 2000, avant d’offrir ses services à Damas, Pyongyang avait vendu du matériel nucléaire à Tripoli. Le régime a aussi cédé sa technologie balistique au Pakistan, à l’Iran, à la Syrie, à l’Egypte, au Yémen et, semble-t-il, à la Birmanie. Ces échanges représenteraient l’une de ses principales sources de revenus.

Le nucléaire, un attribut identitaire du pays, une force de dissuasion

Parmi tous ces Etats, la Corée du Nord présente une particularité inquiétante : son recours aux trafics et aux opérations illégales ne connaît guère de limites. Elle n’a, en la matière, aucune inhibition. Depuis les années 1970, des dizaines de diplomates nord-coréens ont été arrêtés pour leur participation au trafic d’armes, à la contrebande d’ivoire, de drogue, de cigarettes, de fausse monnaie… Soupçonné de détenir des programmes d’armes biologiques et chimiques, le pays est aussi accusé d’avoir fomenté plusieurs opérations terroristes et reconnaît ouvertement avoir enlevé 13 citoyens japonais, dans les années 1970-1980 :  » Les agents ont agi par excès de zèle « , selon la formule employée par Kim Jong-il en 2002, lors de la visite à Pyongyang du Premier ministre japonais d’alors, Junichiro Koizumi.

Dans ces conditions, faut-il craindre que la Corée du Nord, un pays isolé et appauvri, sous le coup de sanctions internationales depuis des années, puisse vendre son expertise nucléaire à un Etat ou à un groupe terroriste ? Pire encore, de la matière fissile, voire un engin nucléaire rudimentaire ? L’opacité de son programme est d’autant plus forte que le pays n’est plus partie prenante, depuis 2003, du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).  » Les zones d’ombre restent très nombreuses, reconnaît Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, à Paris. Nous en sommes réduits à des spéculations et à interpréter la moindre image diffusée par le régime. Le 10 octobre 2015, par exemple, lors d’une parade militaire organisée pour les 70 ans de la fondation du Parti du travail de Corée, des troupes d’infanterie portaient des sacs à dos marqués du symbole de danger nucléaire. Certains spécialistes y ont vu une allusion de Pyongyang à sa capacité de produire des bombes sales (armes « radioactives ») pour une utilisation militaire. Mais le mystère reste entier… D’une manière générale, je doute fort que l’on sache tout des coopérations nucléaires existantes de Pyongyang, notamment avec le Pakistan et l’Iran.  »

Depuis l’accession au pouvoir suprême de Kim Jong-un, en décembre 2011, le  » leader suprême  » a accéléré la fuite en avant engagée par son père, Kim Jong-il. Ce dernier jouait de la bombe comme d’une carte forte dans sa négociation avec les Etats-Unis de George W. Bush ; Kim Jong-un, lui, semble user de l’arme nucléaire pour assurer la survie du régime, quitte à défier les grandes puissances, Chine et Etats-Unis en tête. Le nucléaire est devenu une force de dissuasion et un attribut identitaire du pays, désormais inscrit dans le préambule de la Constitution. Le quatrième essai nucléaire de Pyongyang, le 6 janvier dernier, suivi par le lancement réussi d’une fusée longue portée, le 7 février, annonce un nouvel alourdissement des sanctions internationales, en discussion au Conseil de sécurité de l’ONU. Entre-temps, le pays est passé d’une logique de provocation à une logique opérationnelle. Tétanisée par un état de guérilla permanent, la Corée du Nord semble capable de tout.

(1) Cité dans L’Héritage, par David E. Sanger (Belin, 2009).

Par Marc Epstein

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