7. L’après-guerre avec Laurent Gervereau

Et le cinéma créa la femme. Car c’est Hollywood, et non plus la peinture, qui dicte désormais les canons de la beauté : blonde et sensuelle, éternellement Marilyn. Très vite, pour se défaire d’un goût de mort resté dans la bouche, l’après-guerre exalte des corps jeunes : ceux de Brando ou de Bardot, vibrant, à l’écran, d’une pulsion de vie franchement érotique. Mais la société puritaine cadre cette énergie dans les limites de la toile. Point de débords. De la longueur de l’ourlet à celle du flirt, du maquillage au mariage, tout est encore codifié. Et puis, l’historien de l’image Laurent Gervereau le raconte ici, en une décennie, la jeunesse va faire exploser toutes les coutures de l’habit social. L’homme moderne est né.

Né en 1956, Laurent Gervereau grandi avec la télévision, devant les westerns de John Ford. Fasciné, il s’est plongé dans l’histoire des images. De toutes les images : des affiches aux magazines, du petit au grand écran, de la BD à la peinture. Il n’a eu de cesse qu’il n’en ait trouvé le sens caché, à l’Ecole des hautes études, à l’Ecole du Louvre, à la tête du musée du Cinéma, à Paris… Il a monté une quarantaine d’expositions et dirige actuellement l’Institut de l’ image, la revue L’Image, le site Internet Imagesmag.net. Il vient de publier Histoire du visuel au xxe siècle (Points Seuil). Pour lui, dans l’après-guerre, la beauté, au cinéma, est un outil de propagande, puis de contestation.

A quoi pensent les femmes après la Seconde Guerre mondiale ? Elles doivent moins se soucier de leur apparence après l’horreur que le monde vient de vivre…

Bien au contraire ! En 1947, à Paris, Christian Dior révolutionne la mode en créant le new-look, un style ultraféminin. Son emblème est une robe corolle serrée à la taille, avec une jupe bouffante et insolemment longue en période de pénurie. Au début, certains sont choqués et trouvent cette silhouette en  » S « , qui souligne les seins et les fesses, totalement indécente. Dans les actualités cinématographiques de l’époque, on voit même des femmes habillées en Dior se faire agresser dans la rue. Désormais, les femmes s’apprêtent, remettent des porte-jarretelles, se maquillent, se vernissent les ongles et se font belles. A l’entrée des musées, les conservateurs installent des pancartes interdisant les talons aiguilles parce qu’ils abîment les parquets. Le new-look a ressuscité l’art de vivre. Depuis, c’est devenu l’image de la Parisienne par excellence.

Cette féminité exacerbée est-elle une manière d’exorciser la laideur de la guerre ?

A la Libération, le monde sort lentement d’une période de privations, où l’alimentation était rationnée. Par conséquent, on a envie de manger, de rire et de s’amuser. Le cinéma montre bien ce basculement. Dans les années 1930, Marlene Dietrich s’était fait arracher les dents de sagesse pour avoir le visage creusé. Après 1945, les canons esthétiques changent radicalement. Les écrans révèlent des stars jeunes, pulpeuses et bien en chair. Je pense à Silvana Mangano dans Riz amer, de Giuseppe De Santis (1949), à Marilyn Monroe dans Les hommes préfèrent les blondes, de Howard Hawks (1953), ou aux stars italiennes comme Sophia Loren et Gina Lollobrigida. Sans oublier les affiches des pin-up, qui prolifèrent dans les collèges, dans les casernes et dans les réclames. Ces femmes sensuelles et maternelles rassurent, car leur corps est celui de l’abondance. Ces formes féminines généreuses, moulées dans des robes seyantes, résonnent comme une affirmation de santé.

Le sociologue Edgar Morin a écrit :  » Pour nous, en Occident, la beauté est avant tout visuelle.  » Dans l’après-guerre, notamment, on a le sentiment que c’est désormais le cinéma, et non plus la peinture, qui fixe les canons de la beauté…

Le cinéma se développe de manière industrielle à partir des années 1920. Mais il connaît son apogée dans les années 1950, avec la multiplication des salles, l’âge d’or de Hollywood et une popularité planétaire sans égale, qui éclipse les autres arts. Le peuple a soif de distractions et l’usine à rêves hollywoodienne lui offre des comédies romantiques taillées sur mesure. Le star-system modèle ses actrices pour qu’elles correspondent au schéma de beauté américain : blonde et charnelle, symbole de lumière et d’opulence. Quitte à les transformer physiquement. Marilyn, qui a commencé par poser nue pour des calendriers, en est l’archétype : cheveux sombres à l’origine, elle s’éclaircit en hyperblonde pour coller à ce cliché de l’héroïne positive. Pure mais sensuelle, volcanique mais enfantine, elle reste, encore aujourd’hui, un modèle de beauté incontestable.

Enfantine, dites-vous. Pourquoi ce côté femme-enfant, ces petits minois façon Audrey Hepburn ?

Greta Garbo, Marlene Dietrich ou Louise Brooks étaient des femmes-femmes, des séductrices, incarnant, en général, des vamps vénéneuses. A la Libération, au contraire, on cherche de nouveaux visages représentant des modèles positifs. Car on a le sentiment que c’est la génération précédente qui nous a projetés dans le cauchemar. C’est aussi le temps du baby-boom. On fait beaucoup d’enfants parce que l’on croit à la transformation de la société. A travers le culte de la jeunesse, on exprime le désir de tout recommencer de zéro, de reconstruire un monde neuf.

Si les beautés sont américaines, l’élégance, elle, est parisienne…

La plupart des stars hollywoodiennes s’habillent chez les grands couturiers français. Audrey Hepburn est l’ambassadrice attitrée de Givenchy et Marilyn vante Chanel quand elle affirme qu’elle ne dort qu’avec son No 5. On entre alors en pleine société de consommation et les stars deviennent des supports publicitaires. Dans Les hommes préfèrent les blondes, Marilyn chante que  » les diamants sont les meilleurs amis des femmes « . Dans Diamants sur canapé, de Blake Edwards (1961), Audrey Hepburn fantasme devant les bijoux de Cartier et de Van Cleef & Arpels. L’époque aime le luxe, incarné, notamment, par les joailliers de la place Vendôme. C’est étonnant de voir que, même dans la jungle africaine de Mogambo, de John Ford (1953), Ava Gardner et Grace Kelly restent très apprêtées et ne s’aventureraient pas dans la brousse sans leur bâton de rouge à lèvres Max Factor.

Le cinéma offre alors beaucoup de Cendrillon. De La Comtesse aux pieds nus, de Joseph L. Mankiewicz, avec Ava Gardner (1954), à My Fair Lady, de George Cukor, avec Audrey Hepburn (1964), les films content souvent l’histoire de femmes modestes transformées en beautés sublimes grâce à des Pygmalion. Est-ce pour signifier que la beauté est à la portée de tous ?

Oui. Et cette idée tranche avec la conception européenne et aristocratique du visage racé. Face à un vieux modèle fondé sur la noblesse et l’héritage, l’Amérique, qui est un pays jeune et entreprenant, affirme l’égalité des chances. Aux Etats-Unis, pour peu que l’on travaille, chacun peut devenir riche, beau et célèbre. C’est le message idéologique que véhiculent les comédies hollywoodiennes des années 1950. La société s’enrichit et l’on est dans les Trente Glorieuses. Alors qu’avant les mères reprisaient les vêtements, qui passaient de l’aîné au cadet, on commence, à cette époque, à changer plus souvent de tenue. En achetant de l’électroménager, une voiture, un téléviseur et de beaux habits, les familles sont persuadées qu’elles accéderont au bonheur. N’oublions pas que l’on entre en pleine guerre froide. Face au bloc communiste, le cinéma américain défend le modèle de vie anglo-saxon : bonheur par la consommation contre bonheur du socialisme réalisé.

La beauté devient une arme de propagande…

C’est très flagrant pour les acteurs. Le cinéma célèbre alors des héros virils et musclés, tels John Wayne ou Clark Gable. Ces héros positifs, costauds et sûrs de leurs valeurs sont le prolongement, sur la toile, du GI victorieux.

La société reste encore très puritaine. La puissance érotique de Marilyn ou de Marlon Brando ne choque-t-elle pas à une époque où la beauté est aussi morale ?

Beaucoup. Dans la vie, certains parents interdisent aux adolescentes de se maquiller et de sortir avant tel âge. Le flirt est chaperonné, les fiançailles et le mariage sont très codifiés. Les conventions sociales pèsent longtemps sur les jeunes, qui en souffrent. Eux, au contraire, fantasment, dans les salles obscures, devant le tee-shirt moulant et mouillé de sueur de Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir, d’Elia Kazan (1951). En France, les jambes de Bardot dans Et Dieu créa la femme, de Roger Vadim (1956), créent l’émeute. Sur scène, le déhanchement lascif d’Elvis Presley rend le public hystérique et des jeunes filles s’évanouissent. Cette sensualité explosive ébranle la société américaine et préfigure la libération sexuelle des années 1960. Apparaissent alors des angry young men, des jeunes hommes en colère, ou des bad boys : Marlon Brando en moto et blouson de cuir dans L’Equipée sauvage (1953), et surtout James Dean en jean et tee-shirt dans La Fureur de vivre, de Nicholas Ray (1955), manifeste lyrique pour une jeunesse sans repères. La révolte gronde. Les enfants rejettent le costume-cravate des parents et portent un jean, qui est à l’origine un pantalon de travail, mais qui devient une tenue de loisir. C’est l’emblème de toute une génération aspirant à vivre librement ses désirs. Le modèle américain se fendille de l’intérieur.

Cette rébellion du jean-blouson contre le complet-veston aboutit à la révolution des sixties…

C’est exact. Face à une culture considérée comme officielle et dominante va se forger une contre-culture : l’underground. Celle-ci s’exprime en littérature, à travers les poètes de la Beat Generation, comme Kerouac, Burroughs ou Ginsberg, qui partent sur les routes et prônent l’errance. Ce nomadisme devient aussi sexuel avec la libération des m£urs, favorisée par l’arrivée de la contraception, en 1967. En musique, le rock ‘n’ roll, le yé-yé puis la pop music explosent. A Londres, l’album Sgt. Pepper’s…, des Beatles, en 1967, marque un tournant. Comme les chanteurs de Liverpool, les jeunes se laissent pousser les cheveux en signe de contestation. Au cinéma, finis le strass, les diam’s, les décolletés pigeonnants et les robes moulantes. Place à la femme au naturel, non maquillée, voire non épilée. A Paris, la Nouvelle Vague filme les actrices au quotidien, sans fard, dans la rue et dans les cafés (Bernadette Lafont ou Jean Seberg). Même Bardot incarne cette beauté fraîche, spontanée et dénuée d’artifices. En se mariant en robe vichy à Saint-Tropez, en 1959, elle a immortalisé la petite robe à carreaux roses et blancs, dont le tissu était utilisé à l’origine pour la confection de tabliers d’écolier. En moins de dix ans, les canons esthétiques vont être complètement bouleversés et pris à contre-pied. Ce qui était beau devient laid et ce qui était laid devient beau.

Les critères esthétiques se muent donc en mode de contestation sociale ?

C’est surtout vrai chez les hippies. A partir de 1967, puis avec les contestations de 1968 et Woodstock, en 1969, ce mouvement prend de l’ampleur, notamment en s’opposant à l’engagement américain dans la guerre du Vietnam. Les filles s’habillent en larges robes indiennes, portent du lin ou des fibres naturelles, mettent des fleurs dans leurs cheveux. Les hommes, eux, se laissent pousser la barbe, ont les mèches sales et traînent en vieux jean usé. La façon de vivre des hippies, écologiste, antimilitariste, anticonsumériste et microcommunautaire, est en rupture totale avec la décennie précédente. A travers de nouveaux codes vestimentaires, ils rejettent tout en bloc : le travail, l’argent, le mariage, la société urbaine, la modernité et le progrès… En revanche, ils prônent le retour à la nature et s’échappent dans des paradis artificiels, comme le montre le film More, de Barbet Schroeder (1969).

Parallèlement, les féministes vont rejeter les soutiens-gorge et les attributs de la féminité. Pourtant, l’invention de la minijupe montre que toute féminité n’a pas disparu…

Inventée par Mary Quant, la jupe courte débarque à Londres en 1964, puis à Paris, chez Courrèges. Le message des femmes est clair :  » Je montre mes jambes parce que je suis désirable et que j’assume ma sexualité.  »

Suivant l’exemple de Marlene Dietrich et de Katharine Hepburn avant guerre, les femmes portent désormais le pantalon.

Parce qu’elles demandent l’égalité avec les hommes. Pour cela, elles s’habillent comme eux et se comportent comme eux. Yves Saint Laurent lance la première collection unisexe en 1966. Les silhouettes féminines deviennent androgynes. On gomme les formes. Le film Blow up, de Michelangelo Antonioni (1966), sur le Swinging London, révèle le top model filiforme Verushka. Jane Birkin, en chantant Melody Nelson avec Serge Gainsbourg, intronise avec charme l’absence de seins, tout comme le mannequin Twiggy. C’est le retour de la maigreur, de la garçonne des années 1920. Derrière cette mode s’exprime l’idée qu’il ne faut plus s’empiffrer comme les parents, avides de nourriture et d’argent. Par ailleurs, cela préfigure la dictature de la minceur qui sévit encore aujourd’hui.

Dans les années 1970, les codes sexuels se brouillent. On a l’impression qu’il n’y a plus vraiment de canons esthétiques très marqués. Comme si la beauté û et le bonheur û n’était plus dictée par la société, mais dépendait de l’épanouissement personnel…

On le voit bien à travers les modèles masculins de l’époque. Pour être célèbre, plus besoin d’être forcément beau. Les exceptions, comme Humphrey Bogart, qui tranchait avec les critères esthétiques de son époque, deviennent légion. On encense les antihéros, tel Jean-Pierre Léaud pour la Nouvelle Vague, Jack Nicholson dans Easy Rider, de Dennis Hopper (1969), et Woody Allen. En musique, les modèles sont Gainsbourg û qui se trouvait très laid û Bob Dylan ou Janis Joplin. Désormais, on s’intéresse plus à la personnalité qu’au physique. Est-ce un tort ?

La semaine prochaine : 8. Les années féministes avec Benoîte Groult

Dalila kerchouche

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