Philippe Jottard

Une nouvelle gauche contre l’universalisme des Lumières

Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

Une nouvelle gauche a surgi sous les couleurs de l’islamogauchisme, du féminisme racialisé et du décolonialisme. Ces mouvements ont en commun le rejet de l’Occident et des idéaux de l’universalisme, en particulier l’égalité des individus. Sous couvert de luttes émancipatrices, ils adoptent une idéologie identitaire comparable à celle de l’extrême-droite et contribuent à la division de la société. A leurs yeux, les critères raciaux, de genre, d’appartenance confessionnelle et l’intersection entre ceux-ci se substituent à la classe sociale pour combattre ce qui est perçu comme la domination blanche, masculine et de la culture occidentale.

La controverse sur l’islamogauchisme a attiré récemment l’attention sur ce courant politique bien réel dont les adeptes dénoncent l’existence comme étant une invention de l’extrême-droite. Selon la pratique éprouvée des extrémistes ils disqualifient et diffament leurs critiques en les traitant de fascistes. Or ce sont eux qui trahissent l’universalisme de la gauche et affaiblissent les musulmans partisans d’une adaptation de leur religion à la modernité. Le terme islamogauchisme est employé faute de mieux car il s’agit d’un soutien à l islamisme et non à l’islam dans son ensemble et sa diversité.

Nouvel avatar du tiers-mondisme et de sa haine de l’Occident, l’islamogauchisme identifie les immigrés musulmans comme le nouveau prolétariat depuis que le vote populaire déserte la gauche historique au profit des populistes. L’islamogauchisme dénonce toute critique de l’islam d’islamophobie alors que la liberté d’expression permet la critique de toutes les idéologies et religions à la condition évidemment de respecter les personnes et les croyants. Il sévit en particulier à l’université au détriment de la rigueur scientifique qu’il fait dépérir.

L’islamogauchisme appuie la version la plus conservatrice, littéraliste et militante de l’islam, à savoir l’islamisme. Quel tort porté à l’islam des Lumières et aux nombreux musulmans à l’aise dans la modernité qui refusent une lecture passéiste et littérale de leur religion ! Malheureusement bien au-delà de l’extrême-gauche et croyant faire preuve à tort d’ouverture et de progressisme une certaine bien-pensance naïve exonère les aspects gênants d’une religion au motif que les critiquer serait faire preuve de « rejet de l’Autre ». Cet aveuglement marginalise et fait du tort aux musulmans qui militent pour une croyance compatible avec les idéaux de la modernité. Toute tradition politique ou religieuse doit pouvoir accepter la critique interne et externe qui est la condition de son adaptation au changement. Le christianisme y a procédé largement. Quant au judaïsme, il comporte un courant libéral fort. La démocratisation et la sécularisation des sociétés musulmanes – ces deux processus sont liés – et l’avènement d’un islam des Lumières constituent des causes essentielles en ce XXIè siècle.

Le multiculturalisme favorisait déjà le relativisme des valeurs et des normes. La nouvelle gauche rejette l’existence de valeurs universelles sous le prétexte qu’elles sont le produit de cet Occident honni accusé des pires atrocités dont le colonialisme et le racisme. L’islamogauchisme instrumentalise l’islam dans cette lutte anti-occidentale et anti-colonialiste alors que la civilisation islamique n’a jamais autant brillé que lorsqu’elle était ouverte aux apports des autres civilisations.

Le décolonialisme et le féminisme racisé s’inspirent de la culture de l’annulation, cette « cancel culture » née aux Etats-Unis. Ces nouveaux censeurs utilisent la race et le genre pour combattre l’Occident et les valeurs des Lumières aux côtés des islamogauchistes. C’est ainsi que l’intersectionnalité subordonne le combat féministe à une assignation raciale, ethnique ou confessionnelle au nom de la lutte antiraciste et de la défense des minorités et rejette ainsi le féminisme universaliste. Au sexisme masculin elle substitue un sexisme d’un genre nouveau tout aussi condamnable. Le féminisme intersectionnel radical analyse le genre comme une construction sociale, occidentale et capitaliste.

Quant au décolonialisme, il est issu des études décoloniales aux Etats-Unis, ce pays marqué douloureusement par son passé esclavagiste, ségrégationniste et le racisme. Les militants décolonialistes dénoncent ce qu’ils perçoivent comme les conséquences même très lointaines du colonialisme, notamment le racisme. Ils prétendent éradiquer les symboles de l’histoire coloniale et ce qui dans la culture heurte leur sensibilité. On assiste paradoxalement à la restauration du concept de race et à l’entretien du ressentiment victimaire à l’égard de l’Occident et de la « blanchité ». En Asie de l’Est cette posture de victime n’a pas cours. Faut-il s’étonner dès lors que cette région du monde soit à la pointe du progrès économique et technique ? Qu’elle soit en passe de détrôner l’Occident de sa première place sur ces plans ? Au Vietnam on apprend aux jeunes générations à regarder devant. Ajoutons que la colonisation n’a pas été un phénomène exclusivement européen. Il convient aussi de distinguer le décolonialisme de la lutte d’émancipation des peuples autochtones qui sous toutes les latitudes ont subi la conquête et la domination.

Faute d’idéal universaliste, le combat légitime et nécessaire contre les discriminations liées à la race, au genre et à l’appartenance confessionnelle s’inverse paradoxalement en une lutte raciale, sexiste, culturelle ou religieuse, nuisible à une véritable libération des individus, au risque de susciter l’apparition de contre-sociétés. Les mouvements d’émancipation sont ainsi détournés de leurs buts. L’universalisme est sacrifié au profit de l’essentialisation des identités et du communautarisme.

La nouvelle gauche culpabilise en permanence les Européens. Certains de ses chantres en viennent même à rejeter le concept de modernité qui serait la face cachée du colonialisme. Les principes issus des Lumières, liberté, égalité et séparation des religions et de l’Etat sont universels mais menacés. Ils restent les meilleurs garants du combat contre les discriminations.

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