Olesia Tytarenko, rédactrice en chef adjointe de Suspilne, la télévision publique ukrainienne. © DR

Journaliste à la TV ukrainienne, elle raconte l’envers du décor: « Certains de mes collègues ont rejoint l’armée et y ont perdu la vie » (entretien)

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

Olesia Tytarenko, journaliste à la télévision publique ukrainienne, raconte les coulisses de plus d’un an de traitement médiatique de la guerre. Conditions de travail extrêmes, traitement de l’information, liens avec le pouvoir : depuis Kiev, une des figures majeures du journalisme ukrainien se livre au Vif, sans détour.

Née dans une famille de dentistes, rien ne prédestinait Olesia Tytarenko à devenir l’une des figures de proue des médias ukrainiens. Pourtant, aujourd’hui, et à 29 ans à peine, elle est journaliste et rédactrice en chef adjointe de Suspilne, groupe de médias public ukrainien, référence dans le pays, dont l’organisation est semblable à la BBC.

D’abord pigiste-bénévole dans sa région natale de Poltava, son goût prononcé pour les langues étrangères -elle s’exprime dans un français remarquable- l’emmène vers diverses expériences en France, à Toulouse, puis Paris. Dans la capitale, elle est repérée par Radio France internationale, pour qui elle devient présentatrice et correspondante.

L’histoire avec RFI ne s’arrête pas là : de retour en Ukraine, elle devient l’envoyée spéciale attitrée de la radio française, avant de rejoindre Suspilne, pour qui elle couvre désormais la guerre au quotidien.

Depuis Kiev, Olesia Tytarenko raconte dans cet entretien le très dur quotidien des journalistes ukrainiens, sa rencontre avec Zelensky, sa perception de la guerre ou du traitement de l’information opéré par les Russes. « La responsabilité envers les personnes qui ont donné leur vie pour l’Ukraine et la conviction que l’agresseur sera puni d’une manière ou d’une autre me maintiennent à flot ».

Olesia Tytarenko, pouvez-vous nous expliquer votre poste actuel? Que représente Suspilne en Ukraine ?

Je suis la rédactrice en chef adjointe du service news de Suspilne, la compagnie nationale de radio et de télévision publique basée à Kyiv. Suspilne l’un des médias les plus populaires d’Ukraine, avec plus de 400.000 abonnés sur Facebook, Youtube, ou Telegram, par exemple.

Comment se sont passés les débuts de la guerre pour votre média ? Vous avez dû quitter Kiev ?

En février-mars 2022, j’ai participé à la production du « newsmarathon » à Lviv en tant que rédactrice. Durant cette période, une grande partie de l’équipe a dû déménager vers cette ville pour assurer le fonctionnement de l’entreprise et limiter les risques liés à la guerre. Avant et surtout après le début de la guerre, j’ai également collaboré avec des médias francophones et anglophones comme pigiste et commentatrice.

Au début de l’invasion, les médias ukrainiens étaient visés par l’armée russe. Comment avez-vous vécu cette période ?

Vous vous souvenez peut-être de l’image d’une frappe aérienne contre une tour de télévision à Kyiv. Notre siège se trouve aujourd’hui dans un autre quartier, mais avant l’invasion, tout le monde travaillait dans un bâtiment en face de cette tour.

Certains de nos collègues ont rejoint les forces armées. Et plusieurs y ont malheureusement laissé leurs vies.

Olesia Tytarenko

Suspilne a le plus grand réseau de bureaux régionaux en Ukraine. Ces derniers ont continué à fonctionner clandestinement même sous l’occupation, comme celui de Kherson. Beaucoup d’entre eux ont été visés par les Russes.

Certains de nos collègues ont rejoint les forces armées. Et plusieurs y ont malheureusement laissé leurs vies. Selon les données de l’Union nationale des journalistes d’Ukraine, 63 représentants de médias (ukrainiens et étrangers) ont été tués.

Quelles sont vos conditions de travail actuelles ?

Comme tous les Ukrainiens ces derniers mois, je ne dors pas bien. Ma tâche, c’est non seulement de bien filmer et analyser les attaques de nuit, mais aussi garder mon sang froid pour le jour d’après. Il y a des sujets et des événements qui ne sont pas directement liés à la guerre mais qu’il faut également couvrir.

Mes conditions de travail ne sont cependant pas comparables à celles des journalistes et rédacteurs des régions proches de la ligne de front, qui n’ont souvent pas le temps de descendre dans des abris anti-bombes en raison de la fréquence et de la proximité des bombardements. Je les respecte et j’admire ce qu’ils font.

A la rédaction, on a dû passer des jours sans lumière, électricité et parfois sans eau. Mais même dans ces conditions, on n’a jamais cessé de “parler”.

Olesia Tytarenko

A Kyiv, les conditions se sont compliquées ces derniers temps à cause des bombardements incessants et quasi quotidiens. Durant l’automne et l’hiver derniers, les Russes visaient les infrastructures énergétiques. A la rédaction, on a dû passer des jours sans lumière, électricité et parfois sans eau. Mais même dans ces conditions, on n’a jamais cessé de “parler”.

journaliste

Comment vous organisiez-vous ?

On avait quelques générateurs qui nous permettaient d’être à l’antenne environ deux jours sans interruption et d’assurer le fonctionnement de notre newsroom et toutes les plateformes des différents médias. Les attaques sur Kyiv sont encore plus fréquentes à l’heure actuelle, surtout durant la nuit. La différence avec le début est qu’aujourd’hui, Kyiv et presque toutes les régions d’Ukraine sont mieux protégées par les systèmes de défense antiaériens, grâce à l’aide de nos partenaires internationaux.

Le but des Russes -le président Poutine l’avait déclaré plusieurs fois dans ses interventions-, c’est de détruire tous ces systèmes de défense et de rendre le ciel ukrainien plus fragile. Avec comme objectif de terrifier la population civile, mais surtout de freiner la contre-offensive.

La nature de votre métier a-t-elle évolué par la force des choses ?

Je me considère aujourd’hui comme une “breaking news expert”. A force, nous avons élaboré des systèmes qui déterminent comment procéder en cas de bombardement, quand et comment faut-il envoyer un groupe de journalistes et caméramans sur le terrain -de façon sécurisée et raisonnable-, quelles taches leur donner et comment travailler avec ces informations après.

Psychologiquement, comment faites-vous pour continuer à faire votre métier dans ces conditions ?

J’ai la chance de pouvoir continuer à faire mon métier. Des millions d’Ukrainiens ont dû quitter le pays, leurs maisons et familles. Beaucoup ont perdu leurs habitations, sont morts, ont enterré leurs parents, épouses, maris ou enfants. Parmi eux, mes collègues, mes camarades de classe, mes amis.

A cause de la Russie, la vie en Ukraine est devenue une nécrologie. Mais je ne voudrais pas que notre peuple soit uniquement présenté comme victime. Nous luttons avant tout pour notre liberté.

Donc, oui, c’est psychologiquement difficile, mais la responsabilité envers les personnes qui ont donné leur vie pour l’Ukraine et la conviction que l’agresseur sera puni d’une manière ou d’une autre me maintiennent à flot.

Je ne voudrais pas que notre peuple soit uniquement présenté comme victime. Nous luttons avant tout pour notre liberté.

Olesia Tytarenko

L’accès à l’information est-il compliqué ?

Notre groupe de médias possède des bureaux dans chaque région d’Ukraine. Cela nous permet de couvrir les événements plus rapidement que les autres médias, en particulier en temps de guerre. Une partie du territoire de l’Ukraine est toujours occupée et il est très difficile d’obtenir des informations de là-bas. Cependant, certains Ukrainiens résidant dans les villes ou villages occupés restent en contact avec nous et, s’ils en ont la possibilité, rapportent les dernières nouvelles. Ils contribuent également à vérifier les informations diffusées par les médias russes.

Comment faites-vous, en tant que journaliste, pour essayer de limiter vos émotions alors que votre propre pays est bombardé ? Est-il difficile de rester objectif ?

Quand j’étais étudiante, en lisant les livres d’Ernest Hemingway et d’Erich Maria Remarque sur la guerre, je me suis toujours demandé comment les gens pouvaient survivre dans de telles conditions, comment pouvaient-ils écrire des romans, trouver la force d’inventer, de prendre des décisions et, en général, de garder leur humanité. Ce sont des super-héros pour leur époque.

En lisant les histoires de Fitzgerald, je me suis toujours sentie désolée pour les représentants de la « génération perdue », qui cachaient de la tristesse et même de la tragédie derrière un sourire. Maintenant, je pense que je comprends émotionnellement les auteurs et les personnages de ces livres.

Il est plus facile pour nous que pour les Russes d’être objectifs. Eux doivent constamment inventer quelque chose, déformer, mais nous, journalistes ukrainiens, montrons ce que nous voyons. Nous n’avons pas besoin de fantasmer et d’écrire des romans de science-fiction, mais juste de faire des reportages.

Olesia Tytarenko

Concernant l’objectivité, il me semble que c’est plus facile pour nous que pour les Russes. Ils doivent constamment inventer quelque chose, déformer, mais nous, journalistes ukrainiens, montrons ce que nous voyons. Nous n’avons pas besoin de fantasmer et d’écrire des romans de science-fiction, mais juste de faire des reportages. Mais il est souvent très difficile de se retenir de ne pas juger “la créativité russe”.

Est-ce que vous craignez pour votre vie/celle de vos proches tous les jours ?

Tous les jours. Je suis journaliste, mais avant tout un être humain.

Est-ce que l’armée protège suffisamment bien les médias ?

Selon les derniers sondages, 95,8 % des Ukrainiens font confiance aux forces armées. Vu que sans eux, au mieux, nous aurions été contraints d’émigrer, au pire, nous ne serions plus en vie. Donc, je considère que oui.

Cette guerre est aussi une guerre de l’information. Avez-vous l’impression d’être en mission pour votre pays, comme l’armée ?

Tout à fait. Mais la guerre de l’information a commencé bien avant, en 2014, quand la Russie a annexé la Crimée et déclenché une guerre dans le Donbass. La seule différence, c’est qu’avant 2022, la Russie n’avait pas réellement été exclue de la communauté occidentale. Aujourd’hui, la situation a changé, il me semble que l’Occident nous a cru, en grande partie, grâce au travail des journalistes ukrainiens et étrangers.

Je ne comparerais pas mon travail avec celui de l’armée. On a le droit de se tromper, eux n’ont pas une telle opportunité.

Olesia Tytarenko

Je ne comparerais pas mon travail avec celui de l’armée. On a le droit de se tromper, eux n’ont pas une telle opportunité. Etant donné que les pirates russes essaient constamment de détruire les serveurs de Suspilne et de désactiver nos sites, сela signifie que nous faisons du bon travail.

Vous travaillez pour une chaine publique. Est-ce que pendant la guerre, vous recevez parfois des demandes ou des recommandations du gouvernement pour traiter telle ou telle information, ou pour mettre en avant un fait particulier ?

Malgré le fait que Suspilne soit financée par l’Etat, la politique éditoriale reste indépendante, même en temps de guerre. Nous recevons des informations de l’administration présidentielle, nous pouvons communiquer avec ses représentants en primeur pour recevoir des commentaires ou des photos/vidéos. Mais je ne ressens aucune pression de la part des autorités dans mon travail.

Est-ce que vous avez déjà été félicité par Zelensky ou son gouvernement pour votre travail pendant la guerre ? L’avez-vous rencontré ?

J’ai personnellement rencontré une fois le président Zelensky en tant que journaliste lors de sa première conférence de presse en 2019. Aujourd’hui, mon poste ne prévoit pas de communication directe avec le président et son équipe.

Au printemps 2022, j’ai participé à une réunion en ligne avec le président, où il avait réuni tous les rédacteurs du téléthon pour les remercier de leur travail et parler brièvement de la situation dans le pays.

Est-ce que vous regardez les chaines TV russes ? Si oui, que pensez-vous de leur traitement de l’information? Voyez-vous une différence par rapport à leur discours du début de la guerre ?

Ma journée de travail commence par la lecture des informations que les autorités ukrainiennes publient sur leurs pages Telegram. Je suis également obligée d’étudier attentivement les pages des autorités russes, des politiciens, des propagandistes, car ils publient souvent des informations que nous devons prendre en compte. Pour les vérifier ou pour obtenir la réaction ukrainienne.

Pour les Russes, il est de plus en plus difficile de trouver des arguments pour justifier leurs propres actions.

Olesia Tytarenko

Il me semble que la télévision russe d’aujourd’hui fera l’objet de plus d’une thèse à l’avenir. Mais je ne peux pas dire qu’ils semblent moins confiants maintenant. Pour eux, il est surtout de plus en plus difficile de trouver des arguments pour justifier leurs propres actions.

Si en février, ils voulaient libérer l’Ukraine du nazisme, maintenant, avec toutes leurs actions, ils montrent que leur objectif est de détruire l’Ukraine et les Ukrainiens. Les dernières déclarations de propagandistes selon lesquelles il est nécessaire de détruire la centrale hydroélectrique de Kiev et d’inonder la capitale le confirment.

Vous vivez la guerre au quotidien. Est-ce que vous pensez à l’une ou l’autre chose qui est mal perçue à Bruxelles ou à Paris ?

Selon moi, il n’est pas bon de percevoir tout ce qui se passe comme un jeu vidéo, de prédire qui va gagner, de demander aux Ukrainiens « serez-vous amis avec les Russes après la guerre » ou d’essayer de comprendre pourquoi les Ukrainiens sont en conflit avec les Russes.

Le monde a changé, le journalisme doit aussi s’adapter. 

Olesia Tytarenko

Il n’y a pas de conflit, il y a une invasion dont le but est la destruction de l’État ukrainien. La Russie le déclare ouvertement. Je ne comprends donc toujours pas pourquoi des journalistes européens, par exemple, filment les tranchées russes et demandent aux soldats russes comment ils se préparent à la contre-offensive ukrainienne sans expliquer le contexte de cette opération militaire. Le monde a changé, le journalisme doit aussi s’adapter. 

Etes-vous intimement persuadée que la Russie ne gagnera jamais cette guerre ? Redoutez-vous une situation de blocage total ?

Je crois certainement à la victoire de l’Ukraine, mais en même temps, cela nous coûte énormément. Il est dans notre intérêt que la guerre se termine plus rapidement possible, mais personne en Ukraine ne soutiendra la signature de Minsk 3. Les autorités ukrainiennes, ainsi que leurs partenaires étrangers, sont conscientes que la persistance de la guerre conduira à un conflit encore plus global. Et il me semble qu’ils font tout pour que cela n’arrive pas.

Intervention d’Olesia Tytarenko dans Quotidien (mars 2022)

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