© Reuters

Turquie: l’assassinat de l’ambassadeur russe expose un décalage entre pouvoir et opinion

Le Vif

L’assassinat de l’ambassadeur de Russie en Turquie au nom d’Alep met au jour un profond décalage entre la politique de rapprochement d’Ankara avec Moscou et une partie de l’opinion excédée par l’intervention russe aux côtés du régime syrien, selon des analystes.

L’ambassadeur Andreï Karlov a été assassiné lundi par un policier turc de 22 ans qui, une fois son crime commis, a crié « Allah Akbar ! » (Dieu est grand) et « n’oubliez pas Alep ! », avant d’être tué par les forces d’intervention spéciales.

Cet assassinat est survenu au moment où Alep, la deuxième ville de Syrie, est en passe de tomber aux mains du régime à la suite d’un accord de cessez-le-feu parrainé par la Russie et la Turquie pour permettre l’évacuation des quartiers rebelles.

Or, le gouvernement islamo-conservateur au pouvoir en Turquie se vante d’être l’un des plus fervents soutiens des rebelles qui combattent le président syrien Bachar al-Assad depuis 2011.

La Russie, en revanche, est l’un des alliés les plus actifs de Damas et son soutien militaire au régime a permis de renverser en sa faveur la situation dans ce conflit.

Les images quotidiennes de morts et de la dévastation d’Alep ont provoqué la fureur de la base électorale du Parti de la Justice et du Développement (AKP, au pouvoir) qui ne peut rester insensible aux souffrances de ses coreligionnaires musulmans sunnites.

Le groupe de réflexion Soufan, basé aux Etats-Unis, estime en effet que la crise d’Alep a ravivé les tensions entre la Russie et la Turquie, « du moins à un niveau populaire », et a ralenti la normalisation des relations entre ces deux pays.

« Le président turc Recep Tayyip Erdogan pourrait avoir senti que c’était dans l’intérêt de la Turquie de se rapprocher de la Russie, mais de nombreux Turcs -pour qui la guerre en Syrie représente bien plus qu’un jeu d’influences géopolitiques- ont été scandalisés par Alep », explique Soufan.

Dès que Bachar al-Assad est apparu sur le point de reprendre la totalité d’Alep, des manifestations ont eu lieu quasi-quotidiennement devant l’ambassade et le consulat de Russie en Turquie, la semaine ayant précédé l’assassinat d’Andreï Karlov.

A la frontière syrienne, l’ONG islamique turque IHH a encadré des manifestations pendant lesquelles la foule scandait « Russie, Assassin, dégage de Syrie ! ».

« Nous ne laisserons pas nos frères entre les mains des tyrans », a confié à l’AFP Kubra, une jeune manifestante, faisant référence aux alliés russe et iranien de Damas.

Muets

L’assassinat de l’ambassadeur russe pourrait bien être un « acte isolé » qui en inspirerait d’autres, a dit à l’AFP Dominique Moïsi, conseiller spécial de l’Institut Montaigne, un groupe de réflexion basé à Paris.

« Je ne crois pas qu’il y aura de conséquences considérables », poursuit-il. « Mais sur un plan symbolique, cela montre que ce qui se passe à Alep ne passe pas auprès d’une partie de la population musulmane. »

Selon lui, « les morts d’Alep vont hanter longtemps la scène internationale. »

La Russie et la Turquie ont entamé en août un processus de normalisation de leurs relations après une grave crise née de la destruction d’un avion militaire russe par l’aviation turque en novembre 2015 au-dessus de la frontière syro-turque.

Ces derniers mois, le président Erdogan est resté largement muet au sujet des raids russes en Syrie, qui acculent pourtant à la frontière turque des civils ainsi que les rebelles soutenus par Ankara.

De son côté, la Russie s’est gardée de critiquer l’offensive déclenchée par la Turquie en Syrie en août avec l’objectif de « nettoyer » sa frontière de groupes qu’elle considère comme terroristes, tels que l’organisation Etat islamique et les milices kurdes.

Un responsable turc avait pourtant nié lundi l’existence d’un quelconque marché « secret » avec la Russie sur l’avenir de la Syrie, affirmant que les deux parties se sont accordées pour « ne pas être d’accord » sur la question centrale du sort du président Assad.

Aykan Erdemir, de la Fondation pour la Défense de la démocratie basée à Washington, estime qu’Ankara « marche sur la corde raide en tentant de trouver un modus vivendi avec la Russie en Syrie », alors que les partisans de l’AKP voient d’un mauvais oeil le soutien apporté par Moscou au régime du président Assad.

« Quand on voit les manifestations à Istanbul contre la Russie et l’Iran et en soutien à Alep, on voit que les partisans zélés de l’AKP y sont », explique-t-il.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire