Kuciak © AFP

Slovaquie: le mystérieux meurtre d’un journaliste d’investigation

Le Vif

La Slovaquie était sous le choc mardi après l’assassinat du journaliste Jan Kuciak, tué par balles ainsi que sa compagne, probablement en raison de son travail d’investigation sur des fraudes liant des hommes d’affaires douteux et des politiques dans ce petit Etat de la zone euro.

La Slovaquie était sous le choc mardi après l’assassinat du journaliste JanKuciak, tué par balles ainsi que sa compagne, probablement en raison de son travail d’investigation sur des fraudes liant des hommes d’affaires douteux et des politiques dans ce petit Etat de la zone euro.

Dans ce pays de 5,4 millions d’habitants, le meurtre soulève à nouveau la question de la corruption qui avait déjà suscité en juin des manifestations de jeunes réclamant le limogeage de ministres du gouvernement de gauche de Robert Fico. Transparency International a récemment classé la Slovaquie à la 7e place des pays les plus corrompus de l’Union européenne.

Les corps du journaliste et de sa compagne, Martina Kusnirova, ont été découverts dimanche dans leur maison à Velka Maca, à environ 65 kilomètres à l’est de Bratislava. Le double meurtre a été commis entre jeudi et dimanche, selon la police. JanKuciak a été tué d’une balle à la poitrine alors que sa compagne a été touchée à la tête.

Le crime a été immédiatement condamné fermement par des dirigeants de l’UE et d’organisations internationales. Mardi, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme Zeid Ra’ad Zeid Al-Hussein a appelé à « une enquête approfondie en vue de traduire en justice les auteurs de ce crime terrible ».

Le Premier ministre slovaque a offert une prime d’un million d’euro pour toute information susceptible d’aider à trouver les responsables du crime, « très probablement lié » au travail du journaliste selon la police.

Jan Kuciak, 27 ans, travaillait pour le site aktuality.sk, appartenant à l’Allemand Axel Springer et au Suisse Ringier. Il se spécialisait dans les affaires de corruption, dont celles concernant les possibles liens entre le monde des affaires et le parti SMER-SD au pouvoir.

Jan Kuciak s’était spécialisé dans les enquêtes portant sur des affaires d’évasion fiscale et de fraude à grande échelle, parmi de hauts fonctionnaires et d’importants hommes d’affaires.

La dernière publication de Jan Kuciak portait sur l’entrepreneur Marian Kocner et ses activités dans le secteur immobilier.

L’année dernière, l’Agence criminelle nationale (NAKA) avait classé l’enquête sur une fraude fiscale présumée impliquant M. Kocner, soupçonné d’avoir demandé des remboursements fiscaux de 8,19 millions d’euros.

Connu pour avoir insulté et menacé des journalistes, M. Kocner avait prévenu l’année dernière qu’il allait lancer un site publiant des informations sur les vies privées de journalistes, selon le quotidien SME. Il aurait menacé d’exposer « toute saleté » qu’il trouverait sur Jan Kuciak et sa famille, avait indiqué en septembre 2017 Peter Bardy, le rédacteur en chef du site pour lequel travaillait le journaliste assassiné.

Tom Nicholson, journaliste d’investigation britannique installé à Bratislava, a indiqué aux médias locaux que Jan Kuciak travaillait récemment sur des fraudes sur fonds structurels européens organisées par la mafia italienne dans l’est de la Slovaquie.

– Piste italienne –

Selon le quotidien SME mardi, Jan Kuciak s’apprêtait à publier un article sur de possibles liens politiques d’hommes d’affaires italiens eux-mêmes soupçonnés d’être liés à la mafia calabraise ‘Ndrangheta opérant en Slovaquie.

L’information a été confirmée par plusieurs journalistes locaux. Contacté par l’AFP, le service de presse du Premier ministre n’a donné pour l’instant aucun commentaire.

Tom Nicholson, journaliste d’investigation britannique qui travaillait sur les mêmes affaires que Jan Kuciak, a écrit dans Politico que ce dernier enquêtait « sur le paiement frauduleux de fonds européens à des ressortissants italiens résidant en Slovaquie et ayant des liens présumés avec le groupe du crime organisé ‘Ndrangheta ».

« Dans tous les cas les services secrets (slovaques) ont des noms des gangsters, aussi bien Jan que moi avons travaillé sur des documents secrets fuités », a-t-il ajouté. « Le crime organisé slovaque n’a jamais tué de journalistes (…) alors que les gangs mafieux italiens n’ont pas montré de tels scrupules ».

Selon Grigorii Meseznikov, analyste politique, le meurtre et ses liens présumés avec les élites politiques slovaques « pourrait provoquer un tremblement de terre politique ».

« Une ligne rouge a été franchie. Cette affaire pourrait ébranler l’électorat du parti SMER-SD au pouvoir », a-t-il dit à l’AFP.

Le Premier ministre Robert Fico est connu pour ses critiques virulentes à l’égard des médias. Lors d’une conférence de presse en 2016, il a déclaré à certains journalistes qu’ils étaient de « sales prostituées anti-Slovaques ».

Il a également qualifié les journalistes « de simples hyènes idiotes » et de « serpents visqueux ».

– Bougies –

A Bratislava, des centaines de personnes se rassemblaient depuis lundi soir pour allumer des bougies à la mémoire du journaliste. Un rassemblement similaire a eu lieu dans la capitale tchèque Prague.

« Le meurtre d’un journaliste à cause de son travail, c’est peut-être possible dans les Balkans, peut-être au Moyen Orient, cela arrive sûrement en Russie, mais pas dans l’Union européenne. Il n’y a qu’une réponse à ce genre d’acte – finir son travail », a délcaré à l’AFP Arpad Soltesz, un journaliste travaillant pour la télévision slovaque JOJ et ancien collègue de Jan Kuciak.

Selon lui, « les hommes politiques ont leur part de responsabilité dans le meurtre de Jan au moins en propageant la haine contre les journalistes ».

De nouvelles manifestations en mémoire de Jan Kuciak et pour dénoncer la corruption doivent se dérouler à Bratislava mercredi et vendredi.

Journalistes tués dans l’UE: des cas qui restent rares

La mort du journaliste slovaque Jan Kuciak intervient après plusieurs assassinats de journalistes dans l’Union européenne ces dernières années, le vieux continent restant toutefois un des environnements de travail les plus sûrs pour la profession.

– La journaliste suédoise Kim Wall est tuée à bord d’un sous-marin le 10 août 2017, le principal suspect étant l’inventeur danois Peter Madsen, propriétaire du submersible, dont elle souhaitait faire le portrait.

– La journaliste et blogueuse anticorruption Daphne Caruana Galizia, 53 ans, meurt le 17 octobre 2017 dans l’explosion de sa voiture, piégée, devant son domicile. Elle traquait les trafics illicites, prébendes et avantages fiscaux pour les sociétés étrangères dans une île abritant quelque 70.000 sociétés offshore et les sièges des plus grands groupes de jeux de hasard.

– Les membres de la rédaction de l’hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo sont victimes, le 7 janvier 2015, d’un attentat à la kalachnikov perpétré au siège du journal à Paris par deux frères terroristes, qui se réclament d’Al Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa). Parmi les 12 morts se trouvent les dessinateurs Wolinski, Cabu, Charb, Honoré et Tignous, deux chroniqueurs du journal — l’économiste Bernard Maris et la psychiatre Elsa Cayat– et un correcteur, Mustapha Ourrad.

– Le journaliste grec Socratis Guiolias est criblé de balles devant son domicile à Athènes, le 19 juillet 2010. Le groupe d’extrême gauche Secte des révolutionnaires revendique l’assassinat. Socratis Guiolias était directeur de la radio privée Thema FM et l’un des administrateurs d’un blog célèbre dans le pays, troktiko.gr (rongeur en grec, ndlr), qui révélait des scandales dans les milieux politiques et des affaires.

La Fédération internationale des journalistes (FIJ) dénombre plus de 2.500 morts dans le monde depuis 1990, prenant en compte les journalistes mais aussi les autres collaborateurs de médias. Sur la période, l’ONG comptabilise plus de 350 morts en Europe, ce qui en fait la zone la moins dangereuse pour la profession.

Les journalistes tués hors UE, en Russie — dont l’assassinat retentissant d’Anna Politkovskaïa à Moscou en 2006 –, en Turquie et durant le conflit des Balkans représentent près des deux-tiers de ces victimes. En 2017, RSF note que plusieurs journalistes européens sont morts à l’étranger, notamment le Français Stéphane Villeneuve, la Suisse Véronique Robert et la Turque Tuba Akyilmaz en Irak et le Britannique Mehmet Aksoy en Syrie.

L’Irak, pays le plus meurtrier –

Entre 1990 et 2015, plus de 600 journalistes sont morts dans l’exercice de leur métier en Asie et Océanie, plus de 500 au Moyen-Orient et au Maghreb, plus de 500 également en Amérique latine et Amérique du nord et plus de 400 en Afrique sub-saharienne, selon la FIJ.

L’Irak, marqué par plusieurs conflits, compte le plus de victimes (336 depuis 1990) devant les Philippines (153) et le Mexique (145).

Dans son rapport annuel 2017, RSF dénombre 65 morts (dont 50 professionnels, 7 blogueurs et 8 collaborateurs de médias) à travers le monde.

Le chiffre est en baisse de 18% par rapport à 2016, en raison de « la prise de conscience croissante de la nécessité de mieux protéger les journalistes », note l’organisation, mais aussi parce que « des pays, devenus trop dangereux, se vident de leurs journalistes ».

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