La reconnaissance de la Palestine est saluée mais elle ne va pas changer la situation à Gaza et en Cisjordanie. Seules des sanctions contre Israël pourraient peser avant qu’il ne soit trop tard, juge Insaf Rezagui, docteure en droit international.
«Le temps de la paix est venu car nous sommes à quelques instants de ne plus pouvoir la saisir», a argumenté Emmanuel Macron le 22 septembre dans son discours à l’Assemblée générale des Nations unies portant la reconnaissance par la France de l’Etat palestinien. Cinq autres pays, Andorre, Luxembourg, Malte, Monaco et Saint-Marin, se sont inscrits dans le sillage de la France à New York. La Belgique a adopté une position médiane avec une reconnaissance politique et diplomatique mais qui ne deviendra légale qu’une fois remplies des conditions comme la libération des otages et le désarmement du Hamas. Le Royaume-Uni, qui lors des premières déclarations de son Premier ministre Keir Starmer avait adopté la même stratégie que la Belgique, a, lui, été plus brave la veille et a reconnu pleinement l’Etat palestinien en même temps que l’Australie, le Canada et le Portugal.
«Le Hamas n’aura aucun rôle dans le gouvernement. Le Hamas et d’autres factions doivent rendre leurs armes à l’Autorité palestinienne», a proclamé comme en écho le président de cette autorité, Mahmoud Abbas, sans convaincre que ses forces soient en mesure d’atteindre cet objectif. Il a aussi affirmé condamner «les meurtres et la détention de civils, y compris les actes du Hamas le 7 octobre 2023». Un engagement pris par le vieux dirigeant palestinien, à côté de celui d’un Etat démilitarisé sous protection internationale, dans une lettre adressée en juin au président Macron et au prince héritier Mohammed Ben Salmane, qui aura permis l’avancée de New York. Mais face à la destruction minutieuse par l’armée israélienne de toute la bande de Gaza et les crimes contre l’humanité qu’elle cause, que peut changer cet élan de solidarité avec la Palestine? Eléments de réponse avec Insaf Rezagui, docteure en droit international de l’université Paris-Cité, chercheuse associée à l’Institut français du Proche-Orient, et membre du collectif de recherche Yaani.
Que peut changer juridiquement et politiquement la reconnaissance d’un Etat palestinien par la France et d’autres pays aussi importants soient-ils?
On ne peut que s’en réjouir parce que c’est une forme d’application du droit international qui, depuis longtemps, dit que la Palestine est un Etat parce qu’elle remplit les critères juridiques pour en être un. Elle a une population, un territoire, un gouvernement, et sur cette question-là, il y a une unanimité de la communauté juridique depuis longtemps. En revanche, je pense que l’on reste quand même dans le registre du symbolique parce que, si la reconnaissance de l’Etat palestinien peut permettre d’isoler un peu plus le gouvernement israélien, on se rend bien compte que sa capacité à mener des crimes de masse et des opérations militaires à Gaza n’est pas entravée. Donc tout cela ne va pas changer grand-chose. Pour passer du registre du symbolique à une action plus concrète, il faudrait adopter des mesures coercitives. Et là, les déclarations du président de la République française n’en émettent pas l’idée à court terme. Il déclare que «si cela continue, on doit réfléchir à adopter des sanctions». Il constate pourtant qu’il y a des violations continues du droit international à Gaza. Alors pourquoi attendre? La reconnaissance de l’Etat palestinien par la France vise à satisfaire une partie de l’opinion publique qui manifeste, qui voit les crimes en direct, qui observe que des rapports des Nations unies et d’ONG parlent de génocide, et qui a envie que le gouvernement réagisse. Mais en même temps, Emmanuel Macron ne veut pas aller jusqu’à froisser l’allié israélien parce qu’il existe un partenariat économique fort entre Israël et la France et entre Israël et l’Union européenne. La reconnaissance de l’Etat palestinien ne va rien changer à la situation sur le terrain ni à Gaza ni dans le reste du territoire palestinien, en Cisjordanie où la situation est particulièrement alarmante. A cette aune, les Etats ne sont pas du tout à la hauteur des enjeux aujourd’hui. On n’a jamais enregistré autant de morts au quotidien dans un conflit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et alors que la dernière phase du projet israélien est en œuvre. Si la France parlait de reconnaissance avec des sanctions comme l’a fait l’Espagne, elle se conformerait à ses obligations juridiques du point de vue du droit international.
«La Belgique est obligée d’agir contre le génocide si elle veut se conformer au droit international.»
La position de l’Espagne est-elle l’exemple à suivre?
D’un point de vue purement juridique, son exemple le plus juste. L’Espagne a reconnu l’Etat palestinien le 28 mai 2024 parce que la Palestine remplit les critères admis en droit international pour se constituer en tant qu’Etat. Mais la Cour internationale de justice dit dans ses ordonnances qu’il y a un risque plausible de génocide et donc la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide impose des obligations juridiques non pas seulement à l’Etat qui commet le génocide mais également à l’ensemble de la société internationale. C’est une «convention erga omnes» qui s’applique à tous les Etats parties à la convention. Dans celle-ci, il y a l’obligation de prévenir, d’empêcher et de sanctionner le génocide. L’Espagne se met en conformité avec la convention quand elle impose un embargo sur les armes, interdit le transit par ses ports de navires transportant des armes, appelle à la suspension de l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël, etc. Elle se conforme ainsi à l’ordonnance du 26 janvier 2024 de la Cour internationale de justice. Ce sont des obligations juridiques qui incombent à l’ensemble des Etats membres des Nations unies. La France, la Belgique le sont. Donc, elles sont obligées d’agir maintenant si elles veulent se conformer au droit international.
La reconnaissance de l’Etat palestinien peut-elle néanmoins avoir pour effet de raviver la solution à deux Etats au moment où le gouvernement israélien la rejette ouvertement?
Primo, l’urgence, ce n’est pas la solution à deux Etats, c’est de mettre un terme à ce qui se passe à Gaza. Or, on n’arrive même pas au sein de l’Union europénne à se mettre d’accord sur la manière d’empêcher Israël d’agir comme il le fait alors que contrairement à ce que dit Emmanuel Macron, on a des leviers juridiques, politiques, économiques pour le contraindre à revenir négocier et à cesser les crimes de masse. Les Vingt-Sept ont évoqué l’idée de suspendre l’Accord d’association mais ils sont divisés. Deuzio, ce n’est pas la question de la solution à deux Etats qui doit primer –parce qu’elle ne constitue pas un point de droit international– mais bien le principe de l’autodétermination du peuple palestinien, qui lui en est un. On n’écoute jamais ce peuple à propos des solutions à mettre en place, selon quelles modalités… La Cour internationale de justice dit que le problème réside dans une politique étatique de colonisation et d’accaparement d’un territoire, à l’œuvre depuis plusieurs décennies. La vraie question est de savoir comment contraindre Israël à cesser sa politique coloniale.
«L’ordre international actuel n’est pas en capacité de faire cesser les crimes. Il faut qu’il change.»
La situation en Cisjordanie depuis octobre 2023, est-ce un cheminement vers l’annexion par Israël?
La Cour internationale de justice parle déjà de l’annexion d’une large partie du territoire de la Cisjordanie. Elle fait référence à la zone C, soit 60% de la Cisjordanie (NDLR: zone sous contrôle total d’Israël mais qui devait être transférée progressivement sous juridiction palestinienne en vertu des Accords de paix d’Oslo 2 en 1995). En réalité, aujourd’hui, de la mer Méditerranée au Jourdain, il n’y a qu’un seul contrôle, c’est le contrôle israélien. Il s’étend à tous les aspects de la vie des Palestiniens, l’état civil, les routes, les frontières, les check-points, y compris en zone A (NDLR: territoire sous contrôle militaire et civil palestinien en vertu des Accords d’Oslo). L’économie est complètement sous la maîtrise d’Israël, la monnaie d’échange est le shekel israélien, etc. Il y a déjà une annexion de fait. De toute façon, c’est le projet de Bezalel Smotrich (NDLR: le ministre israélien des Finances et ministre au ministère de la Défense, en charge des colonies), d’extrême droite; il ne s’en cache pas.
Qu’aura comme conséquences à terme le fait que des pays démocratiques occidentaux bafouent le droit international et usent du «deux poids deux mesures» par rapport à leur attitude vis-à-vis de la Russie dans la guerre en Ukraine?
L’attitude envers la guerre à Gaza révèle que l’on est face à un ordre international qui a quand même des fondements coloniaux, et dont les fondateurs n’ont pas su opérer une introspection sur ce qu’il est et sur ce qu’il faut changer. Des Etats du sud parlent effectivement de double standard; ils essayent d’utiliser les règles existantes pour les changer, les rectifier ou les adapter pour mieux prendre en compte la question des peuples. C’est ce qu’a fait l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice par exemple. On est face à un ordre international profondément injuste parce qu’il a été bâti au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des Etats qui étaient encore des puissances coloniales, dont la France et le Royaume-Uni, et qui se sont arrogés un droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies, au sein duquel cinq Etats décident du sort de milliards de personnes. On l’a encore vu le 19 septembre quand le projet de résolution demandant un cessez-le-feu à Gaza a fait l’objet d’un veto des Etats-Unis et n’a donc pas été adopté. Ce vote est le reflet d’un ordre international profondément inégalitaire, basé sur un socle colonial et impérial, qui doit évoluer.
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Ne pas avoir réagi pour arrêter un génocide restera-t-il comme une tache sur la politique des pays démocratiques occidentaux?
Complètement. Ils vont payer pour des décennies le double standard flagrant d’aujourd’hui. Cela va fragiliser tout l’ordre international tel qu’il a été construit. Et ce n’est pas plus mal que cet ordre soit remis en cause caril n’est pas en capacité de faire cesser les crimes. Il faut qu’il change.