Raphaël Enthoven devantune toile de Chen Jiang-Hong. © Debby Termonia

Raphaël Enthoven : le bel enfant

Le Vif

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Raphaël Enthoven, philosophe. Qui refuse qu’on le qualifie comme tel.

« Quand un philosophe me répond, je ne comprends plus ma question. » N’en déplaise à Desproges, avec Raphaël Enthoven, on comprend même les réponses. Philosophe – « Ah non, prof de philo ! Ce n’est pas à moi de m’introniser « philosophe » », interrompt-il de son air humble et grave -, bon, d’accord, prof de philo alors, au parcours brillant et classique (khâgne, hypokhâgne, normale sup. et l’agrégation), il a enseigné à l’université (polytech, sciences po et populaire). Aujourd’hui, il donne cours à des élèves du secondaire, à Paris. Auteur d’une dizaine de livres et de centaines de chroniques dans la presse, à la radio (France Inter et France Culture) et à la télé (Arte), il officie désormais tous les matins sur Europe 1 avec La morale de l’info. Une petite séquence bien dense qui, loin de la « philo du petit-déj. », offre un autre écho à l’actualité.

Tout de noir vêtu et accompagné de son chat, Doxa, il reçoit dans sa petite maison du XIVe arrondissement. Un peu surpris – il n’a pas vu l’heure passer – il disparaît enfiler ses chaussettes. Les murs sont dévorés par les livres, les films d’auteur et des coffrets de grands compositeurs. Sur la table, un paquet de tabac. Pas de doute, vous êtes chez un intellectuel français, un vrai ! Raphaël Enthoven est donc à la fois un vieil enfant et un jeune adulte (40 ans). Habité depuis toujours par la philo, au point que son père (Jean-Paul, écrivain et éditeur) lui prédit, gamin, qu’il sera philosophe : « J’ai vécu ça comme un constat plus que comme une demande de sa part. Je me suis donc incliné et je m’en félicite toujours. Je l’ai d’autant moins regretté qu’en faisant de la philo, j’ai découvert, grâce à Spinoza, que lorsqu’on a des regrets, on est malheureux deux fois », sourit-il en inclinant la tête.

Mais, qu’est-ce que la philosophie aujourd’hui ? « Huum. Je ne saurais le dire. Je pourrais répondre de mille et une manières sans qu’aucune des réponses ne me semble satisfaisante. » On insiste un peu, et il concède : « Bon, je pourrais dire que la pratique de la philo permet d’accorder la même importance à ce qui semble important et à ce qui ne l’est pas. Et son effet est sa capacité de regarder les choses, indépendamment du besoin ou de l’importance qu’on leur donne. Plus qu’un « dépassionalisant » des choses, c’est un exhausteur de goût ! » Raphaël Enthoven a le verbe beau et une impressionnante mécanique intellectuelle dont chaque étape vous fait grimper dix étages.

Après une heure de digressions philosophiques, nous atteignons enfin le but de notre visite : l’art. « Cela vous dérange- t-il si je fume ? » Et il fait glisser avec dextérité une cigarette roulée entre ses doigts. De sa voix douce mais profonde, il reprend : « L’art, j’y suis absolument sensible et depuis toujours. Surtout à la musique (mère pianiste), que j’ai toujours vécue non pas comme une fuite mais plutôt comme une retrouvaille avec le réel… A la manière d’un écran de fumée qui vous permet de regarder le soleil. Mais j’ai mis plus de temps à aimer la peinture que la musique et j’ai mis moins de temps à aimer la photo que la peinture. Finalement, c’est grâce à la philosophie que les choses se sont dénouées. J’avais 17 ans. »

Tout au long de l’entretien, Raphaël Enthoven sera incapable de parler d’un tableau sans l’associer à un penseur. Il le reconnaît, mais précise qu’ « appréhender en philosophe un tableau, ce n’est pas le regarder d’une seule manière, mais au contraire le regarder dans chacune de ses dimensions. Car la philo est un filtre, un filtre très exigeant mais qui ouvre le regard plutôt qu’il ne le ferme. »

La surprise de la vie

Son premier choix d’oeuvre : Portrait de Lewis Payne, par Alexander Gardner. « Ce regard ouvert, c’est un peu ce que dit cette photo que je découvrais dans La Chambre claire, de Barthes. C’est un homme qui va mourir et qui, à l’instant où on le photographie, sait qu’il va mourir. Ce n’est donc pas la photo d’une personne mais c’est la photo d’une promesse sinistre. La certitude d’un homme qui, à la différence de vous ou de moi, a la conscience qu’il va mourir. Et contrairement à nous, il ne se contente pas de le savoir, il le sent. Il l’expérimente. Ce faisant, il nous renseigne sur ce que nous-mêmes nous refusons de voir : notre propre mort. Car même si nous savons que nous allons mourir, nous refusons d’y croire. La mort nous surprend toujours alors qu’elle est la chose la plus prévisible qui soit. Morale : il faudrait avoir la même surprise face à la vie : s’étonner de ce qui arrive. En un mot, et c’est une école de vie, ne pas avoir besoin de l’imprévu pour être surpris. Cette idée-là, à mon sens, est, pour un vivant, d’une juste compréhension du fait d’être mortel. Faire de la philo finalement, c’est s’émerveiller à chaque instant… Comme un enfant. »

Portrait de Lewis Payne par Alexander Gardner, 1865.
Portrait de Lewis Payne par Alexander Gardner, 1865.© DR

Raphaël Enthoven reçoit plusieurs appels téléphoniques. Qu’il ne prend pas.

La singularité du beau

Deuxième oeuvre ? Un tableau, de Chen Jiang Hong. « Je l’adore ! C’est mon pote ! Je l’ai rencontré en Chine et nous avons découvert, pour notre plus grande félicité, que nous travaillions sur le même objet. Non pas le mystère de l’existence, mais l’énigme des choses. Cette oeuvre-ci, mais comme toutes celles de Chen, me séduit terriblement. C’est un instantané d’un tremblement de terre, c’est une déflagration faussement immobile et ça le rend sublime. Artistiquement, le travail de Chen est double : figuratif comme illustrateur de l’Ecole des loisirs (éditeur de littérature enfantine) et abstrait dans sa peinture. Plus intéressant encore : il n’a pas renoncé au dessin au profit de l’abstraction comme beaucoup d’autres artistes. Non, en abolissant les formes comme il le fait, il en revient au principe même de la peinture : l’origine du mouvement. Et c’est en cela que, moi, qui n’aime pas l’abstraction, je le trouve extraordinaire. »

L’homme d’ordinaire si nuancé semble avoir ici un avis nettement plus tranché : « L’abstraction, j’y suis peu sensible parce que je suis un esprit impressionnable. J’aime les virtuoses. Et la virtuosité m’apparaît davantage quand je n’ai pas l’impression que je pourrais faire la même chose. Je l’avoue, je fais partie de cette école d’abrutis qui ont tendance à mépriser ce qu’ils croient pouvoir reproduire. De manière générale, je suis également hermétique aux « arts qui pensent », de ceux (comme l’art conceptuel ou contemporain) qui ont tendance à indexer l’art sur autre chose que lui-même. Au IIIe siècle, le plus charmant et le plus délicieux des penseurs, Plotin, réfutait la théorie de Platon selon laquelle il n’y a de beauté que dans la symétrie. En disant que si c’était le cas, tous les visages symétriques seraient beaux. Or, nous savons tous que ce n’est pas le cas. Ce que Plotin défend par contre, c’est la singularité du beau. L’idée que beaucoup de choses sont belles sans que l’on sache pourquoi. Un peu comme l’amour… Car expliquer un sentiment, c’est complètement con, excusez-moi. Mais plus encore, il arrive que les sentiments amoureux soient solubles dans les mots qu’on emploie pour les détailler ou dans les raisons qu’on leur donne. Moi, quand j’aime quelqu’un, je réclame le droit de ne pas savoir pourquoi. Car c’est précisément cette élection totalement stupéfiante et divine d’un être qui justifie ce renoncement aux raisons qu’on peut lui trouver. »

Le moment, cette aube

On se croirait presque dans une pièce de Beaumarchais, tant son emphase l’emporte. « Mais à côté des romantiques qui considèrent que leur histoire est écrite depuis toujours, il y a les mystiques – dont je fais partie – qui ont le sentiment que lorsqu’ils disent à une fille « on s’est pas déjà vu quelque part ? », ils lui font en réalité une déclaration magnifique. Même si cette méthode de drague est une méthode qui a fait ses « non-preuves », je trouve magnifique de vouloir dire à quelqu’un « je ne vous connais pas mais je sais que c’est vous ». Cela renvoie encore et toujours à l’étonnement auquel on peut s’attendre. Je vois donc assez peu de différence entre la beauté et l’amour sur ce point. Dans les deux cas, on ne sait ni en détailler les raisons, ni en fournir d’explications. »

Avant de poursuivre sur son troisième choix, Vue de Delft, de Vermeer, Raphaël Enthoven vous interroge de son nez joliment de travers et de son regard de chien battu : « Est-ce que je peux parler de Proust un tout petit peu quand même ? » Même si, pour un philosophe, Dieu est moins important que son concept ou le besoin qu’en ont les hommes, il faut bien admettre que Proust et son oeuvre ont valeur d’évangile pour notre interlocuteur. Très enthousiaste à la perspective de partager un peu son Proust (auquel il a consacré avec son père un Dictionnaire amoureux), il reprend, l’oeil pétillant : « J’ai donc découvert ce tableau via La Prisonnière de Proust (A la recherche du temps perdu, tome 5). Dans ce livre, son apparition correspond à la mort du personnage de Bergotte, l’écrivain dont les livres donnaient la sensation au narrateur de retrouver son père quand il les lisait. Mais Bergotte, c’est surtout cet écrivain qui a sacrifié son talent à sa gloire et qui, lorsqu’il s’apprête à mourir, est perclus de regrets. Car la gloire est bien peu de chose face à la mort et c’est une tragédie de mourir en ayant l’impression de ne pas avoir accompli son oeuvre. Les livres qu’a écrits Bergotte n’arrivent finalement même pas au talon de ce petit pan de mur jaune représenté dans ce tableau de Vermeer alors qu’ils auraient pu être le mur jaune tout entier. Il y a toute une éthique derrière cela : savoir jusqu’où aller dans le sacrifice du talent qu’on peut avoir, dans la prostitution de son âme, de son talent, de son désir… Moi, je voudrais tant réussir à mourir serein, ne surtout pas m’apercevoir au moment de ma mort que je suis tombé du mauvais côté de la vie. »

Vue de Delft, de Vermeer.
Vue de Delft, de Vermeer.© DR

Le Philosophe de service (un autre de ses livres), ne serait-ce pas un peu lui ? l’interroge-t-on alors qu’il roule une seconde cigarette. « Absolument. Le philosophe de service, c’est le mauvais génie du philosophe et, je le reconnais, c’est un danger dans lequel je me suis noyé mille fois. J’ai trop souvent été à la télé pour parler de sujets sur lesquels je n’avais aucune connaissance et pour lesquels mes paroles avaient moins d’importance que ma présence. Aujourd’hui, on invite un philosophe, un humoriste, un artiste, deux politiques et on donne l’impression au spectateur qu’on traite des sujets. Or, c’est une illusion, on ne traite plus du sujet, on le remplace par le sentiment de le traiter. En réalité, c’est une démission de la pensée déguisée en ouverture d’esprit. »

Reparti dans son tableau, dont il cherche l’horloge, il sourit et précise, en la désignant du doigt : « Cette horloge indique 7 heures moins 10 et on serait bien en peine d’y distinguer l’aube du crépuscule. Fidèle à ce tableau, j’ai envie d’y voir l’alternative du rapport à la vie. Contrairement à Carpe diem, qui considère que chaque moment peut être le dernier – ce qui pour moi n’est jamais qu’une modalité de l’angoisse -, on pourrait considérer que chaque moment n’est jamais que le premier de son genre. L’enjeu est donc de ne pas vivre chaque instant comme s’il était le crépuscule de lui-même mais comme l’aube de quelque chose. Finalement, c’est cette indécision entre ces alternatives que nous donne à voir ce tableau… Et dont ce fabuleux livre (La Recherche, toujours) en délivre les mots de passe. »

Raphaël Enthoven décroche enfin son téléphone et découvre avec effroi, et en anglais, qu’il est déjà attendu à l’autre bout de Paris. « So sorry » qu’il est, il déguerpit et saute dans un taxi.

PAR MARINA LAURENT

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