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Poutine compte-t-il vraiment employer l’arme nucléaire ?

Muriel Lefevre

Poutine s’est-il trompé et a-t-il péché par excès de confiance ? L’invasion de l’Ukraine ne semble pas se dérouler comme le chef du Kremlin l’avait prévu. Au point qu’il agite désormais la menace de l’arme nucléaire. Début de panique ou coup de bluff stratégique alors que la Russie semble de plus en plus isolée ?

Le président russe Vladimir Poutine a ordonné ce dimanche à l’armée de mettre en alerte sa « dissuasion nucléaire » en précisant que quiconque se mettrait en travers du chemin de la Russie s’exposerait à des conséquences « jamais vues dans l’histoire ». Avec un message clair : l’Occident doit cesser de soutenir l’Ukraine.

Vladimir Poutine envisage-t-il pour autant réellement d’employer l’arme nucléaire dans la guerre en Ukraine en cas d’aide de l’Europe, par exemple ? Si tout cela ressemble plus à un coup de bluff, il est certain qu’après ce week-end la Russie semble plus isolée que jamais. Sanctions économiques, possible bank run (chacun va rechercher son argent), livraison d’armes de l’OTAN et des pays européens, espaces aériens fermés… Même la Chine ne semble plus soutenir la Russie de manière inconditionnelle puisqu’au Conseil de sécurité de l’ONU elle n’a pas utilisé son droit de veto sur une résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine et appelant la Russie à se retirer.

Poutine pourrait donc commencer à ressentir un léger sentiment de panique. D’autant plus que sur le terrain aussi, les choses semblent bien plus compliquées que prévu.

Kiev n’est toujours pas tombé, Volodymyr Zelensky tient bon

La forte résistance des Ukrainiens semble avoir surpris la Russie. Malgré un déploiement massif, elle aurait déployé la moitié de ses forces, les Russes n’auraient encore pris aucune grande ville. Or leur excès de confiance leur coûte une fortune. Pas seulement à cause des sanctions venues d’autres pays, mais aussi, et surtout à cause du coût du déploiement.

La Russie, selon le journal The Kyiv Independent, aurait déjà perdu 14 avions militaires, 8 hélicoptères, 102 chars de l’armée, 15 mitrailleuses et quelque 536 missiles depuis le 24 février. 3 500 soldats russes seraient déjà réformés.

Chaque jour de guerre coûterait donc des milliards aux Russes, selon des sources ukrainiennes, et Poutine sera bientôt à court d’argent. Selon cette logique, selon Riho Terras l’ancien ministre de la défense estonien, il suffirait aux Ukrainiens de tenir dix jours pour que Poutine n’ait d’autre choix que de négocier. Toujours selon lui, les troupes russes disposeraient de missiles pendant « trois à quatre jours au maximum » et qu’après cela, ils devront s’en tenir aux fusils.

Jeudi, la Russie envahissait l’Ukraine avec pour objectif principal la destitution du gouvernement. Après quatre jours de combats, la capitale Kiev n’est pas, à l’heure d’écrire ces lignes, tombée et le président Zelensky est toujours aux commandes. Malgré la panique, le gouvernement n’est pas tombé ni ne s’est enfui. Avec son message clair (j’ai besoin d’armes, pas d’un taxi), le président ukrainien Volodymyr Zelensky a tenu bon.

Et le temps semble lui donner raison, car la Russie semble quelque peu à la peine. Les analystes évoquent à l’unisson une fuite en avant de Poutine face à la situation militaire. « Il y a une frustration russe face à la résistance ukrainienne », estime ainsi David Khalfa, chercheur à la Fondation Jean Jaurès à Paris. A terme, le danger pour elle est d’entrer non plus dans un affrontement de haute intensité « mais dans une logique de guérilla urbaine, avec une grande probabilité de victimes côté soldats russes ». Eliot A. Cohen, expert au Centre pour les études stratégiques et internationales (CSIS) à Washington, estime lui aussi que la résistance rencontrée par Moscou n’avait pas été suffisamment anticipée. « Le fait qu’ils n’aient pas la supériorité aérienne est assez révélateur », explique-t-il à l’AFP. « On commence à voir la faiblesse sur le champ de bataille », ajoute-t-il, relevant aussi « qu’ils n’ont pas été capables d’occuper une ville et de la tenir ».

Selon l’ancien colonel Roger Housen, expert en tactiques de guerre russe interviewé par De Morgen, il est cependant trop tôt pour dire que la guerre éclair de Poutine a échoué, car « dans certaines parties les choses avancent plus vite que prévu, dans d’autres les Russes connaissent des contrecoups« . Si la capitale semble pour l’instant tenir bon, l’armée russe n’y a pas encore déchaîné tout son arsenal. Or de grandes colonnes de véhicules lourdement blindés sont en route vers Kiev et cela pourrait changer complètement la donne.

Un autre point devrait néanmoins inquiéter Moscou : le moral de ses troupes. Beaucoup de soldats ont eu l’impression qu’ils venaient en sauveur et sont très surpris par la résistance hostile de la population. Réprimer le peuple ukrainien, par des soldats qui n’ont rien contre les ukrainiens risque d’être difficile à tenir sur le long terme. D’autant plus que si s’éternise de trop, la grogne à l’intérieur du pays cela risque elle aussi de gagner en ampleur. L’Ukraine risque alors de se transformer en un second Afghanistan pour la Russie.

Logique paranoïaque ?

Dans ce contexte, et alors que les aides et dons occidentaux affluent vers l’Ukraine, les propos de Poutine apparaissent comme une volonté de saper la solidarité de ses adversaires. Poutine « est une sorte de joueur, quelqu’un qui prend des risques. Il essaye de nous éprouver psychologiquement », assure Eliot Cohen. « L’aspect psychologique est capital », confirme David Khalfa, soulignant la tentative de Poutine de « dissuader les Occidentaux d’aller plus loin dans les sanctions économiques » qui pleuvent sur Moscou depuis quelques jours. Selon le chercheur, « tout le monde se rallie derrière le drapeau ukrainien et il y a cette volonté d’enfoncer un coin entre les gouvernements de l’alliance et les opinions publiques occidentales ». Mais, ajoute-t-il, « de l’avis de tous ceux qui ont rencontré Poutine, il s’est isolé, enfermé dans une logique paranoïaque. C’est un peu inquiétant, il est impossible de lire sa stratégie ».

Normalement, c’est le ministre de la défense qui détient la clé, mais il est bien sûr sous les ordres de Poutine. Néanmoins, il existe, comme aux USA un système de double clé. Comme les Etats-Unis, la Russie posséderait près de 6.000 armes nucléaires, dont 1600 opérationnelles, soit prêtes à être lancées. De quoi détruire le monde vingt fois.

Les véritables intentions du chef de l’Etat russe sont d’autant plus illisibles que ces déclarations contredisent la théorie officielle de la dissuasion russe. En juin 2020, rappellent Hans Kristensen et Matt Korda, Poutine en avait approuvé les « principes de base », avec quatre cas justifiant l’usage du feu nucléaire: des tirs de missiles balistiques contre la Russie ou un allié, l’usage d’une arme nucléaire par un adversaire, une attaque contre un site d’armement nucléaire russe, ou une agression mettant en jeu « l’existence même de l’Etat ». Quant à son positionnement international, la Russie avait signé en janvier, avec les quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Chine, France et Grande-Bretagne) un document reconnaissant qu' »une guerre nucléaire ne pouvait être gagnée » et martelant que ces armes « tant qu’elles existent, doivent servir à des fins défensives, de dissuasion et de prévention de la guerre ». Les propos de Poutine témoignent de « l’ambiguïté, sinon l’hypocrisie de ce type de déclarations », regrette Marc Finaud. « Si on applique la doctrine, on va massivement vers le désarmement. Or on voit que peu de choses ont été faites dans cette direction ».

Vraie fausse menace

L’escalade ultime semble néanmoins assez éloignée de la réalité du conflit. Mais les experts soulignent qu’une partie des armes nucléaires, en Russie comme au sein de l’OTAN, sont de facto prêtes à l’usage en permanence. « Elles peuvent être déclenchées dans les 10 minutes », explique à l’AFP Marc Finaud, expert en prolifération au Centre Politique de Sécurité de Genève (GCSP). « Soit ce sont des ogives déjà fixées sur des missiles, soit ce sont des bombes déjà à bord » des bombardiers et sous-marins. Dans un article publié récemment dans le « Bulletin of the Atomic Scientists », les experts Hans Kristensen et Matt Korda affirment de leur côté que près de 1.600 têtes nucléaires sont déployées et prêtes à l’usage. « Dès lors que les forces stratégiques russes sont toujours en alerte, la vraie question est de savoir s’il a déployé plus de sous-marins ou armé les bombardiers », estimait dimanche sur Twitter Hans Kristensen.

Même si l’apocalypse est donc tout sauf écrite en Ukraine, « le risque existe toujours d’un dérapage, d’une mauvaise interprétation », voire d’une manipulation », rappelle l’expert. Et ce « risque aujourd’hui est très élevé ».

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avec l’AFP

Menace nucléaire: des précédents à Cuba (1962) et Inde-Pakistan (2002)

La doctrine de la dissuasion nucléaire, brandie par Vladimir Poutine, a déjà été mise à l’épreuve, notamment lors de la crise des missiles à Cuba en 1962 puis en 2001-2002 lors de la confrontation entre l’Inde et le Pakistan.

– 1962: Crise des missiles à Cuba –

En octobre 1962, au plus fort de la guerre froide, une épreuve de force de treize jours oppose le jeune président américain John Kennedy et le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev. Des photos prises par un avion espion américain révèlent la présence à Cuba, allié de Moscou, de rampes soviétiques de lancement de missiles, à portée des côtes américaines. Jugeant possible une « frappe nucléaire contre l’hémisphère occidental », Kennedy décide la mise en quarantaine de l’île, avec un blocus maritime.

Les forces stratégiques sont placées en état d’alerte maximum, niveau précédant juste le déclenchement de la guerre nucléaire. Des centaines de bombardiers atomiques patrouillent le ciel et des missiles intercontinentaux sont armés. Les navires soviétiques rebroussent chemin et un accord entre les deux puissances se prépare en coulisses: retrait des missiles soviétiques contre retrait des missiles américains en Turquie. C’est alors qu’un U2 est abattu au-dessus de Cuba. Kennedy envoie son frère Robert, ministre de la Justice, négocier avec l’ambassadeur soviétique. Khrouchtchev accepte de retirer ses missiles. Washington promet de ne pas envahir Cuba, et secrètement de retirer ses fusées de Turquie. Après cette crise, un « téléphone rouge » est mis en place en 1963, permettant à la Maison Blanche et au Kremlin de communiquer directement.

– 2001-2002: crise nucléaire Inde/Pakistan –

En mai 2002, l’Inde et le Pakistan, qui se disputent le Cachemire depuis leur partition en 1947, sont au bord d’un nouvel affrontement. L’Inde attribue à des islamistes venus du Pakistan une attaque suicide contre le Parlement de New Delhi le 13 décembre 2001, qui a fait 14 morts. Les deux pays, puissances atomiques depuis 1998, mobilisent près d’un million d’hommes à leurs frontières, notamment au Cachemire. En avril 2002, le président pakistanais Pervez Musharraf déclare envisager « le recours à l’arme nucléaire ». « Si le Pakistan tout entier menace de disparaître de la carte, alors la pression deviendrait trop grande pour notre peuple, et il faudrait prendre en compte aussi cette option: la bombe atomique en cas de besoin ». Le ministre indien de la Défense George Fernandes fait valoir qu’en cas d’attaque nucléaire « l’Inde pourrait survivre mais pas le Pakistan ». Pendant deux ans, New Delhi et Islamabad se répondent à coups d’essais de missiles, puis s’engagent sous la pression de Washington dans une désescalade, qui aboutit à un cessez-le-feu en novembre 2003, puis à un processus de dialogue en janvier 2004. Les Etats-Unis sont le seul pays du monde à avoir utilisé des armes nucléaires, en 1945 au Japon. Les attaques sur Hiroshima (140.000 morts), puis sur Nagasaki (74.000) trois jours plus tard ont précipité la capitulation du Japon et la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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