Militaires et policiers s'abstiennent d'employer la force depuis le début des protestations. © Z. bensemra/reuters

Pourquoi l’armée est l’arbitre de la crise en Algérie

Le Vif

Quel rôle peut jouer l’institution militaire face à la vague de contestation qui secoue le pays ? Pilier du pouvoir, acceptera-t-elle de rester en retrait ?

Les slogans entonnés depuis le début de la contestation contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat ont de quoi dérouter. A côté des pancartes  » Dégagez ! « ,  » Dégage le système !  » surgissent des panneaux clamant  » L’armée et le peuple sont frères !  » Depuis le début des rassemblements, le 22 février dernier, militaires et policiers algériens se sont abstenus d’employer la force contre les protestataires, bien que les manifestations soient, en principe, interdites dans la capitale algérienne.

Dans un premier temps, le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, a bien agité le spectre des  » années de braise « , allusion aux 150 000 morts de la décennie de violence enclenchée par l’interruption, en 1992, du processus électoral remporté par le Front islamique du salut. Trois jours plus tard, pourtant, le mensuel de l’institution militaire, El Djeich, publie un édito rassurant : l’Armée nationale populaire (ANP) et le peuple algérien appartiennent  » à une seule patrie « , que les forces armées  » ont fait le serment de préserver et de défendre contre toutes velléités « .

Le 10 mars, alors que la mobilisation s’étend, le général Gaïd Salah déclare à son tour que l’armée et le peuple, adeptes des  » mêmes valeurs « , ont  » une vision commune  » de l’avenir. Mais le lapsus échappé à cette occasion révèle le poids de l’institution militaire, qui, dit-il,  » a la chance d’avoir ce peuple « .

Une certitude : l’armée demeure le pivot de l’ancienne colonie française, qui a arraché l’indépendance au prix d’une guerre de près de huit ans.  » L’Armée de libération nationale (devenue ANP en 1962) a créé l’Etat algérien « , insiste Flavien Bourrat, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, à Paris.

En 1962, à peine quelques semaines après la conquête de la souveraineté, l’une des branches du Front de libération nationale (FLN), l’Armée des frontières (basée en Tunisie et au Maroc pendant la guerre d’indépendance), confisque le pouvoir au détriment des civils du gouvernement provisoire (Gpra), pourtant détenteur de la légitimité politique. Depuis lors, la caste prétorienne  » demeure une composante fondamentale du système, juge Flavien Bourrat, même s’il serait excessif de parler de régime militaire, car les hommes en uniforme n’exercent pas directement le pouvoir, à l’exception des années de guerre civile, entre 1992 et 1999 « .

Au cours de cette période de lutte contre les groupes islamistes armés, l’une des branches de l’armée, le Département de renseignement et de sécurité (DRS, police politique de fait, bâtie sur le modèle soviétique), devient le véritable régulateur de l’appareil d’Etat.  » Il exerce une influence notable sur le choix des ministres et des ambassadeurs, ainsi que sur la composition des listes électorales ; il surveille aussi les personnalités politiques et intellectuelles tout en manipulant partis et médias, publics comme privés « , estime le politologue Rachid Tlemçani, dans une étude publiée par la Fondation Carnegie.

L’armée demeure le pivot de l’ancienne colonie française, qui a arraché l’indépendance au prix d’une guerre de près de huit ans.

Au-delà du DRS, l’image de l’armée est entachée par son implication dans la répression des émeutes de 1988 (500 morts). Des soupçons pèsent sur son rôle dans les violences de la décennie noire. Pourtant, dans l’agitation de ces dernières semaines, les voix critiques à l’égard des forces militaires ont été rares. Plusieurs raisons à cela :  » La légitimité révolutionnaire de l’ANP est ancrée dans la culture algérienne, analyse Amel Boubekeur, chercheuse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris. Et l’armée a réussi à imposer son récit de la « guerre civile », selon lequel la décennie noire n’est pas la conséquence du putsch de janvier 1992, mais le résultat de la déchirure entre Algériens ; l’institution militaire s’est interposée en arbitre avant de rendre le pouvoir aux civils en faisant appel à Bouteflika, en 1999. Faute d’un récit alternatif et, surtout, d’une justice transitionnelle capable de faire la lumière sur les responsabilités pendant ces années de violence, cette version des faits s’est imposée à beaucoup d’Algériens.  » Qui plus est, la loi sur la concorde civile, adoptée la même année, a entériné l’abandon des poursuites contre les auteurs de crimes au cours de la décennie noire.

Abdelaziz Bouteflika (à dr.) à la télévision algérienne le 11 mars, au côté du chef d'état-major Gaïd Salah. Il n'a pas dit un mot.
Abdelaziz Bouteflika (à dr.) à la télévision algérienne le 11 mars, au côté du chef d’état-major Gaïd Salah. Il n’a pas dit un mot.© B. omoboriowo/Algerian TV/reuters

La plus puissante d’Afrique

Ramené d’exil par les militaires pour ravaler l’image du pays en 1999, Abdelaziz Bouteflika doit d’abord composer avec les galonnés. Un temps allié contre l’état-major avec le général Mohamed Mediene, alias  » Toufik « , alors tout-puissant patron des services de renseignement, il cherche, à partir de son troisième mandat, en 2009, à réduire l’influence de l’encombrant partenaire. Comme par hasard surgit alors une série de scandales de corruption mettant en cause l’entourage de Bouteflika, dont celui de la Sonatrach et de l’autoroute Est-Ouest. Le président riposte en retirant de la tutelle du DRS les structures chargées d’enquêter sur les affaires de corruption. En parallèle, le sommet de la hiérarchie est remanié :  » En 2013, pour remplacer le général Mohamed Lamari à la tête de l’état-major, Bouteflika choisit Ahmed Gaïd Salah, dénué de légitimité historique (NDLR : et qualifié de responsable parmi  » les plus corrompus de l’armée  » par un ex-ambassadeur américain, selon WikiLeaks). Ce faisant, il essaie d’affaiblir l’institution « , souligne Amel Boubekeur.  » En dix ans, plus de 150 généraux ont été limogés, confirme un ancien officier des forces spéciales. Mais ces changements signifient moins un recul de la position de l’armée au sein du pouvoir qu’un changement générationnel. « 

L’armée algérienne reste la plus puissante du continent et occupe le cinquième rang au palmarès des importateurs d’armes entre 2014 et 2018, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri).  » Le budget militaire, considérable, échappe au contrôle d’institutions transparentes « , observe Amel Boubekeur. Après les attentats du 11 septembre 2001 et le retour en grâce de l’ANP auprès des partenaires occidentaux en raison de la lutte contre le terrorisme au Sahel, elle  » s’est recentrée sur ses missions et s’est professionnalisée. Elle n’en reste pas moins une institution très opaque et un acteur central « , estime Flavien Bourrat.

Le jeu d’alliances et de neutralisation mutuelle des différents piliers de l’Etat – le clan du président Bouteflika, les forces de sécurité et le milieu des affaires – serait à l’origine de la crise actuelle. Dans l’impossibilité de trouver un remplaçant apte à préserver les intérêts de chacun, tous se sont résignés à la perspective d’un cinquième mandat de l’octogénaire Bouteflika. Sans anticiper que c’était la fois de trop pour les Algériens, sortis en masse dans la rue pour dire stop.

Dans les défilés, à côté des slogans hostiles à Bouteflika, au Premier ministre –  » démissionné  » depuis – et aux oligarques, les protestataires fustigent aussi le général Gaïd Salah.  » Ils font la différence entre l’état-major et la troupe. Ils savent que la plupart des militaires sont issus du peuple « , souligne l’ex-officier interrogé par Le Vif/L’Express. Redouane Boudjema, qui, avec d’autres universitaires, a soutenu dès les premiers jours le mouvement contre un cinquième mandat, acquiesce :  » Les Algériens ne cherchent pas la confrontation. Leur objectif est de construire un Etat libre et démocratique. L’institution militaire doit servir la nation. Une grande partie de l’ANP, en particulier les cadres intermédiaires, ne souhaite pas qu’elle serve de garde prétorienne à un petit cercle au pouvoir. « 

L'annulation de l'élection présidentielle n'a pas fait retomber la mobilisation de la rue.
L’annulation de l’élection présidentielle n’a pas fait retomber la mobilisation de la rue.© T. doudou/ap/sipa

Le précédent égyptien

Malgré cela, les forces de sécurité continuent d’inspirer la crainte.  » Critiquer l’armée reste tabou, considère Amel Boubekeur. Les slogans invoquant la fraternité avec les militaires traduisent en partie, sans doute, la prudence des contestataires. Car la peur d’un nouveau coup d’Etat est latente. « 

L’annulation de l’élection du 18 avril, en début de semaine dernière, n’a pas apaisé les protestataires, puisque Bouteflika n’a pas annoncé son retrait et que ses promesses de réformes sentent le réchauffé. En cas de poursuite de la mobilisation, l’armée sera-t-elle tentée de piloter un processus de transition ? Et, en ce cas, les Algériens doivent-ils craindre le syndrome égyptien ? En 2011, les foules dressées contre Hosni Moubarak, au Caire, scandaient :  » Le peuple et l’armée main dans la main, le peuple et l’armée ne font qu’un !  » Deux ans plus tard, elles se plaçaient sous la protection des militaires pour déloger le président islamiste Mohamed Morsi, puis acclamaient le coup de force qui le renversait… Aujourd’hui, constatent les ONG, les atteintes aux droits humains, couvertes par le maréchal-président Abdel Fattah al-Sissi, sont bien pires que sous Moubarak.

La peur d’un nouveau coup d’État est latente.

 » Ce n’est pas comparable, objecte Flavien Bourrat. A la différence de son homologue égyptienne, l’armée algérienne ne contrôle pas le quart de l’économie du pays, et elle ne souhaite pas assumer la gouvernance directe. Elle n’interviendrait que dans deux cas : une sévère déstabilisation ou l’arrivée au pouvoir des islamistes, comme en 1991. On n’est pas dans cette configuration.  » Amel Boubekeur ne croit pas non plus à ce risque :  » Les Etats-Unis et la France, pays les plus engagés dans la coopération militaire avec l’Algérie, ne le permettraient pas.  » Circonspecte, Louisa Dris-Aït Hamadouche, professeure de sciences politiques à l’université d’Alger, espère, elle aussi, que l’armée tiendra compte des aspirations au changement :  » La rue algérienne veut en finir non pas avec le régime, mais avec le « système ». Ce qui se passe aujourd’hui est un test. Une intervention militaire contre les manifestants signifierait que l’armée n’a pas changé.  »

Par Catherine Gouëset.

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