Le chef de Daech, éliminé dans la nuit du 26 au 27 octobre, aurait prévu sa succession. © A. al-marjani/reuters

Pourquoi la mort de al-Baghdadi ne signifie pas pour autant la mort de Daech

Le Vif

Après des années de traque, Abou Bakr al-Baghdadi a été tué en Syrie lors d’un raid américain.

L’ennemi public numéro 1, Abou Bakr al-Baghdadi, alias  » calife Ibrahim « , est mort dans la nuit du samedi 26 au dimanche 27 octobre, dans le nord-ouest de la Syrie, à Baricha, lors d’une opération spéciale de l’armée américaine.  » Il est mort comme un chien et comme un lâche, gémissant, criant et pleurant pendant ses derniers instants « , a cru bon de préciser Donald Trump lors d’une conférence de presse, après l’élimination du chef de l’organisation Etat islamique (EI, ou Daech en arabe). Il est 17 heures samedi aux Etats-Unis et minuit au Proche-Orient lorsque le président donne son feu vert au décollage de huit hélicoptères lourds, capables d’emporter 44 soldats chacun, stationnés près d’Erbil, en Irak. Après un vol de septante minutes en rase-mottes au-dessus des zones contrôlées par la Russie et la Turquie sur le territoire syrien, les forces Delta prennent d’assaut un ensemble de maisons situé à cinq kilomètres de la frontière turque, où al-Baghdadi se terre en famille avec sa garde rapprochée.

Sitôt au sol, des dizaines de soldats dynamitent le mur d’enceinte, pénètrent dans le compound et en éliminent presque tous les occupants. A l’aide d’un interprète arabophone, onze enfants – les seuls à avoir la vie sauve – sont exfiltrés, tandis que le chef terroriste s’enfuit dans un tunnel sans issue avec, selon le récit de Donald Trump, trois de ses enfants comme bouclier humain. Traqué par des chiens, des robots et par les forces spéciales, il déclenche son gilet explosif, entraînant sa mort et celle de ses enfants. Une analyse ADN effectuée sur place confirme l’identité de la  » cible « . L’opération, qui aurait duré plus de deux heures, est suivie minute par minute à la Maison-Blanche. A la fin de l’opération, la planque d’al-Baghdadi est réduite en poussière par des bombardements, pour éviter que les lieux ne se transforment en sanctuaire djihadiste.

En indiquant qu'al-Baghdadi est
En indiquant qu’al-Baghdadi est  » mort comme un chien « , Donald Trump n’ignorait pas qu’il utilisait une solide injure aux yeux des Arabes.© Chris Kleponis/photo news

Cellules dormantes

Ainsi se termine l’odyssée du calife autoproclamé, né en Irak voilà quarante-huit ans. Il restera comme le conquérant sanguinaire d’un immense territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie. Un fief où flottait le drapeau noir de l’EI et à partir duquel il a semé la terreur dans le monde entier, notamment en Europe avec, en point d’orgue, l’attaque du Bataclan à Paris le 13 novembre 2015 (130 morts).

La mort d’al-Baghdadi ne signifie pas la fin de l’EI.  » C’est un coup dur porté à l’organisation, mais ce n’est pas la fin de Daech ni du terrorisme djihadiste, loin de là, estime un général français. On ne tue pas une idéologie avec des armes.  » Ces mouvements ont une capacité surprenante à survivre à la perte de leurs dirigeants, comme le montre Al-Qaeda. Huit ans après la disparition d’Oussama ben Laden, dont le charisme dépassait largement celui d’al-Baghdadi, son organisation continue d’attirer des combattants en Syrie, au Yémen ou au Sahel. Al-Baghdadi lui-même est issu des rangs d’Al-Qaeda en Irak. Il est le lointain successeur de son mentor, le terrifiant Abou Moussab al-Zarkaoui, tué en 2006, et d’Abou Omar al-Baghdadi, mort en 2010, avec lequel il a fondé le groupe Etat islamique en Irak, fusion de plusieurs groupes djihadistes locaux.

Or, lorsque Abou Bakr al-Baghdadi remplace Abou Omar al-Baghdadi à la tête de l’organisation, celle-ci est très affaiblie. Le futur  » calife  » exploite avec succès les frustrations de certaines tribus sunnites irakiennes face à la politique sectaire du Premier ministre chiite Nouri al-Maliki. Quatre ans plus tard, devenu Etat islamique en Irak et au Levant, puis Etat islamique tout court, le groupe parvient sans peine à conquérir la moitié de la Syrie et de l’Irak, son  » califat « .

Depuis la perte de Mossoul, et surtout de Raqqa, ses  » capitales  » dans ces deux pays, Daech n’a plus de territoire. Mais il n’a jamais disparu du paysage.  » En Irak, par exemple, une partie de la communauté sunnite reste proche de l’EI « , affirme le consultant Romain Caillet. En fait, le groupe a déjà muté en retournant dans la clandestinité, son espace naturel. Des cellules dormantes sont actives dans les deux pays. Elles  » vont venger al-Baghdadi, redoute le Kurde Mazloum Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS). On s’attend à tout, y compris à des attaques contre les prisons  » gérées par les forces kurdes où sont détenus des milliers de djihadistes. D’autant que l’intervention militaire turque contre les FDS, consécutive au retrait des forces américaines du nord de la Syrie, fait le jeu de Daech. Surtout si, comme il le répète, Donald Trump estime qu’après cette victoire les Etats-Unis peuvent continuer le retrait de leurs troupes.

Pourquoi la mort de al-Baghdadi ne signifie pas pour autant la mort de Daech
© ART PRESSE

L’EI va probablement se reconstruire autour d’un nouveau chef. L’organisation est connue pour être résiliente, notamment parce que sa structure de commandement repose sur d’anciens cadres de l’armée et des services secrets de Saddam Hussein, aussi solides qu’aguerris. Selon des experts, le calife aurait anticipé sa succession. Des biographies, avec des arbres généalogiques, ont été découvertes dans les poches de plusieurs dirigeants tués ces dernières années. Toutefois, le seul autre dirigeant attesté était son porte-parole Abou Hassan al-Mouhajir, lui aussi tué dimanche dernier, lors d’un second raid américain mené quelques heures plus tard.

 » La succession d’al-Baghdadi n’est absolument pas claire et elle pourrait entraîner des disputes au sein de l’organisation « , pronostique Daniel Byman, professeur de relations internationales à la Georgetown University. Après la mort, en 2010, de son prédécesseur Abou Omar al-Baghdadi, quatre ans s’étaient écoulés avant que l’identité d’Abou Bakr al-Baghdadi ne soit connue, quelques mois seulement avant son serment de  » calife  » à la grande mosquée de Mossoul.  » Si ce scénario se reproduit, cela risque de poser un problème pour toutes les branches de l’Etat islamique qui lui ont prêté allégeance, estime Romain Caillet. Car le califat n’est pas qu’un concept politique lié à une entité territoriale qui n’est plus. C’est aussi un concept religieux.  »

Pour les Occidentaux, le défi ne se résume pas au successeur d’Abou Bakr al-Baghdadi. Le phénomène est plus complexe, car l’EI a supplanté Al-Qaeda dans la compétition pour le djihad global. Il était territorialisé, or il est en train de se concentrer dans des abcès multiples, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Asie, où il recherche une nouvelle stratégie offensive. Des groupes armés s’en réclament en Afghanistan, dans le Sinaï égyptien, aux Philippines ou encore au Nigeria, où sévit Boko Haram. Tout auréolé de ce triomphe, Donald Trump aurait tort de considérer que le danger est désormais écarté.

Par Axel Gyldén, Romain Rosso, avec Clément Daniez et Corentin Pennarguear, à new York

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