Le chef des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, a été reçu à plusieurs reprises à Moscou par Vladimir Poutine: une convergence d’intérêts. © getty images

Pourquoi la Bosnie pourrait être l’autre foyer de tensions en Europe

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le chef des Serbes de Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik, a un plan de sécession de l’Etat multiethnique. Il a le soutien de Vladimir Poutine. Les élections générales du dimanche 2 octobre doperont-elles le projet? Une perspective de nature à contrarier l’Union européenne.

« Au début de la guerre en Ukraine, il a semblé que l’Union européenne allait s’intéresser à la Bosnie, parce que l’influence russe y est énorme, et qu’elle allait enfin taper du poing sur la table. Qu’il y aurait des sanctions… Et puis, rien ne s’est passé. On laisse les nationalistes faire la pluie et le beau temps. C’est un constat très amer», déplore Aline Cateux, doctorante au laboratoire d’anthropologie prospective de l’institut Iacchos (UCLouvain), spécialiste des résistances politiques et mobilisations en Bosnie-Herzégovine.

Trente ans après l’indépendance de leur pays, dont les trois premières années d’existence furent marquées par un conflit faisant plus de cent mille morts, les Bosniens sont appelés à participer à des élections générales le 2 octobre dans un nouveau contexte de guerre, certes plus distant mais qui affecte néanmoins leur vie. L’Etat de Bosnie-Herzégovine, issu des accords de paix de Dayton de 1995, est une construction compliquée avec trois communautés principales – les Croates, les Bosniaques musulmans et les Serbes –, deux entités politiques – la Fédération croato-musulmane et la Republika Srpska –, une présidence collégiale composée d’un représentant de chaque communauté, une assemblée fédérale bicamérale et des parlements régionaux. C’est la condition de la pacification entre des populations qui se sont fait la guerre. C’est aussi une architecture fragile, exposée à des tensions d’autant plus récurrentes que le pouvoir a été monopolisé depuis les premières élections, en 1996, par des dirigeants nationalistes.

Les sondages montrent que l’opinion publique serbe se sent plus proche de la Russie que de l’Union européenne.

Le modèle de la Crimée

Le scrutin prend encore une dimension particulière cette année parce que le leader des Serbes de Bosnie et représentant de la communauté à la présidence collégiale, Milorad Dodik, a présenté, en octobre 2021, un plan en sept points qui, s’il était approuvé, conduirait à une sécession de la Republika Srpska avec la Bosnie. L’aspiration à un rattachement avec la Serbie est bien présente au sein de la population des Serbes de Bosnie. Le projet fait immanquablement penser, dans le contexte actuel, à l’annexion programmée par la Russie des territoires ukrainiens sous occupation russe depuis le déclenchement de la guerre le 24 février dernier, les oblasts de Kherson et Zaporijia, et, plus encore, à la sécession en 2014 d’une portion des provinces de Louhansk et de Donetsk devenues des républiques séparatistes autoproclamées.

«Milorad Dodik a applaudi la sécession de la Crimée et son rattachement à la Russie (NDLR: en 2014) et il soutient Vladimir Poutine dans sa guerre actuelle en Ukraine. C’est son modèle, soutient le politologue Jacques Rupnik, directeur de recherche au Centre de recherches internationales (Ceri), à Paris. Mais il ne peut fonctionner que si Belgrade joue le jeu. Bien sûr que le président serbe Aleksandar Vucic s’affiche avec Milorad Dodik. Mais il prend ses distances avec lui dès qu’il est question des velléités de rattachement de la Republika Srpska avec la Serbie parce qu’il mesure bien que cela conduirait à entrer dans une logique de guerre. Or, il a déjà un problème avec le Kosovo qui n’est pas résolu. Engager la Serbie sur un autre front, ce serait compromettre totalement une éventuelle avancée du côté des relations avec l’Union européenne.»

A Sarajevo, Aline Cateux est plus sceptique sur le souci du président serbe de ménager les Vingt-Sept. «Aleksandar Vucic n’a rien à gagner à être plus proche de l’UE que de la Russie. Il n’y a aucune valeur commune entre son régime et l’Union. Et pour la première fois, les sondages montrent que l’opinion publique serbe se sent plus proche de la Russie que de l’UE. C’est aussi la responsabilité des Européens d’avoir fait traîner le processus d’adhésion depuis dix-huit ans. Cela n’a plus de sens.»

Le projet des Croates

La chercheuse de l’UCLouvain insiste aussi sur un autre volet de la problématique bosnienne. «On parle du plan de sécession de Dodik. Mais on oublie toujours d’évoquer la réforme électorale et le plan de sécession du chef des nationalistes croates, Dragan Covic. Il est aussi dangereux que Milorad Dodik. Simplement, il développe une stratégie différente. Il est beaucoup plus subtil, calme, rusé.»

Si les intentions des Croates de Bosnie rejoignent celles des Serbes de Bosnie en vue d’un éclatement, à terme, de la Bosnie-Herzégovine et qu’elles sont peu ou prou soutenues à Zagreb et à Belgrade, l’avenir de l’Etat multiethnique est sérieusement compromis. D’autant que, comme le souligne Jacques Rupnik, «l’intérêt de Vladimir Poutine est d’encourager toute déstabilisation dans le jardin de l’Union européenne». «La seule façon pour les Européens de désamorcer les risques éventuels [de partition], c’est de propager l’idée que le meilleur intérêt de la Serbie n’est pas d’encourager la sécession en Bosnie mais de chercher une solution régionale apaisée comme condition de l’intégration européenne», ajoute le politologue. Cette menace s’explique aussi par le fait que «l’Union européenne a laissé le champ libre à la Russie et, dans une autre mesure, à la Turquie et la Chine pour occuper le terrain en Serbie et dans la région, décrypte Aline Cateux. Aleksandar Vucic continue de préparer le terrain à la déstabilisation de la Bosnie-Herzégovine et de la région, ce qui sert les intérêts russes. La Croatie n’est pas en reste. Mais la Serbie est le principal problème.»

Tout en rappelant que le dépouillement des élections en Bosnie-Herzégovine est sujet à de très larges fraudes, l’anthropologue espère quand même que le scrutin du 2 octobre pourra consacrer un «frémissement» de l’opposition non nationaliste dans le pays et confirmer une tendance observée depuis cinq ans. Par exemple, à travers la réélection au sein de la Fédération croato-musulmane de la coalition non nationaliste au pouvoir dans le canton de Sarajevo. Et, qui sait, pas à pas, un sentiment national émergera peut-être.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire