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Pourquoi de plus en plus de Tunisiens quittent leur pays

Le Vif

Les émigrants clandestins sont de plus en plus nombreux à tenter la traversée de la Méditerranée. Un signal alarmant pour la jeune démocratie tunisienne.

Tout avait si bien commencé. Nasr Nasr, baluchon sur l’épaule, avait facilement déjoué les contrôles, en se délestant d’une dizaine de dinars, à l’embarquement du ferry reliant le port de Sfax aux îles Kerkennah. Puis, après vingt-quatre heures d’attente dans une chambre bondée d’émigrants clandestins, tous les téléphones portables éteints, ce livreur de 30 ans avait pris un Zodiac afin de rejoindre, au large, un bateau qui devait l’emmener sur l’autre rive de la Méditerranée. Inconscient du danger et porté par l’espoir d’un avenir meilleur, Nasr imaginait un voyage sans vagues.  » Je n’avais pas peur de la mer, je ne pensais qu’à arriver en Italie « , confie le jeune homme. Dans la nuit du 8 octobre dernier, l’odyssée a viré au naufrage. A la limite des eaux internationales, le bateau est entré en collision avec un patrouilleur militaire tunisien qui l’avait repéré. Dans le choc, tous sont tombés à l’eau. Comme de nombreux autres compagnons d’infortune, Nasr ne sait pas nager. Parmi les 87 passagers, il était le seul à porter un gilet de sauvetage, trouvé par hasard chez le passeur. La vie ne tient parfois qu’à un fil.

Expert du kempo, un art martial, Marwan, 19 ans, rêve de devenir champion... en Italie.
Expert du kempo, un art martial, Marwan, 19 ans, rêve de devenir champion… en Italie.© Nicolas Fauqué

Dans le confort spartiate de sa petite maison perdue au milieu de champs d’oliviers centenaires qui s’étendent à perte de vue, à Ltaifa, près de Bir Ali, une commune rurale située à une soixantaine de kilomètres de Sfax, Nasr raconte, d’une voix grave, sa chute dans l’eau sombre, la sensation d’être englouti, les mains de ses camarades qui tentent de s’agripper à lui alors qu’il remonte à la surface, tremblant de froid.  » J’ai prié Dieu, allongé sur une planche qui flottait, souffle-t-il. Les embarcations qui nous ont récupérés étaient pleines de cadavres…  » Le bilan est lourd : 46 morts et 3 disparus. Une enquête a été ouverte par le parquet militaire.  » Les investigations devront dire si c’est un accident ou un crime, souligne Hamida Chaieb, avocate des victimes à Sfax. Les rescapés affirment que ce n’est pas leur bateau qui a heurté le patrouilleur, comme le dit la version officielle, mais le contraire. Tous leurs témoignages concordent.  »

Nasr Nasr, 30 ans, originaire du village de Ltaifa (page de g.), a survécu au naufrage d'un bateau percuté par un navire militaire.
Nasr Nasr, 30 ans, originaire du village de Ltaifa (page de g.), a survécu au naufrage d’un bateau percuté par un navire militaire.© Nicolas Fauqué

« Relâchement de la sécurité »

Cette nuit funeste, onze jeunes des environs de Bir Ali ont perdu la vie. Echoué aux confins d’une piste de sable, le hameau de Sidi Dhaher est en deuil.  » On nous doit la vérité ! « , tempête Mouldi Chedly, un maçon à la retraite, dont le fils, Adelkarim, 31 ans, le neveu, Ahmed, 21 ans, et un voisin proche, Hosni, 25 ans, faisaient partie de l’équipée. Aucun n’est revenu vivant.  » Il y a un relâchement de la sécurité, accuse le vieil homme. Les autorités portuaires laissent passer les jeunes contre quelques pièces. Comme s’ils les encourageaient à partir. On est pauvres, et il n’y a pas de travail. Pour autant, j’étais opposé au départ de mon fils. Même avec peu d’argent, on peut s’en sortir ici.  »

Ce drame – rare du côté tunisien – illustre la reprise de l’émigration clandestine à partir de ce pays, alors que le flux en provenance de Libye a chuté en 2017 – Rome est soupçonnée d’avoir traité avec des milices locales afin d’endiguer le trafic. Même si les Tunisiens n’arrivent qu’en onzième position des migrants parvenant en Italie, le signe est inquiétant pour la jeune démocratie tunisienne, sept ans après la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali, qui a déclenché la vague des révoltes arabes de 2011. A l’époque, selon Frontex, l’agence européenne des frontières, près de 30 000 Tunisiens avaient rejoint l’Europe. Moins d’un millier par an sont arrivés en Italie en 2015 et en 2016. En 2017, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), à la fin d’octobre, ils étaient déjà cinq fois plus nombreux (5 433) à avoir atteint l’île italienne de Lampedusa ou les plages de la Sicile – sans compter tous ceux qui passent sous les radars.

Anouar, 27 ans, a déjà tenté de passer en Europe à 14 reprises.
Anouar, 27 ans, a déjà tenté de passer en Europe à 14 reprises.© Nicolas Fauqué

Comment expliquer ce soudain pic migratoire ?  » L’été a duré longtemps, avec de faibles courants marins, et plusieurs vedettes garde-côtes étaient en panne, tandis que les forces de l’ordre étaient occupées par des conflits sociaux dans le sud « , explique un homme du sérail.  » Les trafics de migrants ayant baissé du côté libyen, certains passeurs auraient déporté leur activité en Tunisie, avec l’aide de pêcheurs – ou de leurs fils – en manque de travail, en raison d’une année difficile « , avance, de son côté, Lorena Lando, cheffe de mission de l’OIM à Tunis. Au départ des îles Kerkennah (au centre du pays), de Zarzis (au sud) ou de Bizerte (au nord), la plupart des traversées s’effectuent sans incident, à bord de bateaux de pêche – rien à voir avec les fragiles embarcations, souvent en plastique, fournies par les trafiquants libyens. Les vidéos de leurs exploits sont ensuite mises en ligne sur les réseaux sociaux, sous forme de clips où l’on voit des jeunes faisant la fête sous un soleil radieux. De quoi encourager les vocations, d’autant que ces  » chanceux  » masquent souvent leurs conditions de vie réelles, c’est-à-dire précaires.

Tahar Arrami (à dr.) a emprunté l'équivalent de 854 euros pour que son fils Khaled (au centre) passe en Italie. Ce dernier en a été expulsé.
Tahar Arrami (à dr.) a emprunté l’équivalent de 854 euros pour que son fils Khaled (au centre) passe en Italie. Ce dernier en a été expulsé.© Nicolas Fauqué

 » Ce phénomène était malheureusement attendu, souligne Messaoud Romdhani, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une association en pointe sur le sujet. Près de 100 000 jeunes décrochent du système scolaire chaque année, soit un potentiel de 700 000 personnes qui ne figurent pas dans les statistiques officielles du chômage. Selon une étude que le FTDES a réalisée l’an dernier, plus de la moitié de ces jeunes ne pensent qu’à partir à la première occasion, même d’une façon non réglementaire. Cette génération a cru en la révolution, mais le bilan économique est maigre. La frustration, le désespoir et l’absence de perspectives dans un futur proche les poussent à fuir le pays. En 2011, ils partaient vers l’inconnu. Aujourd’hui, ils partent de l’inconnu.  » L’ancien Premier ministre Mehdi Jomâa (2014-2015) – qui vient de créer un parti politique, Tunisie alternatives, dans la perspective des élections de 2019 – partage le constat.  » La croissance est faible, le dinar a perdu 40 % de sa valeur en trois ans, les exportations ont reculé, la dette augmente, énumère-t-?il. Le pays ne retrouve pas la prospérité permettant de redémarrer la machine. Les classes moyennes porteuses d’espoir, qui composaient le tissu économique, s’appauvrissent. C’est la glissade sociale.  » Près de 94 000 médecins, enseignants ou juges ont aussi quitté légalement la Tunisie depuis six ans.

Sur le portable d'un émigrant, l'arrivée des garde-côtes italiens.
Sur le portable d’un émigrant, l’arrivée des garde-côtes italiens.© Nicolas Fauqué

La majorité des clandestins, eux, sont des hommes âgés de 20 à 30 ans, sans diplôme ni travail, ou occupant des emplois précaires. Sans surprise, beaucoup viennent des régions du sud et du centre, délaissées de très longue date par le pouvoir, contrairement au littoral touristique. Plus inquiétant : quelques femmes enceintes ou avec des enfants en bas âge commencent, elles aussi, à tenter l’aventure, malgré les risques.  » Certains se marient la veille du départ car ils savent que les familles sont mieux traitées à l’arrivée en Italie « , indique Hedi Mansour, un responsable associatif de Bir Ali. Il y a trois ans, ce formateur a créé une association culturelle et sportive, afin d’occuper la jeunesse. Mais il manque de moyens et ne se sent guère soutenu par les autorités locales.  » Je suis effaré, dit-il. Près de 700 jeunes des environs ont tenté l’aventure ces derniers mois. C’est une épidémie. Rien n’est fait pour les retenir.  »

Revenu avec une dette à régler

Dans cette petite ville aux maisons basses, où les habitants vivent de la cueillette des olives, il suffit d’aller dans les cafés pour rencontrer des candidats au départ. Anouar, âgé de 27 ans, en est à sa quatorzième tentative ! A deux reprises seulement, il est parvenu jusqu’en Italie, laquelle l’a renvoyé en Tunisie. Opiniâtre, il projette déjà le prochain voyage vers la Sicile, avec deux amis, cette fois-ci en petite embarcation et plus de quatre-vingts heures de traversée. Ses expéditions, qui lui ont déjà coûté plus de 25 000 dinars (8 500 euros), une somme en Tunisie, il les finance par la vente d’essence de contrebande.  » La vie ne vaut pas d’être vécue, ici « , dit-il. Marwan, lui, n’a que 19 ans. Ce fils d’un militaire est arrivé troisième lors de la Coupe de Tunisie de kempo, un art martial. Son rêve est de rejoindre un ami devenu champion de cette discipline en Italie. Marwan a décidé de ne plus aller au lycée, alors qu’il doit passer son bac l’an prochain.  » A quoi bon faire des études, lâche-t-il. Je ne vais pas gaspiller plusieurs années pour me retrouver au chômage. Autant partir tout de suite.  » Sa première tentative a échoué il y a peu, en raison d’une opération de police aux îles Kerkennah.

Mouldi Chedly et sa femme pleurent leur fils Adelkarim, 31 ans, mort dans un naufrage.
Mouldi Chedly et sa femme pleurent leur fils Adelkarim, 31 ans, mort dans un naufrage.© Nicolas Fauqué

Le désarroi gagne aussi les parents. En 2011, Tahar Arrami s’était opposé au départ de son fils Khaled, alors âgé de 25 ans.  » Je voulais qu’il poursuive ses études de philosophie, raconte ce maçon à la retraite. A l’époque, tous les espoirs étaient permis.  » En septembre dernier, après une période de petits boulots dans le tourisme, Khaled a échoué au concours d’entrée dans l’Education nationale. Son père a alors accepté de s’endetter auprès d’amis et de voisins, afin de réunir les 2 500 dinars (854 euros) demandés par le passeur. Khaled a été expulsé d’Italie.  » Dieu soit loué, il est revenu sain et sauf « , souffle sa mère. Mais le revoilà dans l’impasse, avec une dette à régler…  » Je n’ai pas eu de chance « , grommelle le garçon. Au lieu d’atterrir dans un centre de rétention fermé, à Catane, il espérait bénéficier d’une notification d’expulsion – elles sont délivrées par les autorités italiennes quand les centres sont pleins. Valable sept jours, elle lui aurait permis de circuler librement en Italie, le temps – en théorie – de préparer son retour dans son pays d’origine. Tous les émigrants tunisiens ne rêvent que de cela pour s’échapper dans la nature.

Pourquoi de plus en plus de Tunisiens quittent leur pays

Conséquence de cette vague migratoire, le gouvernement tunisien est mis sous pression, notamment par des pays européens. Devant le Parlement, le 10 novembre, le ministre de l’Intérieur Lofti Brahem a affirmé qu’il avait  » atténué considérablement le phénomène « , en multipliant les interceptions de bateaux en mer : plus de 1 300 intermédiaires et passeurs ont été arrêtés cette année.  » Nous devons mener avec les autorités tunisiennes une réflexion sur les moyens de faciliter la migration régulière « , souligne Lorena Lando, de l’OIM. Le FTDES, de son côté, accuse le pouvoir de vouloir se débarrasser d’une jeunesse désoeuvrée et potentiellement contestataire, à laquelle il ne sait apporter de réponse sociale. L’attitude de Tunis laisse songeur un expert européen.  » Quand un migrant est arrêté et placé dans un centre de rétention en Europe, les autorités tunisiennes traînent à délivrer des laissez-passer consulaires, qui permettent de le renvoyer chez lui, souligne-t-il sous le sceau de l’anonymat. Ceux-ci arrivent souvent hors délai, après que l’individu a été libéré. A croire que cela ne les dérange pas tellement de les voir rester.  »

C’est au printemps prochain que l’on prendra la pleine mesure du phénomène. Nasr Nasr, lui, ne reprendra plus le bateau.  » Je suis devenu sage « , dit-il. Sur son lopin de terre, il compte creuser un puits et se lancer dans un projet de serre agricole. Difficile cependant de faire le deuil de son rêve.

Par Romain Rosso.

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