Patrick Pelloux. © Renaud Callebaut pour Le Vif/L'Express

Patrick Pelloux, le survivant

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

 » A demi-mort  » depuis les attentats de Charlie Hebdo, dans lequel il a perdu ses amis, le médecin urgentiste et ex-chroniqueur Patrick Pelloux s’efforce de rester debout. Les cauchemars restent son lot quotidien. Mais il ne faut pas s’inquiéter, dit-il : ces attentats sont le dernier soubresaut du radicalisme religieux.  » Le XXIe siècle sera culturel, et non pas religieux « , assure celui qui a été nommé docteur honoris causa de l’ULB ce 19 mai. Et c’est ainsi que le monde s’en sortira.

Vous voilà docteur honoris causa en plus d’être urgentiste. Etes-vous sensible aux honneurs ?

Je suis très heureux et flatté. Les honneurs, je ne les prends jamais pour moi mais pour ce que je représente. Et puis, c’est important d’être honoré à Bruxelles, capitale de l’Europe, à l’heure où l’Europe doute.

De quoi doute-t-elle ?

Elle doute à cause du Brexit… Historiquement, la Grande Bretagne est liée à l’avenir de l’Europe. Sans Churchill, il n’y aurait pas eu de construction européenne ni de libération du nazisme. L’Europe doute aussi à cause de la guerre et de son corollaire, l’immigration. Du fait des attentats et de la crise économique, les Européens ont peur. C’est ce qui explique leur refus des migrants. Or une société humaniste et contemporaine lutte contre ses peurs. Ces migrants, il faut les accueillir et même profiter de leur présence ici pour leur prodiguer ce qu’ils n’avaient plus dans leur pays, l’éducation et la culture.

Le terrorisme vise-t-il plus l’Europe que d’autres puissances ?

Oui, parce qu’elle est le berceau de la modernité par la science, l’industrie, ou les lois sur les droits des femmes. Mais je suis assez optimiste. Les attentats qui se sont produits à Paris et à Bruxelles, c’est la queue de la comète de la religion qui a traversé l’humanité. Le dernier soubresaut. Après des siècles de guerre de religion, je pense que l’on a assisté au dernier reliquat de radicalisme religieux, ce « nazislamiste » qui veut tuer tout le monde, réintroduire des lois moyennageuses, mettre fin à la culture et au développement et qui terrorise les femmes au nom d’une interprétation fausse d’une religion. Je crois qu’il ne faut pas s’inquiéter. L’Europe doit rester droite dans ses valeurs et remportera la lutte contre le terrorisme grâce à la collaboration entre tous les services secrets et les polices d’Europe.

Sur quelle base pouvez-vous évoquer ce dernier soubresaut ?

À l’heure actuelle, les islamistes radicaux auraient dû avoir sous leur dictature l’Egype et la Tunisie, en plus de la Syrie. Ils n’ont aucun des trois. Bien sûr, c’est la guerre mais ils ne la gagnent pas autant qu’ils le pensaient. Notamment du fait de la contre-attaque russe. Objectivement, les religions nous emmerdent. Alors bien sûr, il y a le pape François. Mais il ne lève pas d’armée, lui. C’est pourtant ce que Daesh aimerait : une vraie guerre, pour reconquérir Jérusalem. Les Juifs, eux, essaient de comprendre le Talmud, ça les occupe. Mais on n’observe pas de mouvement terroriste sioniste. Les bouddhistes ? Ils font du yoga et ne pourraient attaquer qu’avec des feuilles de menthe. Mais si je vous dis Islam, vous pensez aux terroristes. C’est à la religion de résoudre ses propres problèmes. Le futur, je l’imagine non pas sans religions, mais avec des religions qui co-existent. Ce siècle sera culturel et non pas religieux. Malraux s’est trompé. Je suis convaincu que l’avenir de l’Islam, ce sont les femmes, qui diront non comme elles l’ont fait en Tunisie quand on a voulu réduire leurs droits.

Les mesures prises après les attentats vous semblent-elles adéquates ?

L’Etat d’urgence, en France, n’est pas criticable. Un gouvernement doit protéger son peuple des actes terroristes, même si sécuriser un lieu est très difficile. Le dispositif de sécurité, de secours et policier qui sera mis en place pour l’euro de foot, en France, est inédit par son ampleur. Mais il y a des questions de fond qui se posent : il faut empêcher le communautarisme dans certains quartiers, où des bandes font régner la loi de la charia ou imposent le voile intégral aux femmes et aux filles… Ce n’est pas tolérable. A Saint Denis, en banlieue de Paris, le maire tente maintenant de réimplanter des commerces de proximité qui ne font pas dans la viande halal, et les autorités sont ravies parce qu’un caviste vient de s’installer. Un autre exemple ? Après les attentats à Charlie Hebdo, certains organisateurs d’expositions de dessins de presse ont renoncé à leur événement. Chaque fois que la culture recule, c’est un nouvel attentat qui est commis. Il faut se battre contre ça.

La France a-t-elle changé depuis les attentats ?

Oui, bien sûr. La France est vraiment enracinée dans les valeurs de la République et de la laïcité. Elle a besoin d’espoir. On le voit avec le mouvement Nuit Debout. Il se passe quelque chose, ça bout, pour l’instant. Les gens ont besoin de s’exprimer et de rasseoir leurs valeurs. Le dogme capitaliste du « avoir un travail, être soumis à un patron et ne pas avoir de lumière de la culture », ce n’est plus possible. La population a besoin de proximité et d’humanité.

C’est ce qu’incarne le mouvement Nuit debout ?

Le mouvement s’essouffle, mais sur le fond, il y a une jeunesse qui doute, veut parler et trouver sa place. Ces jeunes aspirent à autre chose qu’à une société qui met tout le monde en concurrence, y compris les écoles. C’est violent. Une société qui se veut moderne coopère et n’entre pas en concurrence avec elle-même. Il faut retrouver de la douceur. Nuit debout doit être analysé comme le signe d’un besoin de renouveau de quelque chose.

Les médias ont-ils compris ce changement de fond ?

Non, parce qu’ils sont trop dans des schémas du XXe siècle. Regardez le JT de 20h : les médias ont inventé leur propre messe, qui passe toujours les mêmes infos. Or on n’en est plus là : les choses ont changé. Mais il n’y a plus une seule émission consacrée au théâtre ou au cinéma sur les grandes chaines françaises. Les médias n’ont pas compris qu’ils devaient offrir un accès à la culture.

Sur la couverture des attentats, je reproche aux médias leur amnésie et le fait qu’ils ont starifié les terroristes. Quand Salah Abdeslam a été extradé de Belgique vers la France, on a vu sa photo sur tous les écrans, pendant des heures. On oublie de dire qu’en Syrie ou ailleurs, d’autres comme lui commettent des tueries de masse. C’est sidérant. Moi, en un an, j’ai appris à soigner des blessures de guerre, à désamorcer une kalashnikov, à revoir tous les plans d’action en cas d’attaque à l’arme de guerre. Je reproche aux médias d’oublier de redire chaque fois le fond. Observez ce qui se passe quand on parle du premier attentat, commis à Toulouse par Merah. Peu à peu, on parle de « l’attentat de Merah ». Mais moi, je m’en fous que ce soit Merah ou quelqu’un d’autre. Ce qui importe, c’est de rappeler l’antisémitisme derrière son geste.

Les médias devraient quitter l’immédiateté et prendre plus de temps et accorder plus de place à des gens qui peuvent expliquer les choses. Ils doivent aider les gens à réfléchir. Le travail médiatique actuel est trop superficiel. Les médias seraient bien inspirés de réfléchir. Parce que l’endoctrinement, la culture de la haine va très vite.

Avez-vous le sentiment d’une sorte d’auto-censure, de peur d’être taxés de racistes ou d’islamophobes ?

Oui. Or il faut oser dire les choses comme elles sont. Que toutes les femmes soient voilées dans certains quartiers est interpellant. Qu’on ne me fasse pas croire qu’en six mois, elles sont devenues intégristes. Si elles portent le voile, c’est qu’il y a des hommes qui sèment la terreur… Il ne faut pas avoir peur de le dire. Et ce n’est pas montrer du doigt telle ou telle population. En France sur les 6 millions de musulmans recensés, il y en a peut-être 500 000 qui sont pratiquants. Mais il y a aussi des Maghrébins qui n’en ont rien à faire de la religion. Et il faut les entendre.

Les politiques ont-ils compris le passage dans une autre dimension ?

Pas tous. Aux dernières élections municipales, certains maires se sont laissé embobiner par le communautarisme, échangeant la construction d’une mosquée contre des voix. Certains élus, dès leur prise de fonction, ont coupé dans les budgets de la culture alors qu’il faudrait justement les revoir à la hausse. Parce que la culture, c’est le levier de tout. A Tikrit, un orchestre symphonique a joué au théâtre… Ca a une portée considérable sur l’Etat islamique parce qu’il ne veut plus qu’on fasse de musique… En revanche, à Toulouse, des barbus sont intervenus lors de la fête de la musique, empêchant les enfants de présenter leur spectacle musical au motif que c’est interdit pendant la ramadan. La mairie leur a conseillé d’annuler. Dire ça, ce n’est pas tenir un propos raciste. On est en 2016. On fait des progrès scientifiques fous, on a internet, on est dans la conquête spatiale. Nous ne sommes plus en 680 après Jésus Christ.

Avez-vous changé, vous, depuis les attentats de Charlie Hebdo ?

Oui. Je suis à moitié mort. Il ne pouvait pas en être autrement après tout ce qu’on a vécu.Tout ça pour en arriver là… Mais ils n’auront pas notre haine. Il faut s’arcbouter sur nos valeurs. Et ne pas oublier nos amis morts, ni ce qu’ils auraient voulu qu’on dise ou qu’on fasse par rapport à la société actuelle. Je veux aussi mener à bien le projet de conte pour enfants que j’avais lancé avec Charb.

Vous sentez-vous leur porte-parole ?

Non. Je ne veux d’ailleurs plus parler du journal puisque je n’en fais plus partie (il a écrit sa dernière chronique le 27 janvier dernier). J’ai eu besoin de le quitter, pour me reconstruire. Il ne s’agit pas de fuir le deuil mais il faut continuer à vivre et à aider, autant que possible. Il m’est impossible de me dire que je deviens connu parce que j’ai fait partie de l’attentat. Je n’oublie pas. Je vis avec. Dans mon travail d’urgentiste, je suis tout le temps confronté au risque d’attentat. Le 13 novembre, quand j’ai appris ce qui se passait, je n’ai pas réfléchi. J’ai sauté sur ma moto et je suis parti travailler. Aider les gens m’aide.

18 mois après les attentats, vous gardez tout de même des stigmates…

J’ai gardé certaines peurs. La foule m’inquiète. J’ai aussi des gros troubles du sommeil. Je fais des cauchemars. La montre digitale que j’ai achetée m’informe que je dors en moyenne 4 heures par nuit. Il faut accepter d’être fragile. Et prendre soin de soi, même si c’est difficile. Je ne regarde plus la télé, non plus, alors que j’étais passionné par l’actualité. Je fais du yoga, 4 à 7 fois par semaine. Cela m’aide à trouver des bulles de concentration et de relaxation.

Dans votre pratique de médecin, qu’est-ce qui a changé ?

L’impérieuse nécessité d’être plus encore dans la bienveillance et à l’écoute du malade, y compris dans la dimension de la souffrance sociale.

Et sur le plan relationnel ?

Je me suis très resserré sur mes amis. Entre nous, il n’y a plus de clivage droite-gauche. Il y a ceux qui veulent un pays moderne, qui protège sa population, et puis il y a les autres.

Vous en voulez à quelqu’un ?

Honnêtement non. Probablement à l’amateurisme des réseaux américains qui, dans les années 90, a favorisé l’émergence de Ben Laden. Ma rancoeur est politique et historique. La guerre en Irak a été une erreur. L’attaque contre la Libye aussi. C’est de là qu’est né le radicalisme qui frappe aujourd’hui. Et du choix de Bachar El Hassad, président syrien, qui a libéré tous les dignitaires de l’Etat Islamique pour qu’ils combattent son opposition. Mais je ne me dis pas qu’ici, sur le terrain, on pouvait éviter ce qui s’est passé. C’était imparable.

Entre vous, vous parliez de ce risque à la rédaction de Charlie Hebdo ?

Oui, tout le temps avec Charb. Il avait peur même s’il était courageux. Deux jours avant sa mort, il m’avait dit qu’il voulait lever sa sécurité parce qu’il était convaincu que Daesh était en perte de vitesse. Il me disait : « jamais ils ne nous attaqueront, ça ferait un tel scandale national ! » Ça a fait un scandale mondial ! Tout ça n’est pas perdu mais il faut bouger.

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