Nicolas Gosset
Nicolas Gosset © belga

Nicolas Gosset: «L’Ukraine entre dans une course contre-la-montre»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

La contre-offensive ukrainienne est déterminante, selon Nicolas Gosset, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD). «Mais elle ne scelle pas de manière définitive le sort de la guerre». Pour le spécialiste de la Russie, si les territoires contrôlés par les Russes sont encore vastes, plusieurs fenêtres d’opportunités s’offrent aux Ukrainiens. Interview.

Nicolas Gosset, que peut-on déduire des dernières contre-offensives de l’Ukraine ? Assiste-t-on à un réel renversement de situation ?

J’ai peur que le mot « renversement » soit perçu trop fortement. Clairement, l’initiative est actuellement du côté de l’Ukraine. Les Russes sont sur la défensive. Les contre-offensives ukrainiennes ne sont pas feintes, ils avancent réellement.

Depuis une semaine, dans la région de Kherson, ils ont percé le verrou du groupement nord. Probablement vont-ils continuer à avancer largement et peut-être atteindre Kherson dans les deux semaines qui viennent. De là à dire qu’on est vraiment dans un retournement décisif… cela dépend de la manière dont on perçoit les choses.

C’est-à-dire ?

Imaginons une situation où les Ukrainiens continuent à descendre autour de Lyman. Dans ce cas, ils peuvent espérer percer les lignes russes du côté de Sievierodonetsk et Lyssytchansk, qui avaient été obtenus par les Russes, à grands frais, au début du mois de juillet.

Malgré tout, les Russes contrôleront encore la quasi-totalité du Lougansk. Et du côté de Donetsk, une moitié. Même lorsque les Ukrainiens auront atteint la rive droite du Dniepr, et même davantage s’ils reprennent Kherson, tout ce qui se situe à gauche du Dniepr reste sous contrôle russe. Ainsi que le débouché de la Crimée, Zaporijjia, etc.

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Le contrôle russe reste donc conséquent…

Il y a, en l’état actuel, un retour ukrainien. Mais il faut également attendre que les conséquences de la nouvelle mobilisation russe se répercutent sur le terrain. Il y a une fenêtre d’opportunités que les Ukrainiens exploitent au maximum, semble-t-il. Jusqu’au moment où le climat hivernal va ralentir le cours des opérations. On assistera alors probablement à une sorte de stabilisation de la ligne de front. Après, il faudra également observer ce qu’il se passe au printemps avec la mobilisation russe, l’arrivée des nouveaux appelés, etc.

La nervosité russe est très palpable, en ce moment… Votre avis ?

Clairement. Quand on regarde la communication du Kremlin des derniers jours, ça ‘grenouille’ chez les propagandistes. A l’État-major, on commence à taper sur les généraux, sur l’armée, en disant qu’elle ment. Et derrière, Poutine assure que la Russie récupérera tous les territoires perdus.

La Russie parle d’ailleurs de replis tactiques volontaires…

C’est clairement un travestissement de la réalité. Ils n’ont pas le choix de se replier. La vérité est qu’ils sont en phase de retrait. Ils essaient de consolider leurs lignes, mais avec beaucoup de difficultés, car les Ukrainiens parviennent encore à passer à travers. Mais le territoire sous contrôle russe est quand même encore très important.

Les Russes sont-ils en mesure de reprendre à nouveau les territoires reconquis par les Ukrainiens ?

On ne peut pas tenir décemment cette hypothèse comme impossible. Cela reste difficile à imaginer. En l’état, ce n’est pas possible. Les problèmes de commandement et de logistique ne sont toujours pas résolus. Malgré ça, si vous mettez le poids du nombre de la nouvelle mobilisation, cela va quand même créer de la difficulté pour les Ukrainiens. Cela ne veut pas dire qu’ils seront stoppés net. Mais cela induit une difficulté qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main. Il y a quand même 200.000 hommes qui sont aujourd’hui en « formation. » Michel Goya (militaire et historien français, NDLR.) dit que le retournement des courbes capacitaires est indubitable. Cela signifie que la masse de compétence, d’agilité et d’équipements des Ukrainiens sont sur une courbe montante. Alors que, en l’état actuel, ceux de la Russie sont sur une pente descendante. On assiste à une passe qui est clairement défavorable à la Russie, c’est certain. Mais pas définitive.

On assiste à une passe qui est clairement défavorable à la Russie, c’est certain. Mais pas définitive.

Nicolas gosset

Malgré ses nombreuses pertes matérielles, la Russie parvient-elle à suffisamment renouveler son équipement ?

L’industrie d’armement russe tourne quand même, même si elle ne peut plus produire du high-tech, des calibres en série… Ils s’approvisionnent en drones auprès de l’Iran. Ces drones frappent durement les villes ukrainiennes. Ils s’approvisionnent également en obus d’artillerie auprès de la Corée du Nord. Par ailleurs, des milliers d’hommes vont arriver.

Que pensez-vous du changement de ton observé chez certains médias pro-Russes, qui osent désormais parler explicitement de revers ? Cela paraissait impensable il y a encore quelques semaines…

Il y a un effet de réalité qui touche tous les Russes, même les plus durs partisans de la guerre. Ces jusqu’au-boutistes, très offensifs dans leur propagande anti-occidentale, se rendent eux-mêmes compte que ça patine. Qu’Izioum est tombé, que Lyman est tombé…

Aussi, via ces reconnaissances partielles de défaite, on peut observer une sorte d’appel à la surenchère. C’est un procédé qui est très typique des autocraties. C’était déjà le cas à l’époque de Staline, et c’est également le cas avec le Chine communiste. Pour ne pas critiquer frontalement l’empereur, on le dédouane de la responsabilité, et on l’impute aux mauvais généraux, aux mauvais ministres, aux mauvais conseillers, etc. Il y a un peu l’idée de faire passer l’ensemble des défaillances sous la responsabilité de l’Etat-major, mais qui sont en réalité aussi liées aux choix politiques faits par le Kremlin.

Poutine a-t-il déjà perdu la guerre ?

J’ai du mal à être aussi catégorique. Dire que l’armée russe a déjà perdu est prématuré. Elle est encore en contrôle de 15 à 20% du territoire ukrainien. Elle est encore en capacité de bombarder massivement les villes. De plus, la volonté du Kremlin d’envoyer des hommes au front coûte que coûte se confirme. Quand on tient compte de tous ces éléments… on ne peut pas dire que Poutine a déjà perdu. J’espère que la réalité ira dans le sens de ceux qui sont très positifs. Mais pouvoir prédire avec certitude une victoire inévitable de l’Ukraine me met un peu mal à l’aise. D’autant plus qu’on ne perçoit pas véritablement à quoi ressemblerait la victoire ukrainienne.

Pouvoir prédire avec certitude une victoire inévitable de l’Ukraine me met un peu mal à l’aise. D’autant plus qu’on ne perçoit pas véritablement à quoi ressemblerait la victoire ukrainienne.

NICOLAS GOSSET

Pendant ce temps, la Russie réitère ses menaces envers l’OTAN. Elle parle même, via un membre du ministère russe des Affaires étrangères, d’un risque de confrontation directe. Un énième coup de bluff ?

Pour le coup, je pense qu’il s’agit vraiment de « musculation verbale ». Quand on réalise la masse de difficultés qu’éprouve la Russie à confronter une armée beaucoup plus petite qu’elle -certes équipée et formée en partie par l’OTAN-, on n’imagine pas du tout ce qu’elle pourrait espérer d’une confrontation plus directe, au-delà de l’effet de bluff.

Il faut toujours se méfier de la manière dont certains communicants politiques et propagandistes parlent au lance-flammes. Car concrètement, il n’y a pas de translation de ces discours dans la machine opérationnelle des Russes. Ils restent actifs très loin de la ligne frontalière avec l’OTAN. Au début de la guerre, on constatait des tirs de missiles calibres qui frappaient très profondément dans l’ouest de l’Ukraine, à la frontière polonaise… Ce n’est plus le cas maintenant. L’idée que la Russie ne parviendrait pas à gagner une confrontation directe avec l’Occident est évidente. L’inverse me semble complètement improbable.

L’idée que la Russie ne parviendrait pas à gagner une confrontation directe avec l’Occident est évidente. L’inverse me semble complètement improbable.

NICOLAS GOSSET

La menace nucléaire revient, elle aussi, à intervalles réguliers. Ici aussi, ce n’est que de la dissuasion ?

A partir du moment où on parle de nucléaire, il faut prendre ça au sérieux. Et ne pas dire que ce n’est que du bluff et que ça n’existe pas. Il convient de regarder concrètement s’il y a des indications sur le terrain qui permettent d’envisager que la Russie soit en train de monter son niveau d’alerte nucléaire. Actuellement, ce n’est pas le cas.

Ensuite, il faut établir de manière réaliste et froide ce que la Russie pourrait tirer d’une frappe nucléaire tactique. On ne voit pas trop quoi, vu la situation actuelle sur le terrain. S’ils vont frapper la concentration ukrainienne à Kherson avec du nucléaire tactique, la Crimée est contaminée. S’ils font ça à Lyman ou Izioum, leurs nouveaux territoires annexés sont contaminés.

Par ailleurs, je pense que les renseignements russes sont particulièrement attentifs aux émotions qui traversent les opinions publiques occidentales. Ils utilisent le nucléaire, l’instrumentalisent et le recyclent dans leur communication politique et éventuellement dans leur politique. Typiquement, avec l’affaire énergétique, on voit à quel point c’est la carte maitresse sur laquelle joue le pouvoir russe pour fragmenter la solidarité européenne. D’abord en créant des dissensions sociétales entre sociétés politiques puis entre Etats européens. De même, l’omniprésence de la question nucléaire dans les médias occidentaux est quelque chose auquel les Russes se rattachent. Ils voient que ça marche, que ça effraie et que ça dissuade. Et donc, la Russie envoie certains faire une déclaration inflammatoire de temps à autre. Mais pragmatiquement parlant, il n’y aucune indication en ce sens sur le terrain.

La récente information qui dit qu’un train soi-disant chargé d’une ogive près de Moscou est un exemple. Cela fait partie de la dissimulation et la distorsion de l’information créées par les Russes pour agir sur le sentiment de peur et d’alerte.

Quels sont les scénarios les plus probables pour les prochaines semaines, selon vous ?

Je pensais qu’après la grande offensive du côté d’Izioum, les Ukrainiens allaient ralentir. En fait, même à l’est, ça n’est pas le cas. La prise de Lyman est quelque chose d’important parce que la localité commande beaucoup de lignes de communication, des voies ferrées, etc. Donc, les Ukrainiens vont continuer au maximum dans cette direction-là.

Je pense également qu’un de leurs objectifs est de reprendre Lyssytchansk et peut-être même Sievierodonetsk. Après avoir passé la rivière Oskil dans la région de Kharkiv, ils vont continuer à pousser pour essayer de grignoter dans l’oblast (une région administrative, NDLR.) de Lougansk. Cette zone est celle que les Russes contrôlent le plus jusqu’à présent.

En l’attaquant, l’Ukraine pourrait alors dire : « Nous reprenons dans Lougansk, nous reprenons dans Donetsk, dans Kharkiv. » Le but est de montrer que les annexions qui ont été entérinées par Poutine ne sont pas définitives, comme les Russes l’entendent. Ils jouent véritablement contre-la-montre pour entrer dans ces quatre régions et ainsi éviter l’instauration ou la stabilisation d’un fait accompli par la Russie.

Pour les Ukrainiens, le but est maintenant de montrer que les annexions qui ont été entérinées par Poutine ne sont pas définitives. Ils jouent véritablement contre-la-montre pour entrer dans ces quatre régions et ainsi éviter l’instauration ou la stabilisation d’un fait accompli par la Russie.

NICOLAS GOSSET

J’étais très réticent vis-à-vis des avancées de l’Ukraine des dernières semaines, mais depuis le dernier week-end, ils ont significativement avancé. Donc, il est possible que d’ici une semaine, ils atteignent Nova Kakhovka, au milieu de la zone du nord contrôlée par les Russes, et Kherson. Là, ce serait également important, car la localité commande l’approvisionnement électrique de la région.

Les Ukrainiens vont donc essayer de conquérir la « banane », c’est-à-dire la zone de Kherson sur la rive droite du Dniepr. En espérant que les Russes refluent. Cela va dépendre des ordres qui sont donnés par le Kremlin. Est-ce qu’il s’agira de tenir envers et contre tout quitte à faire des milliers de morts et de prisonniers, auquel cas Kherson sera détruite ?

Aussi longtemps que l’évolution du climat va le permettre (dans l’automne, au début de l’hiver), les Ukrainiens vont continuer à essayer d’avancer au maximum. Continuer à être en position offensive, ne pas redonner la main offensive aux Russes, les contraindre à une position défensive de repli. Et attendre de voir l’effet concret de la mobilisation.

Sur la mobilisation russe, j’observe également que la communication politique ukrainienne est souvent plus mesurée que certains commentateurs occidentaux, qui parlent beaucoup d’une mobilisation défaillante. Cela représente quand même une masse humaine qui est non-négligeable.

Jeudi, l’Ukraine a annoncé avoir repris 400 km2. Qu’est-ce que cela représente vraiment ?

C’est beaucoup, dans une guerre où l’on a assisté, pendant des mois, à une sorte de statu quo, de ‘danse d’Echternach’. Ici, il y a quelque chose qui se confirme. Mais lorsqu’on voit l’ampleur de la zone contrôlée par les Russes, c’est l’équivalent de la surface du Benelux.

Donc l’avancée de l’Ukraine est importante, déterminante, ça confirme une initiative offensive en faveur des Ukrainiens. Mais ça ne scelle pas de manière décisive et définitive le sort de la guerre.

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