François Brabant

Ne pas laisser dire que Charlie était raciste

François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Charb et les siens étaient menacés de mort. On le savait. Ils ont été assassinés. Le minimum, aujourd’hui, est de ne pas distordre l’état d’esprit qui les animait. Le minimum est de tout faire pour comprendre leur logique, sans forcément l’approuver. Non, ils n’étaient pas racistes.

Il y a un malaise qui doit aujourd’hui étreindre tous les citoyens des pays francophones, celui de n’avoir pas fait plus, pas fait mieux, pour protéger Charb, Wolinski, Cabu et les autres auteurs de Charlie Hebdo.

Ils étaient harcelés. Ils étaient menacés de mort. Depuis plusieurs années. Beaucoup d’entre nous ont sous-estimé la détermination de leurs ennemis. Beaucoup n’y ont vu que des intimidations en toc, des paquets de délires haineux, émanant d’une poignée de tordus qu’on ne croyait pas capables de passer à l’acte. L’incendie criminel de la rédaction de Charlie Hebdo, en novembre 2011, avait pourtant été un avertissement. Une grosse frayeur. Vite reléguée dans un tiroir de l’actualité.

Le minimum, aujourd’hui, est de ne pas distordre l’état d’esprit qui animait Charlie Hebdo. Non, ils n’étaient pas racistes.

N’avoir pas réussi à empêcher que Charb et les siens se fassent exécuter comme à la foire restera un échec cuisant pour les démocrates de toutes sensibilités, de toutes origines. A cet échec, n’ajoutons pas l’insulte. Respectons au moins la mémoire des défunts.

Il est insupportable d’entendre aujourd’hui des voix condamner l’attentat, mais insinuer dans le même souffle que, tout de même, Charlie Hebdo l’avait bien cherché. Aucune démocratie ne peut admettre que des dessinateurs se voient renvoyer leur outrecuidance à la figure sous forme de boomerang meurtrier et de fatwas fanatiques. Il n’y a aucun « mais » à ajouter cela.

D’autres sous-entendus choquants se propagent, ces dernières heures, sur Internet. Charlie Hebdo n’était-il pas un peu raciste sur les bords? Ne dénigrait-il pas les musulmans, déjà victimes en France et de par le monde de multiples humiliations? A ces allégations, il faut répondre avec fermeté: non! non! non! Charlie Hebdo n’était pas raciste!

Loin de se focaliser sur la dénonciation des islamistes, le journal se déchaînait (toujours pacifiquement) contre une multitude de cibles. Pêle-mêle: le pape Benoît XVI, Nicolas Sarkozy, Barack Obama, Khadafi, les militaires, les chasseurs, les toreros, Ariel Sharon, Dominique Strauss-Kahn, Marine Le Pen, les footballeurs, les fumeurs, les automobilistes, Johnny Halliday, Michel Drucker…

Lors du décès de Baudouin, en 1993, Charlie Hebdo affichait en Une le titre suivant: « Le roi des cons est mort. » Cela fait-il de Charlie Hebdo un journal raciste antibelge? Bien sûr que non.

Le journal n’a jamais ménagé personne, ni les chrétiens, ni les musulmans, ni même les juifs et leur histoire tragique. La Shoah commençait à peine à être comprise dans toute son horreur par le commun des Français, en 1978, que Charlie Hebdo osait cette couverture: « Enfin, on peut le dire, Hitler était super sympa. » Le dessin de Une, signé Wolinski, représentait un Hitler en bottes de cuir et uniforme vert de gris déclarant tout sourire: « Salut les youpins! Ça gaze? » Tiens, à ce propos, il vaut la peine de rappeler qui était Wolinski, assassiné dans l’attentat de mercredi. Georges Wolinski était un très vieux monsieur, né il y a quatre-vingt ans à Tunis, d’un père juif polonais et d’une mère juive franco-italienne. Penser qu’il aura survécu à 1940-1945, mais pas à 2015… Glaçante entourloupe de l’Histoire.

Un reportage du quotidien Le Monde a rapporté que, dans les écoles de France, certains élèves musulmans se sentent heurtés qu’on décrète une minute de silence pour Charlie Hebdo, mais « rien » pour la Palestine. Voici treize ans, déjà, certains étaient dérangés par les hommages à tire-larigot rendus aux victimes du 11-Septembre, alors que les martyrs de Yougoslavie ou du Rwanda n’avaient pas eu droit à tant de compassion. Réactions viscérales, emportements compréhensibles… Toujours est-il qu’à ces élèves musulmans, il faut répondre que les archives de Charlie Hebdo parlent d’elles-mêmes (Charb, Cabu et Wolinski, hélas, ne sont plus là pour le faire). Un exemple parmi d’autres: en 1993, Charb a rédigé pour Charlie un long reportage en trois épisodes, intitulé « Apartheid en Israël ». Ils ne sont pas légion, parmi les journalistes français, à employer ce mot.

Après la tragédie de mercredi, les auteurs de Charlie Hebdo ont souvent été présentés comme des humoristes. C’est en partie faux. C’est en tout cas réducteur. Il y a un grand risque, dans l’élan de solidarité actuel, que la dimension idéologique du journal soit gommée. Les caricaturistes assassinés étaient des militants, des athées farouches, des écologistes radicaux (pour Tignous et Cabu), des communistes (pour Charb). Ils menaient un combat.

Chacun est libre de trouver que le ton employé dans les pages de Charlie Hebdo était outrancier, insultant, excessif, irrespectueux. Il est logique qu’un hebdomadaire très féroce, très antireligieux et très militant ne fasse pas l’unanimité. Du reste, Charlie n’a jamais eu la prétention de se muer en organe grand public. Et personne, non plus, n’a jamais été obligé de lire et d’apprécier Charlie Hebdo. C’est là un point tout à fait essentiel. Et c’est ce qui différencie la provocation à la sauce Charlie de la guérilla menée par les Femen ou les Pussy Riot. En aspergeant d’eau bénite un évêque ou en déclamant des propos blasphématoires dans un lieu de culte, ces féministes ultras mènent des actions choc qui peuvent être ressenties comme des agressions par des croyants qui n’ont pas demandé à les voir et qui veulent juste prier en paix. En revanche, Charlie Hebdo n’a jamais imposé son humour à quiconque. Celui ou celle qui n’appréciait pas le style Charlie n’avait qu’à ne pas acheter le journal, point barre. Le dessinateur algérien Ali Dilem l’a très bien dit: « Après tout, ceux que ça emmerde n’ont qu’à regarder ailleurs ».

Si l’on réfléchit bien, beaucoup plus obscènes sont les images diffusées par la publicité, qui matraque des visions du monde extrêmement dérangeantes pour certaines catégories de citoyens, sans qu’il soit possible de s’y soustraire, vu que ces images sont partout: à la télé, sur les arrêts de bus, dans les salles de concert. Les caricatures de Charb et de Wolinski, elles, restaient cantonnées au papier journal. Elles ne s’étalaient pas dans les stations de métro.

Ces dernières années, Charlie Hebdo avait perdu de très nombreux lecteurs. Parce qu’il y a une crise générale de la presse écrite. Parce que l’air du temps a glissé vers la droite. Parce que le monde est devenu plus frileux, plus peureux. Et aussi, peut-être, parce que Charlie Hebdo avait un peu perdu de son côté flamboyant d’autrefois. Certains tournants éditoriaux pris au début des années 2000 sous l’égide de son ancien rédacteur en chef, Philippe Val, ont déboussolé une large frange des lecteurs historiques du titre. Le soutien aux interventions militaires de l’Otan ou la ligne jacobine raide sur la question des langues minoritaires ont perturbé les abonnés de Charlie Hebdo. Plusieurs intellectuels, comme le philosophe Edgar Morin, n’ont pas non plus compris que le journal publie les caricatures de Mahomet. Ce geste n’allait-il pas faire le lit d’un certain racisme rampant? Représenter le prophète les fesses à l’air, était-ce ce qu’il y avait de plus malin, de plus constructif, de plus raisonnable, surtout en des temps déjà fort troublés? C’est là un débat qui devra se poursuivre. Comment sanctuariser la liberté d’expression, qui inclut la liberté de blasphème? Comment l’utiliser à bon escient? Ces questions ne sont pas résolues, et ne le seront pas d’un coup de baguette magique.

En attendant, il faut répéter et répéter encore que Charlie Hebdo n’était pas raciste. Tout au long de son histoire, le journal a été l’un des adversaires les plus résolus du Front national. Ces derniers temps, Marine Le Pen et Eric Zemmour figuraient parmi les personnalités les plus attaquées dans les pages de Charlie.

Musulman pratiquant, le dessinateur algérien Ghilas Aïnouche a passé plusieurs semaines au sein de la rédaction de Charlie Hebdo. Les mots avec lesquels il relate son expérience sont limpides: « Charb était quelqu’un de simple, d’humble. Il me posait beaucoup de questions sur l’Algérie, il me demandait comment c’était d’être caricaturiste ici. Je me souviens d’une scène quand je suis revenu en juillet, au moment du Ramadan. Il était en train de manger et lorsque je suis venu à sa table, il a rangé sa bouffe et dit qu’il était désolé. Moi, je m’en fiche qu’on mange devant moi quand je jeûne, mais ce geste m’a touché. Comment peut-on dire que ces types étaient islamophobes? Ce sont des gens qui respectaient profondément les croyances des autres. »

Dans le même registre, on se référera à un autre témoignage important, celui de Zafer Aknar, directeur de LeMan, le principal hebdomadaire satirique turc, proche de la gauche radicale. Les rédactions de LeMan et de Charlie Hebdo entretenaient des contacts suivis. Les deux journaux avaient même sorti une édition commune, voici quelques années. « Les rédacteurs de Charlie disaient eux-mêmes qu’ils se sentaient seuls, se souvient Zafer Aknar. C’est pourquoi ils étaient venus vers nous. Ils sont venus à Istanbul pour montrer que l’islam est une religion de tolérance. Ils voulaient dire, montrer que dans un pays musulman, il existe un magazine comme le nôtre. Ils ont coopéré avec nous pour montrer aux gens que l’islam n’est pas ce qu’ils pensent. Mais personne n’a compris. »

Personne n’a compris? Charb, Cabu et les autres sont morts, aujourd’hui. Ce n’est pas une raison pour les idolâtrer soudain. Mais c’est une raison pour essayer de comprendre, dans toute sa nuance, l’état d’esprit qui les animait. Et c’est aussi une raison pour ne pas leur prêter des intentions qu’ils n’avaient pas.

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