L’impérialisme passe par la toponymie, affirme Nicolas Perrot dans un guide fort instructif qui montre que nommer, c’est contrôler.
Malgré la décolonisation, la carte du monde reste inspirée par les Européens, jusqu’aux océans, découpés suivant des lignes imaginaires. Dans Comment l’Europe a nommé le monde (1), le géographe Nicolas Perrot a dressé une longue liste de villes, pays, mers, sites naturels qui témoignent d’une vision du monde européocentrée, et qui n’ont pas été débaptisés à ce jour. De l’Australie au Gabon en passant par le cap Horn, l’auteur explique pourquoi ces contrées ont été nommées ainsi, et quand. Son ouvrage se picore avec gourmandise, car les découvertes sont nombreuses.
Des lieux ont été nommés d’après leur position ou leur aspect (comme l’Islande), d’autres en fonction de leur «découvreur» (Tasmanie) ou d’un saint (Pierre, Martin…). Mais on peut aussi célébrer un souverain comme Georges II (pour l’Etat américain de Géorgie) et, surtout, la reine Victoria, «ce qui n’est pas un hasard puisque l’ère victorienne représente l’une des périodes les plus riches en exploration à l’échelle du monde». Le plus grand lac d’Afrique s’appelle toujours «lac Victoria», et les chutes Victoria, entre la Zambie et le Zimbabwe, figurent parmi les plus spectaculaires du monde.
Nommer un lieu contient toujours une dimension politique.
Découvrir une nouvelle terre à l’autre bout du monde peut aussi donner l’envie de perpétuer le souvenir de sa terre d’origine. C’est ainsi qu’on retrouve aux antipodes des doubles comme la Nouvelle-Calédonie ou la Nouvelle-Zélande. Si l’auteur a surtout épluché les territoires des Amériques et du Pacifique, plutôt que l’Asie et l’Afrique, c’est parce que dans ces continents-là «existaient à l’époque de la colonisation des civilisations puissantes et souvent maîtrisant l’écriture». En Chine, les Européens n’ont pu qu’adapter les noms qui préexistaient.
Nommer un lieu inclut toujours une dimension politique, car «nommer, c’est contrôler», insiste Nicolas Perrot. Donald Trump l’a encore confirmé dans sa volonté de rebaptiser le golfe du Mexique en golfe d’Amérique. Après l’indépendance, le Congo est devenu Zaïre pour redevenir Congo. Saint-Domingue a été baptisé Haïti et la Haute-Volta, Burkina Faso. Plus récemment, Ankara a imposé un nouveau nom officiel, Türkiye, car en anglais, «turkey» désigne aussi la dinde (dont on pensait qu’elle était originaire de Turquie).
Enfin, la domination du monde est avant tout masculine. Si parfois des femmes furent mises à l’honneur, à l’instar de la reine Victoria, elles n’ont guère laissé de traces dans la toponymie. L’auteur tente de l’expliquer: «La profession de navigateur ou d’explorateur ne fut longtemps pas autorisée aux femmes et quand elles purent enfin embrasser ces professions, l’essentiel du monde avait été nommé.» Sainte-Lucie, dans les Antilles, est un cas unique d’un pays nommé d’après une femme.
(1) Comment l’Europe a nommé le monde, par Nicolas Perrot, Riveneuve, 432 p.