Giuseppe Santoliquido

L’Italie et les migrants: Est-il raisonnable d’alimenter un climat de suspicion généralisée ?

Au lieu d’amalgamer immigrés légaux et migrants fuyant clandestinement les côtés libyennes, ne vaut-il pas mieux penser une intégration réussie, inclusive, non laxiste, conforme aux idéaux de cette République italienne née sur les cendres du fascisme ? Le passé, pourtant, surtout en Italie, devrait être source d’enseignement …

Le gouvernement italien, avec la complicité de l’Union européenne, a décidé de soumettre les organisations non gouvernementales pénétrant sur ses eaux territoriales, dans le cadre des opérations de sauvetage de migrants, à un code de bonne conduite. Les interventions étant coordonnées par les garde-côtes transalpins, les organisations refusant de souscrire à ce code sont désormais exclues des futures opérations, ou du mois appelées à y jouer un rôle secondaire. L’une d’entre elles, battant pavillon allemand, a d’ailleurs vu son embarcation saisie par les autorités italiennes pour s’être aventurée en eaux siciliennes sans avoir préalablement adhéré à ce code de bonne conduite.

Parmi les clauses imposées aux ONG figure, notamment, l’obligation d’accueillir, lors des opérations de sauvetage, un agent armé sur leurs bateaux. Les deux raisons à cette résolution, invoquées par le gouvernement de M. Gentiloni, sont, d’une part, le besoin d’assurer la sécurité des opérations, et, de l’autre, la nécessité de lutter contre une complicité croissante entre les ONG et les réseaux de trafiquants. Il s’agit, dans les deux cas, de prétextes fallacieux visant, en réalité, à délivrer un message de fermeté à l’opinion publique italienne tout en désignant, dans le cadre d’une entreprise de diabolisation en acte depuis plusieurs mois, un ennemi responsable d’une vague migratoire orchestrée à dessein. Autrement dit : les ONG et les trafiquants, répondant à des motivations diverses, collaborent afin de faire débarquer en Italie le plus de migrants possible.

Au vu du contexte extrêmement tendu que connaît le pays, l’opinion publique n’est pas insensible à ce type d’argument coupablement anxiogène, voire criminogène. Or la situation de départ est relativement simple.

Depuis plusieurs années, les mers italiennes sont submergées par des flots continus de migrants en provenance des côtes libyennes. Abandonnées à elles-mêmes par une Union européenne paralysée par une incapacité d’action consubstantielle à sa nature, ainsi que par les principaux états voisins recroquevillés sur leurs peurs et leurs égoïsmes, l’Italie, instable politiquement et économiquement, peine à gérer la situation migratoire.

La répartition des primo-arrivants sur le territoire est défaillante. Les réseaux d’accueil, financés par l’état à hauteur d’un peu moins de quarante euros par migrant, sont gangrénés par la corruption, voire, pour certains, par le crime organisé. Les migrants, livrés à eux-mêmes, sont souvent exploités par des esclavagistes sans scrupules. Et je passe sur les questions de criminalité (viols, agressions, home-jacking, etc.) et de xénophobie (ratonnades, contre-agressions, etc.) dont chacun peut imaginer la recrudescence en pareille situation.

Survient, à ce stade, la conjonction de deux phénomènes politiques concomitants. L’utilisation cynique et criminelle de ce désastre par la Ligue du Nord, Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi donné une énième fois pour mort jusqu’il y a un an, et le Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo, victime lui aussi d’une dérive extrémisante sur le sujet. Résultat : le Parti démocrate de Matteo Renzi, battu au référendum constitutionnel de l’année dernière et largement défait lors des élections communales du mois dernier, décide, en prévision des scrutins à venir, de changer de position sur les sujets migratoires.

Car là réside l’unique horizon du lanterneau politique italien : les élections législatives de 2018. Le gouvernement de centre-gauche, de commun accord avec l’Union européenne, principale responsable de ce drame humanitaire, a opté pour une stratégie de criminalisation des ONG afin de flatter l’affect d’un électeur légitimement inquiet d’une situation hors de tout contrôle. Par quel moyen ? La création, de facto, d’un délit humanitaire (saisie des bateaux, etc.) et l’abandon d’un projet de loi visant à instituer, sous conditions, un droit du sol. Voilà donc les deux trouvailles du Parti démocrate et de son allié centriste pour venir à bout d’un phénomène historique, celui des migrations, dont la portée pour l’Italie est sans précédent.

Pourtant, cette fois encore, les choses paraissent relativement simples. Comment ne pas comprendre qu’en acceptant la présence d’agents en arme sur ses embarcations, une organisation comme Médecin sans frontières, par exemple, qui n’a pas ratifié le code de bonne conduite et dont la vocation est de sauver des vies humaines, renoncerait à ses principes fondateurs de neutralité et d’impartialité ? De même, comment ne pas comprendre que la présence d’agents armés lors de ces opérations de sauvetage risquerait de déboucher sur un processus de militarisation qui ne ferait qu’ajouter un risque de conflits armés à la tragédie migratoire en Méditerranée ? Comment oublier que les ONG ont sauvé, à elles seules, plus de 40 % des migrants embarqués sur ces bateaux de fortune ?

Le raisonnement est donc vicié. Car il va de soi que si des organisations sont coupables de collusion avec des trafiquants, même si l’intention de départ était de sauver des vies humaines, elles doivent être poursuivies et sanctionnées. Mais est-il pour autant raisonnable d’alimenter un climat de suspicion généralisée qui débouchera sur un accroissement de la tension sociale ? Les flux sont inévitables. Comme l’est la nécessité d’organiser un accueil digne et équitablement réparti des migrants sur le territoire. Ce qui n’empêche évidemment pas l’analyse individuelle des demandes d’asile et, le cas échéant, l’éloignement du territoire. L’Italie ne peut accueillir tous les migrants. Mais sauver des vies humaines et traiter rigoureusement les demandes d’asile sont deux choses différentes.

De même, le Mouvement Cinq Etoiles et le Parti démocrate devaient-ils se dénaturer au point de ne plus vouloir accorder la nationalité d’un enfant né en Italie d’au moins un géniteur disposant d’un droit de séjour définitif, dans le seul but de récolter les fruits de leur droitisation lors du scrutin de 2018 ? La tactique doit-elle toujours primer sur la vision ? N’est-il pas évident qu’ajouter le mal-être identitaire à la pauvreté économique chez ces jeunes issus de l’immigration, présents qu’on le veuille ou non sur le territoire, risque de déboucher sur un cocktail explosif ? Au lieu d’amalgamer immigrés légaux et migrants fuyant clandestinement les côtés libyennes, ne vaut-il pas mieux penser une intégration réussie, inclusive, non laxiste, conforme aux idéaux de cette République italienne née sur les cendres du fascisme ? Le passé, pourtant, surtout en Italie, devrait être source d’enseignement : la faiblesse morale des institutions fut, il n’y a pas si longtemps encore, la principale porte d’accès des pires aventures politiques que connut le pays.

Giuseppe Santoliquido

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