Aung San Suu Kyi, à Naypyidaw, le 28 novembre. " Elle est arrivée au pouvoir sans expérience politique. Une bonne dissidente n'est pas forcément une bonne dirigeante. " © P. HEIN kYAW/POOL/REUTERS

L’inexorable chute de « l’icône fracassée » Aung San Suu Kyi

Le Vif

Dans son livre Aung San Suu Kyi, l’icône fracassée, le journaliste Bruno Philip analyse la chute de l’ex-dissidente, dix-huit mois à peine après son arrivée au pouvoir. Eclairant.

Adulée lorsqu’elle conquiert le pouvoir en mars 2016, conspuée dix-huit mois plus tard… A-t-on fabriqué – trop vite – une légende ?

Il y a eu, envers Aung San Suu Kyi, une adoration dénuée de toute mesure. Elle incarnait plusieurs symboles : la femme martyre qui a combattu la junte militaire et l’héritière dynastique, comme il en existe beaucoup en Asie, d’Indira Gandhi à Benazir Bhutto. Elle est, en effet, la fille du général Aung San – l’architecte de l’indépendance birmane, assassiné alors qu’elle avait 2 ans. Tous les ingrédients – romantiques, historiques et tragiques – étaient réunis pour cristalliser la soif occidentale d’emblèmes. Aung San Suu Kyi, c’est l’Antigone de Birmanie. Mais on a confondu l’icône charismatique et la femme politique. Le culte dont elle a fait l’objet a parfois frisé le ridicule : des journalistes, durant des conférences de presse, lui déclaraient leur admiration avant de l’interroger. Plus dure a été la chute.

Il y a en Birmanie, écrivez-vous, deux gouvernements : celui de l’armée et celui d’Aung San Suu Kyi. Quel est son pouvoir réel ?

L’armée détient 25 % des sièges au Parlement et contrôle plusieurs grands ministères. Aung San Suu Kyi n’a aucun pouvoir sur les questions de défense, sur le maintien de l’ordre et la sécurité des frontières. Elle a, en revanche, une grande latitude sur les questions économiques et sociales. Son espace politique n’en est pas moins réduit, à cause des conflits entre le pouvoir central et les minorités ethniques du nord et de l’est du pays. Tant qu’il n’y aura pas d’accord de paix, la Lady ne pourra pas appliquer son programme.

Elle est, de fait, peu appréciée des minorités ethniques…

N’oublions pas qu’Aung San Suu Kyi appartient à l’ethnie majoritaire des Bamars, qui s’est toujours sentie supérieure aux autres… Plusieurs dirigeants (Môns et Shans) m’ont confié qu’elle avait manifesté de l’arrogance à leur égard. Ils ne lui font absolument pas confiance pour débloquer la situation politique et avancer dans la voie du fédéralisme.

Plus on tire sur Aung San Suu Kyi, plus on renforce les liens entre la Birmanie et la Chine

Crise des Rohingya, conflits ethniques, économie en berne… Une question se pose : est-elle compétente ?

Aung San Suu Kyi est arrivée au pouvoir sans expérience politique. Sa filiation lui a donné une légitimité historique et l’a propulsée à la tête de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), le parti qu’elle a cofondé en 1988. Mais une bonne dissidente n’est pas forcément une bonne dirigeante. Autocrate, Aung San Suu Kyi ne délègue rien. Son obsession à vouloir s’occuper du moindre détail est contre-productive. Plus inquiétant, elle n’a pas préparé sa succession. Elle a pourtant 72 ans, ses rares hommes de confiance ont plus de 80 ans, et ce ne sont pas les jeunes députés de son parti qui pourraient prendre la relève. Du coup, la NLD risque de disparaître, le jour où elle quittera la scène politique. Sur les questions économiques, enfin, elle n’a pas fait ses preuves, en témoigne l’actuel recul des investissements étrangers. Cela dit, elle n’est au pouvoir que depuis dix-huit mois.

Elle donne l’impression d’être coupée du monde…

C’est le cas. Elle est isolée sur le plan personnel autant que politique. Elle a tourné le dos à la plupart des gens qui l’avaient soutenue lorsqu’elle était opprimée. Sans doute sa pratique de la méditation bouddhiste vipassana, qui l’a aidée à tenir durant ses années de détention, lui permet-elle de garder cette distance avec son entourage. Et tout porte à croire que son rapport à la réalité s’est considérablement effrité, depuis qu’elle s’est installée dans la capitale, Naypyidaw, ce non-lieu du pouvoir, éloigné de tout. Elle y est entourée d’hommes de cour et de conseillers, proches des militaires. Certaines personnes, qui l’ont très bien connue, estiment que sa vie à Naypyidaw est, au sens symbolique du terme, une nouvelle incarcération.

 » Drame humain, la crise des Rohingya est aussi une catastrophe politique pour le gouvernement d’Aung San Suu Kyi. « © D. SAGOLJ/REUTERS

Cet isolement peut-il expliquer son déni à l’égard du drame des Rohingya ?

Aung San Suu Kyi n’a jamais porté un amour immodéré aux musulmans, et aux Rohingya en particulier, qu’elle considère comme des étrangers. Mais elle doit se poser des questions : et si je me trompais ? Ne suis-je pas en train d’avaliser une épuration ethnique de grande envergure, comme le pays n’en a jamais connu ? Il y a là un mystère. Comment expliquer qu’une personne diplômée d’Oxford, qui écoutait religieusement la BBC durant son incarcération, puisse aujourd’hui nier en bloc ce qu’il se passe dans le nord de l’Etat Arakan ? Considère-t-elle qu’elle est investie d’une mission tellement importante – démocratiser le pays pour achever l’oeuvre de son père – qu’elle justifie des compromis aussi terribles ? Depuis le début, Aung San Suu Kyi savait qu’elle allait devoir composer avec l’armée. Mais le piège est en train de se refermer. La crise des Rohingya n’est pas seulement un drame humain – au moins 6 700 Rohingya ont été tués, selon Médecins sans frontières -, c’est aussi une catastrophe politique pour son gouvernement. Sans crier au complot, on peut d’ailleurs remarquer que les militants de l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan (Arsa) ont attaqué les policiers birmans six mois à peine après son arrivée au pouvoir. A qui profite le crime, sinon à l’armée et aux nationalistes birmans ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que le niveau de compromis qu’elle a accepté de faire n’a pas été payant pour l’instant. Il n’est même pas loin de devenir compromission…

Le risque d’une radicalisation des musulmans de l’Etat d’Arakan est-il élevé ?

Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Les militants de l’Arsa n’ont pas de liens avec le djihadisme international, mais les spécialistes estiment qu’une insurrection armée, encadrée sur les plans politique et militaire, pourrait survenir dans l’Etat d’Arakan. La situation des Rohingya, population jeune et désespérée, persécutée ou confinée dans des camps, constitue un vrai laboratoire à djihadistes.

En accablant Aung San Suu Kyi, les Occidentaux ne risquent-ils pas de renforcer l’armée… et ses alliés ?

Plus on tire sur Aung San Suu Kyi, plus on renforce les liens entre la Birmanie et la Chine. Alors que les pressions internationales s’accentuent, de nombreux experts estiment que Pékin profite de la crise des Rohingya pour redevenir l’interlocuteur privilégié de la Birmanie – une relation qui s’était distendue après la chute de la junte, en 2011. Le 6 novembre dernier, Pékin a d’ailleurs mis son veto à la résolution de l’ONU exigeant le retour des réfugiés et la cessation des violences contre les Rohingya. La Birmanie est un pays essentiel pour les Chinois. Ces derniers veulent, notamment, sécuriser le gazoduc qui s’étire du golfe du Bengale à la province du Yunnan. Ils essaient également de peser sur les négociations de paix entre les minorités ethniques et le gouvernement central. Il n’est pas certain qu’Aung San Suu Kyi se réjouisse de voir la Chine récupérer la mise…

Par Charles Haquet.

Aung San Suu Kyi, l’icône fracassée, par Bruno Philip (Equateurs), 97 p.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire