© .

Les rapports de forces militaires basculent: « La Russie se sert de la Syrie comme laboratoire »

Kristof Clerix
Kristof Clerix Rédacteur Knack

Suite à la tentative d’assassinat de l’ex-espion Sergueï Skripal, les tensions entre la Russie et l’Occident vont crescendo. Mais la Russie représente-t-elle la plus grande menace ? Que penser de la Chine ? Quelles puissances sont les plus fortes aujourd’hui ? Notre confrère de Knack a posé la question à Bastian Giegerich et Lucie Beraud-Sudreau de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) à Londres.

« La Russie a modernisé son armée au cours de la décennie précédente et a développé de nouvelles armes nucléaires », a déclaré Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN la semaine dernière lors d’une conférence de presse à Bruxelles. « Mais l’OTAN ne prendra pas exemple sur la Russie, tank pour tank, missile pour missile, ou drone pour drone. Nous ne voulons pas de nouvelle Guerre froide. »

« Nous assistons à nouveau à une course entre les grandes puissances », constate le chercheur Bastian Giegerich de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) à Londres. « La Russie, la Chine et les États-Unis se préparent au conflit. Cela ne signifie pas que la guerre est inévitable. Mais cette nouvelle partie de bras de fer se déduit clairement des programmes de modernisation militaires. »

Dans son Military Balance annuel, l’ISS publie un aperçu du hardware militaire dans 171 pays. C’est la source ouverte la plus importante du monde sur ce thème. Giegerich et sa collègue Lucie Beraud-Sudreau ont travaillé à l’ouvrage de référence et étaient récemment à Bruxelles sur invitation de l’Institut Egmont (Institut Royal des Relations Internationales).

« Un deuxième développement, c’est que la supériorité technologique occidentale continue à s’éroder », explique Giegerich. « Ces trente dernières années, l’Occident partait de sa propre dominance. À présent, il est sous pression. »

Ces deux dernières années, on a à nouveau vu des cuirassés russes au large de la côte belge. Est-ce du roulement de mécaniques ?

Bastian Giegerich: C’est effectivement significatif. La Russie n’est d’ailleurs pas seule, la Chine fait de même. À présent, il y a des manoeuvres russes et chinoises et des exercices en Mer baltique et en Méditerranée. La Chine vient donc ici. Rien que cela devrait vous faire réfléchir. Mais il n’y a pas que ça. La Chine exporte aussi des appareils armés sans pilote au Moyen-Orient, et en Asie centrale. Les pouvoirs militaires occidentaux actifs dans ces régions constatent que la partie adverse possède beaucoup plus d’armes sophistiquées. La donne change vraiment. Soudain, on voit nettement plus d’armes mortelles, dans beaucoup plus de mains, à beaucoup plus d’endroits.

Qui l’Europe doit-elle craindre le plus? La Russie ou la Chine ?

Giegerich: La Russie représente une menace à court terme. Elle a montré qu’elle était un acteur agressif de la région. Et sa capacité militaire est inquiétante. À long terme – vingt, trente ans – la Chine poursuit clairement l’ambition de défier l’hégémonie militaire mondiale. Les Russes et les Chinois investissent en une technologie qui doit surclasser les systèmes de défense antimissiles américains. Prenez les hypersonic glide vehicles, qui devraient apparaître d’ici le milieu des années 2020. Il s’agit d’engins très rapides contre lesquels il est difficile de se défendre. On les lance avec un missile balistique. Même sans tête nucléaire, ils sont très destructifs, ne serait-ce que par la quantité énorme d’énergie cinétique qu’ils dégagent.

Quelle est la force de l’armée russe ?

Giegerich: Les Russes utilisent la Syrie comme laboratoire pour leur technologie, leur tactique et leurs forces armées. À présent, ils en cueillent les fruits. C’est une différence importante par rapport à la Chine qui participe à des missions de maintien de la paix, mais qui au fond ne possède pas vraiment d’expérience de combat.

Des avions russes sont abattus en Syrie.

Giegerich: Ils ne sont pas invulnérables. Nous ne devons pas non plus trop grandir les Russes, mais dans certains domaines, tels que l’artillerie de missile et la guerre électronique, ils sont forts. En outre, ils utilisent efficacement les moyens non militaires pour exercer une influence politique. Pensez aux investissements en infrastructure énergétique, au soutien à des mouvements politiques en Europe et à l’utilisation de cyberinstruments.

Le programme de modernisation de l’armée russe prend du retard.

Giegerich: C’est dû notamment à la production militaire: pour les moteurs de missile et les pièces de certains systèmes militaires, la Russie dépendait de l’Ukraine. Et puis il y a encore les problèmes budgétaires.

Lucie Beraud-Sudreau: Entre 2010 et 2015, les dépenses militaires russes ont augmenté de pas moins de 50%, mais après l’invasion de la Crimée il y a eu des sanctions occidentales contre la Russie. En outre, les prix des matières premières ont baissé, justement l’une des principales sources de revenus de la Russie. Depuis, l’économie russe a eu plus de mal, et le pays a dû faire des économies, y compris en défense. En 2016, le budget de la défense a baissé de 10%, en 2017 d’encore 9%. Il faut toutefois ajouter que l’économie russe commence à se redresser, ce qui stabilise le budget de la défense.

De leur côté, les Chinois annoncent qu’ils auront une armée de « classe mondiale » d’ici 2050.

Giegerich: Il est intéressant que la Chine, par la bouche du président Xi Jinping lors de son discours devant le 19e Congrès du parti, ait clairement fait part de son ambition de faire partie des nations militaires dirigeantes du monde. Xi Jinping a durci les contrôles de l’armée. Ces dernières années, la Chine a beaucoup investi en modernisation. Rien que les cuirassés construits par la Chine au cours des quatre dernières années possèdent un tonnage de taille comparable à toute la flotte française. La Chine investit aussi en calculateurs quantiques, elle possède le plus grand nombre de superordinateurs du monde. Le défi pour les Chinois consiste à réunir les différents éléments : la technologie, la doctrine, la formation, l’expérience opérationnelle, la main d’oeuvre. Ils n’ont pas encore réussi.

En quelle mesure la guerre moderne est-elle influencée par les big data et l’intelligence artificielle?

L’analyse de grands volumes de data est déjà utilisée pour les renseignements militaires. Une prochaine étape, c’est d’utiliser des algorithmes et une intelligence artificielle pour analyser des images satellites et des mouvements militaires sur le terrain, par exemple. Reste à voir s’il y aura un moment où les machines prendront la place de décisions humaines. D’un point de vue éthique et morale, c’est inquiétant.

En 2017, les dépenses militaires ont baissé partout dans le monde. Comment expliquez-vous cela ?

Beraud-Sudreau: Il s’agit d’une toute petite baisse de 0,2%. Celle-ci est due pour moitié à deux pays : la Russie et l’Arabie saoudite. Il y a des signes qui montrent que les dépenses militaires mondiales remonteront au cours des prochaines années. Presque tous les pays européens ont l’intention de dépenser plus en défense. Les États-Unis aussi veulent consacrer 7% de plus à l’armée en 2018 et 2019, alors qu’ils ont déjà le plus grand budget de défense du monde.

En 2017, l’Europe était la région à la croissance la plus rapide en matière de dépenses militaires. La conséquence de la pression de Washington?

Beraud-Sudreau: Trois facteurs expliquent cette hausse de dépenses en défense en Europe. La croissance économique est revenue. Après l’invasion russe de la Crimée, certains pays d’Europe de l’Est se sont mis à craindre leur grand voisin. Et finalement, il y a effectivement la pression de Washington de dépenser plus en défense. Cette pression existait déjà sous Obama, mais Donald Trump transmet le message de manière plus explicite.

En 2014, les états membres de l’OTAN se sont engagés à consacrer 2% de leur PIB à la Défense d’ici 2024.

Beraud-Sudreau: C’est un objectif politique. Il ne donne pas vraiment une image précise de l’usage efficace fait de l’argent.

Giegerich: Je crains que ces 2% soient devenus un peu fétiches. Ce n’est pas le seul critère. Il parle uniquement de l’input : combien d’argent consacre-t-on à la Défense ? Il ne dit rien de l’output : qu’est-ce qu’on obtient en échange ? Si comme la Belgique, on dépense 33% de son budget de défense en pensions – au lieu d’environ 15% – il reste moins d’argent pour la recherche et le développement, l’innovation et les achats. On a donc beaucoup moins de marge de manoeuvre pour moderniser ses forces armées. C’est un problème. Cela rend plus difficile pour la Belgique – et les pays dans une situation semblable – d’affronter les défis de l’avenir.

À la conférence de sécurité de Munich le mois dernier, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg a mis l’Union européenne en garde de ne pas faire ce que l’OTAN fait déjà.

Giegerich: J’étais étonné par l’approche négative de Stoltenberg. Fin des années nonante, quand l’UE a lancé une coopération de défense, on disait la même chose : « Ne concurrencez pas l’OTAN. » Je ne trouve pas ça très coopérant. Cela semble dicté par l’inquiétude américaine de ce que compte faire l’UE. Ces deux dernières années, les relations entre l’OTAN et l’UE étaient beaucoup plus constructives que ce que laissait paraître Stoltenberg.

En décembre, le Conseil européen a fondé PESCO, une coopération militaire structurée permanente composée de 25 états membres. Cette initiative a-t-elle du potentiel ?

Giegerich: Je pense que oui. La grande promesse de l’UE comme acteur militaire a toujours été la possibilité de réunir les moyens militaires et civils sous un toit. Aujourd’hui, ce n’est pas encore la réalité. Si PESCO peut y contribuer, c’est une bonne chose. La plupart des états membres de l’UE sont également membres de l’OTAN. Nous ne pouvons pas tomber dans le piège en pensant que l’OTAN et l’UE se concurrencent. Il s’agit de se compléter et de travailler ensemble.

Le tandem Merkel-Macron peut-il booster une véritable armée européenne?

Giegerich: Vous voulez dire des forces totalement intégrées sous un commandement européen ? Nous sommes loin du compte, mais ce n’est pas nécessaire non plus. On peut déjà aller loin par le biais d’une meilleure coopération entre les états membres de l’UE. L’année dernière, la France et l’Allemagne ont défini une ambition commune, qui comprend des programmes pour de futurs avions de combat. Ensuite, la France a encore lancé des initiatives, plus opérationnelles. Mais Merkel n’a pas encore répondu, parce qu’il a fallu si longtemps à Allemagne pour former un nouveau gouvernement.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire