Sean Connery incarne l'agent secret de Sa Très Gracieuse Majesté dans James Bond 007 contre Dr. No. © DR

Les espions célèbres dans la culture, reflet de leur époque

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Les récits d’espionnage, grands classiques de la littérature parfois cheap ou du bon gros film d’action, ne sont pas que des objets pop. Plus que d’autres, ils sont les reflets de leur époque, de ses moeurs et de ses modes de pensée.

Leurs géniteurs vous le confirmeraient: ne sous-estimez jamais le pouvoir de George Smiley, James Bond, Hubert Bonisseur de La Bath, Ethan Hunt, Larry Max ou Malko Linge ; autant d’espions certes souvent de pacotille, mais qui derrière leurs dents blanches, leur coolitude, leurs gadgets et leurs conquêtes, s’avèrent être de parfaits révélateurs de notre histoire, intime ou géopolitique. L’espion de fiction n’a en effet pas toujours été ce mâle blanc dominant et séducteur, pur archétype romanesque qui s’est imposé dans les années 1960 avec le personnage de Ian Fleming: avant cela ou ailleurs, l’espion, c’était le fourbe, l’ennemi, ou un pur instrument de propagande.

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la figure de l’espion prendra toute sa place dans la pop culture.

On date communément le roman d’espionnage dit moderne au tournant des XIXe et XXe siècles avec England’s Peril (1899) ou Secret of the Foreign Office (1903), des fictions de guerre jamais traduites mais très populaires outre-Manche, de l’ Anglais William Le Queux (un journaliste qui, déjà, avant Fleming et d’autres, fut membre des services secrets britanniques avant de les raconter), mais d’autres Anglais avant lui (Joseph Conrad, Conan Doyle, ou James Fenimore Cooper dès 1821, avec le bien nommé L’Espion) avaient déjà tâté du romanesque de la profession. Des racines qui expliquent en grande partie l’hégémonie britannique sur le genre: l’Empire, puissance maritime et internationale, justifiait sans peine le besoin d’obtenir des renseignements sur les Etats étrangers potentiellement menaçants. Même accueil favorable en Chine, par exemple, où la valorisation et les principes de la « guerre secrète » étaient déjà présents dans le célèbre Art de la guerre de Sun Tzu, dès le Ve siècle av. J.-C. Mais tout le contraire de la culture européenne, longtemps médiévale, marquée par des idéaux chevaleresques qui ne siéent guère à l’esprit retors nécessaire aux espions. Il faudra attendre les romans revanchards, patriotiques voire germanophobes qui précédèrent la Première Guerre mondiale pour y voir la figure de l’espion rendre enfin quelques services, puisqu’il faut bien se résoudre à combattre le mal par le mal (L’Espion X. 323 de Paul d’Ivoi en 1909, ou la série des Naz-en-l’air de Pierre Souvestre en 1912).

Au cinéma, l'agent OSS 117 créé par Jean Bruce a pris les traits de Jean Dujardin.
Au cinéma, l’agent OSS 117 créé par Jean Bruce a pris les traits de Jean Dujardin.© DR

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la figure de l’espion prendra toute sa place dans la pop culture, poussée dans le dos à la fois par l’apogée du divertissement de masse mondialisé mais surtout américain, par un monde désormais binaire et marqué par la guerre froide, et par les romans fantaisistes de Ian Fleming, parus dès 1953 (Casino Royale) mais adaptés au cinéma dès 1962 (James Bond 007 contre Dr. No) avec le succès et l’impact que l’on sait. L’archétype était né, miroir flatteur et déformant de son époque.

L’avatar des Trente Glorieuses

L’espion de fiction tel que le cliché le montre parfois encore fut l’avatar parfait des Trente Glorieuses. Souvent caricatural, réduit à un produit de consommation, il est alors la parfaite incarnation de la pensée masculiniste occidentale et triomphante, et est pain bénit, sur le marché francophone, pour les romans populaires – voire populo -, dans lesquels les curseurs de l’érotisme, de la violence et de l’exotisme (pour ne pas dire racisme) sont poussés à l’extrême, des SAS de Gérard de Villiers aux OSS 117 de Jean Bruce, sans oublier Le Gorille d’ Antoine Dominique. L’espion devient une caricature, mais aussi un outil de pédagogie, voire de propagande, bien utile pour expliquer la géopolitique aux masses, voire, nous concernant, un outil de la construction européenne!

La BD réaliste et très premier degré a fait de l’espion un de ses archétypes récurrents.

Le succès considérable des récits d’espionnage entre 1950 et 1970 à travers toute l’Europe, via des films, des séries, des romans, des romans-photos ou des bandes dessinées « ont participé de la sorte à la redéfinition d’une identité culturelle européenne et à son homogénéisation à travers des traductions, des coproductions et des accords entre éditeurs », estimait ainsi en 2015 l’universitaire parisien Matthieu Letourneux, spécialiste des littératures populaires et auteur d’une somme sur le sujet baptisée Eurospy. Un genre en soi qui a contribué « à redéfinir les imaginaires européens« , mais aussi, en creux, à témoigner mieux que d’autres de son époque: « C’est aussi dans le domaine des moeurs, de la sexualité ou de la consommation que le récit d’espionnage rend compte des tensions qui traversent les sociétés en mutation des Trente Glorieuses, dans un discours qui oscille entre fascination et répression. »

Ian Fleming, le père de James Bond, fut membre des services secrets britanniques avant de prendre la plume.
Ian Fleming, le père de James Bond, fut membre des services secrets britanniques avant de prendre la plume.© GETTY IMAGES

Le déclin du récit d’espionnage, très marqué des années 1970 à 1990, accompagne ainsi une remise en question de plus en plus profonde de ce modèle occidental plus si triomphant que ça, que ce soit avec l’apparition d’espions de fiction désormais plus crédibles et moins clinquants (des romans de John le Carré à des films tels que Les Trois Jours du Condor aux Etats-Unis ou Le Dossier 51 en France), ou au contraire complètement parodiques, de la série Des agents très spéciaux à la saga des Austin Powers » – une tendance lancée en France au cinéma dès 1972, et ce Grand blond avec une chaussure noire qui n’a pas fait honneur aux services secrets nationaux. Les attentats du 11 septembre 2001 offriront à la profession d’espion une nouvelle résurrection, ancrée cette fois dans plus de réalisme, de crédibilité et de complexité. Dans un monde où la géopolitique est devenue presque opaque et à géométrie variable, un bon espion de fiction restera toujours utile.

Espionnage à tous les étages

Films

L’Homme qui en savait trop, Les 39 marches, Agent secret, Une Femme disparaît… Dès 1935, Alfred Hitchcock popularisa le film d’espionnage britannique. Deux courants se disputèrent dès lors le filon: les films fantaisistes, avec des héros à la James Bond, Jason Bourne ou Ethan Hunt (Mission Impossible), devenus des blockbusters particulièrement porteurs et rentables, et les films dits « réalistes », plus proches de la réalité de ce métier d’espion auquel les plus grands se sont frottés: John Huston avec La Lettre du Kremlin, Mankiewicz avec L’Affaire Cicéron, Coppola avec Conversation secrète, Arthur Penn avec Target… Mention spéciale pour La Vie des autres, film allemand de 2006 sur le quotidien d’un agent de la Stasi en 1984.

La Vie des autres dénonce les méthodes employées par la Stasi pour surveiller les citoyens en RFA, dans les années 1980.
La Vie des autres dénonce les méthodes employées par la Stasi pour surveiller les citoyens en RFA, dans les années 1980.© DR

BD

La bande dessinée a su se construire son propre réseau d’espions, et ce dès 1946 dans la BD franco-belge, puisque le Francis Blake de Blake et Mortimer était déjà un ancien pilote de la Royal Air Force devenu directeur du MI5, le service britannique de contre-espionnage. Depuis, la BD réaliste et très premier degré en a fait un de ses archétypes récurrents et lui-même très premier degré, à l’image d’ Alpha, espion et mâle du même genre, issu de la CIA. Côté américain, c’est le père du roman noir en personne, Dashiell Hammett, qui écrivit, dès 1934, les premiers scénarios de Agent Secret X-9 pour le non moins énorme Alex Raymond. La seule incursion de Hammett dans le comic strip.

Les espions célèbres dans la culture, reflet de leur époque
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Romans

Difficile, comme au cinéma, d’en pointer un tellement il y en a eu. On pourrait citer L’Espion français de Cédric Bannel (Robert Laffont, coll. La Bête Noire), qui vient de réactualiser, genre Le Bureau des légendes, les espions français de la DGSE actifs à Kaboul. Mais on conseillera surtout l’ultime récit de l’immense John le Carré, Retour de service, édité en français il y a un an au Seuil, et délicieux tant l’auteur on ne peut plus patriotique et figure tutélaire de l’espion britannique y a été dégoûté par le Brexit. Pour l’anecdote, on retiendra d’ailleurs la mise en perspective et la petite histoire que John le Carré est mort… irlandais, dépité par cette Angleterre repliée sur elle-même.

Les espions célèbres dans la culture, reflet de leur époque

Séries

24 Heures Chrono, dès 2001, fut une petite révolution télévisuelle, plus pour son principe d’unité de temps que pour la crédibilité de sa représentation des services antiterroristes américains ; tout le contraire du Bureau des légendes français – depuis 2015 – , très conventionnel dans ses manières, mais, cette fois, réellement révolutionnaire dans sa façon de présenter, sans le moindre glamour, le quotidien des membres de la DGSE. Une approche quasi naturaliste qui en a fait un énorme succès, et déjà, un incontournable classique.

Série française, Le Bureau des légendes raconte, sans le moindre glamour, le quotidien des membres de la DGSE.
Série française, Le Bureau des légendes raconte, sans le moindre glamour, le quotidien des membres de la DGSE.© DR

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