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Les Belges sont restés plus napoléoniens que les Français

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Il y a 200 ans, nos régions prenaient brutalement et définitivement congé de Napoléon balayé à Waterloo. Mais la page est loin d’être tournée. Hervé Hasquin, historien à l’ULB et secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, revient sur un héritage qui a façonné la Belgique d’aujourd’hui.

Le Vif/L’Express : Lorsque Bonaparte prend le pouvoir en novembre 1799, la France a fait sa Révolution depuis dix ans. Le général s’avance-t-il en Belgique comme en terrain déjà conquis ?

Hervé Hasquin : La victoire française de Fleurus, le 26 juin 1794, en mettant définitivement fin au régime autrichien, ancre nos régions au sein de la jeune République. Mais nous ne devenons officiellement citoyens français que le 1er octobre 1795, date de l’annexion des territoires belges à la France et de l’application de sa législation. Le régime napoléonien n’est qu’un chapitre de la domination française.

La Révolution française signifie-t-elle une vraie révolution pour nos régions?

Oui. La France révolutionnaire fait table rase des anciennes frontières et réalise l’amalgame entre les anciens Pays-Bas autrichiens, les principautés de Liège et de Stavelot-Malmédy, le duché de Bouillon, d’autres entités disparates de l’Ancien régime. Les territoires conquis sont divisés en neuf départements nommés « belgiques » ou « réunis », qui sont les ancêtres de nos actuelles provinces. C’est la Révolution française qui crée la future Belgique, en lui donnant sa structure administrative.

Et en lui imposant bien d’autres bouleversements ?

Cette période enregistre de nombreuses avancées peu banales : les lois françaises de 1792 créent le mariage civil, instaurent le divorce, fondent l’état civil. Autre acquis révolutionnaire, cette invention géniale qu’est le système métrique décimal, qui met fin au chaos qui régnait dans les poids et mesures. Imagine-t-on la révolution conceptuelle fabuleuse qu’une telle réforme a dû représenter ? C’est comme si on décidait aujourd’hui de supprimer les kilos et les grammes et de passer subitement aux mesures anglaises : les livres, les miles, etc.

Si Napoléon n’est pour rien dans ces bouleversements, où se situent son apport et son empreinte ?

D’abord dans l’ordre et la stabilité politique qu’il apporte, favorables au développement économique. La période française est florissante pour nos régions industrielles à partir de la fin des années 1790. L’annexion à la France, puis l’extension de l’Empire napoléonien, ouvrent d’énormes débouchés à la sidérurgie, à l’industrie charbonnière, à la verrerie. Le seul marché français absorbe des quantités gigantesques de production de notre industrie lourde. Mais la grande oeuvre de Napoléon, c’est le Code civil de 1804 et ses nouveaux acquis comme les droits reconnus à la femme. Napoléon poursuit la réforme de la Justice amorcée sous le régime révolutionnaire. On lui doit toute l’organisation des tribunaux: justice de paix, première instance, degré d’appel, Cour de cassation. Notre pouvoir judiciaire est essentiellement une création napoléonienne.

L’héritage français, en particulier napoléonien, a-t-il laissé des traces durables ?

De toutes les régions conquises totalement ou partiellement par la République française en Europe, la Belgique est certainement celle où l’empreinte de la France révolutionnaire puis napoléonienne a signifié à ce point la fin de l’Ancien Régime et l’entrée dans le monde contemporain. La Belgique est le seul pays qui ait véritablement conservé l’héritage administratif et judiciaire français. Elle est même restée, au cours de son histoire, plus marquée par l’héritage de la Révolution française que la France elle-même. Plusieurs de ses lois sont restées en vigueur sous le régime hollandais puis au sein de la Belgique indépendante, alors qu’elles disparaissaient en France, victimes des soubresauts politiques aux XIXe et XXe siècles. C’est le cas du divorce : un temps interdit en France, le mariage civil et le droit au divorce feront à jamais partie de la législation belge. La prise en charge par l’Etat du traitement des membres du clergé constitue toujours une caractéristique du système belge, alors qu’en France il ne subsiste plus qu’en Alsace-Lorraine. On doit aussi à la France la tolérance religieuse, avec la reconnaissance des grandes religions, le protestantisme et le judaïsme à côté du catholicisme. Elle n’a jamais disparu dans notre législation, à la différence de ce qui se passera dans d’autres pays jadis conquis par les Français. Enfin, la défense de la « patrie », qui devient l’affaire des citoyens, se traduit par l’instauration de la conscription ou du service militaire obligatoire : le concept sera repris par l’Etat belge. A maints égards, nous sommes restés beaucoup plus napoléoniens que les Français !

L’intégralité de l’entretien dans le hors-série du Vif/L’Express « Napoléon, le héros absolu » : 200 pages sur sa légende, son destin, son empreinte sur la Belgique, rédigées par une quinzaine d’historiens et d’experts napoléoniens français et belges.

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