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Les Balkans restent une plaie ouverte: l’Europe ne fait rien contre la corruption et l’abus de pouvoir

Jonathan Holslag
Jonathan Holslag Jonathan Holslag est professeur en relations internationales à la VUB.

Quand on voyage dans les Balkans, il est tentant d’évoquer les paysages : les ravins, les lacs d’un bleu azur, les vues magnifiques et les vergers luxuriants. Je m’arrête à Visegrad et admire son gracieux pont en pierre, édifié au seizième siècle par les Ottomans turcs.

Pourtant, l’histoire récente flotte encore sur les vallées, tous les villages ont subi des traumatismes et toutes les familles ont versé des larmes. Certaines maisons sont à moitié achevées, d’autres en ruine. Il y a des villages abandonnés. Les postes-frontière se réduisent souvent à une barrière sous un préau. Partout, les paysages sont constellés de montagnes de déchets, d’épaves et de décharges fumantes. Je m’approche du Kosovo. Le paysage ressemble à la Scandinavie: les montagnes sont couvertes de sapins, de lichens et de myrtilles. Ma Skoda renâcle. Il faut grimper 2000 mètres pour atteindre la frontière kosovare. Le poste de douane se trouve au sommet, et de l’autre côté de la montagne s’étale la plaine kosovare.

Barrage

L’heure est matinale, il fait silencieux et bruineux. Soudain émerge un barrage de l’OTAN et devant le monastère de Mileseva, il y a également un barrage. Un char blindé et des soldats slovènes lourdement armés de l’OTAN y montent la garde. Le site est entouré de barbelés et de senseurs. « Des nationalistes kosovars ont tenté à plusieurs reprises d’atteindre ce monument », m’explique un lieutenant. « S’ils réussissaient, ce serait catastrophique pour la sécurité. Nous sommes là en permanence. » Les portes du monastère sont encore fermées. Au loin, on entend le murmure d’une rivière. L’appel du loriot résonne dans la vallée. Un novice me mène à la chapelle, sans aucun doute une des plus époustouflantes que j’ai jamais vues. L’édifice recèle toute l’histoire de l’art médiéval des Balkans et les fresques sont magnifiques. Dans un coin, on a peint l’arbre généalogique de la dynastie serbe.

On comprend que les Serbes aient du mal à digérer la perte du Kosovo, me dis-je en longeant la galerie de saints au regard fixe. Mais le désir kosovar d’indépendance se comprend également. Le Kosovo a longtemps été une région autonome de Yougoslavie, mais quand le leader serbe Slobodan Milosevic a réduit cette autonomie, la haine a grandi parmi les Kosovars albanais. En 1990, il y a eu une première déclaration d’indépendance. Ensuite, il y a eu la guerre de Yougoslavie, l’intervention de l’OTAN qui protégeait les Kosovars contre les Serbes, la sécession de fait du Kosovo et l’indépendance formelle en 2008. Belgrade ne l’a jamais accepté. Beaucoup de Belgradois estiment que la Guerre de Yougoslavie reposait sur un pacte entre l’Occident et les Albanais islamiques, contre l’alliance serbo-russe orthodoxe.

Diaspora

Il y a toujours des dizaines de milliers de Serbes au Kosovo, presque exclusivement dans la région de Mitrovica, dans le nord. L’enclave est gardée par des soldats de l’OTAN. Entre-temps, j’ai quitté le cloître pour la ville de Pec. Plus je m’approche du centre, plus les gens se moquent du Code de la route. Toutes les routes sont embouteillées et bien qu’il n’y ait que deux bandes, les automobilistes en ont créé trois. Les marchands ambulants et les mendiants occupent l’espace qui reste. Pec est une ville très pauvre, mais parmi les nombreux SUV BMW, Porsche et Mercedes, ma voiture semble discrète.

« C’est la diaspora kosovare », m’apprend un piccolo de mon hôtel. « L’été, ils viennent de Suisse, d’Allemagne, de Belgique et des Pays-Bas pour montrer à quel point ils sont bien nantis. Le soir, je rencontre deux jeunes à l’hôtel. Ils trouvent ça terrible, ces cousins riches qui viennent parader ici. « Autrefois, ils versaient encore de l’argent à leur famille restée au Kosovo, mais à présent c’est beaucoup moins le cas. Ils ne nous regardent plus. En été, ils viennent ici pour se marier avec les jeunes filles d’ici et les emmener. Le côté pervers, c’est que ce sont leurs familles pauvres d’ici qui paient le mariage. » Je constate que presque tout le lobby est peuplé de jeunes filles pomponnées. Elles fument des cigarettes et jouent avec leur téléphone. « Ces canapés peuvent être un moyen de s’échapper de ce pays. »

En quittant Pec, le lendemain, mon système de navigation fait fausse route et je me retrouve dans un hameau. Partout flottent des drapeaux rouges et noirs de l’armée de libération kosovare et des monuments commémorent la guerre. Des portraits de jeunes hommes me fixent : 1998, 1999. On construit assidûment. On est frappé par les villas bling-bling aux colonnes corinthiennes, aigles en marbre et barrières en acier chromé. Cependant, la plupart des pied-à-terre sont construits en briques rapides et en béton. Un Kosovar moyen gagne 10 euros par jour. Trente pour cent de la population est au chômage. Un quart de l’économie kosovare dépend d’argent de l’étranger.

Poutine

J’arrive à la capitale Pristina. Quand je gare ma voiture sur le parking du Swiss Diamond Hotel, on me fait subtilement comprendre que ma Skoda ne doit pas rester trop longtemps à côté de la Ferrari, la Maserati et la Lamborghini. Il est clair que la diaspora mène bien sa barque. Je suis attendu au quartier général de l’Union européenne, le bureau le plus moderne du centre. « Les choses vont trop lentement », me dit-on. « Les jeunes politiques veulent moderniser, mais le pays est sous l’emprise d’un petit groupe qui menait une lutte nationaliste contre les Serbes, mais qui à présent lutte pour le maintien de réseaux de contrebande et d’emplois publics bien payés. L’ancienne élite voudrait que nous, les fouineurs étrangers, disparaissions le plus vite possible. Mais si nous disparaissons, ce pays se transformera en état gangster. »

À Pristina, cette histoire m’est confirmée par des fonctionnaires de l’UE, des officiers de l’OTAN et surtout les Kosovars eux-mêmes. « Écoutez, notre élite politique doit son existence à la guerre. Elle faisait partie de l’armée de libération, mais tout comme les Serbes, elle se rendait coupable de violences excessives et de criminalité », m’explique un jeune fonctionnaire kosovar. « La politique était la seule façon d’échapper aux poursuites et à présent elle utilise son pouvoir pour s’enrichir. C’est parfois très ambigu. D’un côté par exemple, ces politiques prêchent la haine contre les Serbes et les Russes, mais d’un autre côté ils font des affaires avec eux. Prenez le vice-premier ministre Behgjet Pacolli. Il est milliardaire, fait partie des intimes de Vladimir Poutine. L’hôtel où vous résidez est à lui. Un autre vice-premier ministre Fatmir Limaj est mis en cause pour fraude. Les ministres spécialisés sont souvent de bonne volonté, mais ils n’ont pas de pouvoir. »

Systématiquement, mes interlocuteurs citent le président, Hashim Thaçi. Le Conseil de l’Europe, le FBI, avaient tous deux un dossier contre lui, mais il reste au pouvoir. « Thaçi ne garde pas le pays en otage », me dit un employé du ministère des Affaires étrangères. « La population ne l’apprécie guère, mais si on le pousse dans ses retranchements, ses partenaires et lui peuvent déstabiliser le pays et faire sauter le statu quo avec la Serbie. Il est surtout navrant de voir que l’Europe observe et ne fait rien. L’Europe a déployé plus de deux mille policiers et juges, mais ils ne font rien pour résoudre les problèmes de corruption et d’abus de pouvoir. »

Quand je sors de Pristina, je passe devant le quartier général d’EULEX sous haute surveillance. Cette mission destinée à édifier l’État de droit au Kosovo a coûté un milliard d’euros, mais personne ne semble encore y croire vraiment. Ici, ce n’est ni une nouvelle guerre ni la montée présumée de l’islam radical qui représentent la plus grande menace. Les Kosovars sont surtout fatigués de la violence. Le supplice aigu de la guerre est remplacé par le supplice latent de corruption, de pauvreté et le manque de perspective.

Alexandre le Grand

Entre-temps, j’ai traversé la montagne Sar pour me rendre à Skopje, la capitale de la Macédoine. La plaine kosovare se change en paysage verdoyant. La Macédoine est un pays étendu, mais ne compte que deux millions d’habitants. Pour certains, la guerre civile se prépare. Mais il y a aussi des raisons d’espérer. Contrairement au Kosovo, la Macédoine semble capable de se débarrasser de ses crocodiles politiques.

J’arrive à Skopje, me fraie un chemin dans les quartiers périphériques constellés de ruines et de nombreux camps de gitans. Le centre artificiel étrange se situe quelque part entre un musée et Disneyland. Je demande à deux diplomates européens de comprendre la situation politique dans ce pays. « Prenez surtout conscience du fait que c’est un pays pauvre. Les gens gagnent quatre cents euros par mois. Aussi la Macédoine attend-elle beaucoup de la part de l’Union européenne, mais de nombreuses réformes internes ont été retenues par l’élite. Pendant dix ans, ce pays était sous l’emprise de Nikola Gruevski. Chacun savait qu’il se rendait coupable d’extorsion, de corruption et de politique de haine contre la minorité albanaise, mais il n’a été renvoyé que l’année dernière. »

« C’est avec le nouveau Premier ministre, Zoran Zaev, que nous avons le plus de chance de réforme », ajoute son collègue. « Il est moins souillé par l’histoire de ce pays, profite d’une grande popularité parmi la population, possède de l’expérience et souhaite surtout mettre fin à la division entre Macédoniens et Albanais. Zaev est pragmatique. Il veut mettre fin au conflit avec la Grèce sur le nom de l’État. Pour cette raison, les Grecs entravent le rapprochement entre la Macédoine et l’Union européenne. À présent, c’est à l’Europe à soutenir ce tournant positif. Les Balkans ont besoin d’une success-story et c’est peut-être ici, de manière tout à fait inattendue, qu’on peut l’écrire. »

Le soleil se couche. J’ai rendu ma Skoda blanche, et une vieille Mercedes blanche m’a amené au port grec de Thessalonique. Ici, l’histoire n’est jamais très éloignée, mais au fond je trouve les Balkans étonnamment calmes vu la pauvreté, la corruption et l’opportunisme des grandes puissances. Il y a énormément à dire sur la région, mais je résumerais mon trajet comme une longue blessure de guerre : recousue hâtivement et pas suffisamment soignée.

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