Les bombes à sous-munitions: un pouvoir destructeur sur la durée. © getty images

«L’envoi d’armes à sous-munitions à l’Ukraine déforce le traité d’interdiction» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Leur utilisation fait courir un grand risque à la population de l’Ukraine, et, à terme, à son économie, alerte Christophe Wasinski (Grip).

Christophe Wasinski est professeur en relations internationales à l’ULB et chercheur associé au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip). Il décrit les enjeux de la décision des Etats-Unis d’envoyer des armes à sous-munitions à l’Ukraine.

Quelle est la dangerosité des armes à sous-munitions, qui a conduit une majorité d’Etats dans le monde à signer une convention interdisant leur utilisation?

Lors des guerres du XXe siècle, on s’est rendu compte que l’on n’avait plus nécessairement besoin d’autant d’armes pour détruire des tanks, des pièces d’artillerie, etc. Dans le contexte de la guerre du Vietnam, on a commencé à produire davantage d’armements qui étaient des équipements de saturation, destinés à tuer des personnes plutôt qu’à de neutraliser des véhicules. Le développement de ce type d’armes résulte de recherches effectuées dans le cadre de conflits de décolonisation menés, pendant la guerre froide, dans le Sud global. Des armes légères de petits calibres pouvant tirer en rafale, des mines antipersonnel et des bombes à sous-munitions ont ainsi été développées. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, des organisations de défense des droits humains et la Croix-Rouge se sont émues de l’usage de ces armes qui avaient causé beaucoup de dégâts parmi les populations. Elles ont alors lancé un débat politique sur ces questions, au niveau international, en mettant l’accent sur cette dimension destructrice de vies civiles. Des initiatives diplomatiques ont abouti, à la fin des années 1990, à la signature d’un traité d’interdiction des mines antipersonnel, et en 2008, à la signature d’un traité d’interdiction des bombes à sous-munitions. Pour les instigateurs de ce combat, il y avait une forme de continuité entre les deux. Quand on tire au canon ou qu’on largue d’un avion une bombe qui disperse des sous-munitions, une fois atterries sur le sol, celles-ci deviennent de facto des mines antipersonnel. La dangerosité de ces armes résulte des risques encourus par les civils, du fait qu’elles ne sont pas discriminantes, et du constat qu’elles causent des problèmes à long, voire à très long terme. En effet, certaines armes n’explosent pas pendant des dizaines d’années.

Si de grandes quantités de ces armes sont employées, l’impact économique pourrait être considérable.

Les Etats-Unis ne sont pas signataires de la Convention d’interdiction, prohibent l’exportation de ces armes, mais autorisent tout de même leur livraison à l’Ukraine. Comment l’expliquer?

Les Etats-Unis ont malgré tout une attitude plus restrictive que par le passé, du fait notamment de la signature de la Convention d’interdiction. Comment expliquer cette livraison à l’Ukraine? Je ne sais pas ce qu’il y a dans la tête des décideurs états-uniens. Je pense que la dimension «la fin justifie les moyens» a dû jouer, ce qui est extrêmement problématique. Les armées américaine et ukrainienne disposent quand même d’une palette de moyens. Sur le plan strictement technique, je ne suis pas sûr que ces bombes à sous-munitions soient absolument nécessaires. La livraison de ces armes pose aussi question au plan moral. Si l’Ukraine et les Etats-Unis y recourent, pourquoi d’autres pays ne le feraient-ils pas? Cette décision déforce donc une norme internationale, basée sur le traité d’interdiction et acquise de haute lutte par des associations de défense des droits humains et par certains Etats qui se sont fortement mobilisés.

L’argument avancé par l’armée ukrainienne selon lequel ces armes seront uniquement utilisées sur le front et qu’elles ne toucheront pas des civils est-il crédible?

Non. On ne peut pas l’entendre sans se poser des questions. Ce sont des armes de dispersion. On ne sait pas comment elles seront utilisées. Il y a un risque de pollution à long terme sur des zones importantes. Par après, on ne peut pas contrôler facilement ces territoires. Quand on tire des armes à sous-munitions,beaucoup explosent tout de suite. Les Etats-Unis affirment que seuls 2% à 3% n’exploseront pas. Mais les chiffres avancés par certains experts sont supérieurs: 10%, 15%, 20%… Même si le pourcentage de munitions n’explosant pas tout de suite est réduit, le terrain où elles ont été tirées devient impraticable tant qu’il n’a pas été nettoyé. Ou bien on prend le risque de voir des civils mourir.

C’est la population ukrainienne qui sera alors la plus explosée?

C’est essentiellement contre la population ukrainienne que ces armes vont se retourner. Dans un deuxième temps, un problème économique risque de se poser en regard de terres que l’Ukraine ne va plus pouvoir utiliser. Si de grandes quantités de ces armes sont employées – et on connaît les logiques d’escalade en situation de guerre –, l’impact économique pourrait être considérable.

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