A Chisinau, les camps proeuropéen et prorusse s’affrontent dans une bataille cruciale pour l’avenir de la Moldavie. © BELGA

La télévision, le réfrigérateur, et les prêtres orthodoxes…: au bout des législatives, un choix de régime en Moldavie

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le petit pays d’Europe orientale élit ses députés, divisé entre un camp proeuropéen et un prorusse. Le rapprochement accéléré avec l’Union européenne sera-t-il conforté?

C’est un des pays les moins peuplés du continent (2,6 millions d’habitants), mais la montée des tensions entre les démocraties libérales européennes et la Russie depuis l’accentuation de la guerre en Ukraine en 2022 l’a projeté au cœur des enjeux géopolitiques. La Moldavie élit, le 28 septembre, les 101 députés de son Parlement. Ecartelée entre un camp proeuropéen et un autre prorusse, elle sera au centre de toutes les attentions. S’ancrera-t-elle plus encore dans le processus d’adhésion à l’Union européenne que sa présidente, Maia Sandu, défend à tout prix et que le conflit voisin a accéléré? Ou prendra-t-elle une orientation radicalement opposée, infligeant un camouflet à Bruxelles? Revue des enjeux de ce scrutin en compagnie de Florent Parmentier, secrétaire général du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et chercheur associé à HEC Paris.

Spectaculaire percée européenne…

Les deux principales formations en lice lors de ces élections législatives sont le Parti action et solidarité (Pas), de la présidente proeuropéenne Maia Sandu, et le Parti des socialistes de la république de Moldavie, de l’ancien président Igor Dodon, prorusse. Lors des dernières élections législatives en juillet 2021, le premier l’avait remporté avec 52,80% des voix contre 27,17% au second, qui concourait sous la coupole du Bloc électoral des communistes et des socialistes. Depuis, le scrutin présidentiel de l’automne 2024 a reconduit au poste suprême Maia Sandu, avec 55,35% des suffrages, alors qu’elle en avait récolté 57,72% quatre ans plus tôt lors de son élection inaugurale. Un référendum sur l’adhésion de la Moldavie à l’Union européenne, organisé concomitamment à cette présidentielle, a consacré une majorité de votes favorables, mais avec une avance faible (50,4%). Dans les deux consultations de 2024, le vote de la diaspora fut décisif. Si le suffrage s’était limité au territoire moldave, Maia Sandu aurait été battue à la présidentielle.

Cette tendance apparente à une érosion électorale du sentiment proeuropéen en Moldavie peut sans doute s’expliquer par le bilan mitigé de la présidente et du Parti action et solidarité au pouvoir. «Deux éléments pourraient inquiéter son camp: une certaine démobilisation de ses électeurs qui choisiraient de rester chez eux, notamment dans la diaspora, et son bilan économique en demi-teinte, qui ternit le bilan diplomatique assez extraordinaire, avance Florent Parmentier. Au début des années 2020, personne n’aurait imaginé que la Moldavie serait aussi avancée qu’elle ne l’est aujourd’hui dans son rapprochement avec l’Union européenne.» Le paradoxe est que l’invasion russe de l’Ukraine a accéléré le processus d’adhésion de la petite république à l’Union (dépôt de candidature en mars 2022, obtention du statut de candidat en juin 2023, ouverture des négociations en décembre de la même année, premier sommet avec l’UE en juillet 2025) mais qu’elle a aussi handicapé sa croissance économique en raison de ses effets sur les pays de la région.

Donald Tusk, Emmanuel Macron et Friedrich Merz en soutien de Maia Sandu, le 27 août, au palais présidentiel moldave. © GETTY

…mais bilan économique mitigé

«Même si des drones sont tombés sur le territoire, les répercussions de la guerre en Ukraine ont été indirectes mais sensibles, développe le spécialiste de la Moldavie. Le pays a connu une récession en 2022, à l’entame de l’invasion russe. Un léger regain a été observé en 2023, mais il n’a pas compensé le ralentissement de la croissance dû au choc de la guerre. En 2024, l’économie est quasiment à l’arrêt. La Moldavie n’est pas en récession, elle affiche 0,1% de croissance… Les chiffres économiques ne sont donc pas porteurs, ce qui ne signifie pas que le gouvernement s’est abstenu de prendre un certain nombre de mesures ou n’a pas engrangé de soutiens importants. Des progrès ont été enregistrés dans les réformes nécessaires au rapprochement avec l’UE. Mais ils n’ont pas pu être achevés, parfois pour de bonnes raisons. Je pense, par exemple, à la réforme de la justice qui dans tous les Etats candidats à l’UE a toujours été un dossier difficile. Elle n’a pas encore produit tous ses effets.»

«La guerre en Ukraine a profondément rebattu les cartes en Moldavie, complète le secrétaire général du Cevipof. Maia Sandu fait une campagne clairement orientée sur la question de l’Europe. Ce choix produit de belles images à la télévision, lors de son discours au Parlement européen le 9 septembre, ou à l’occasion de la visite à Chisinau du président français Emmanuel Macron et des Premiers ministres allemand, Friedrich Merz, et polonais, Donald Tusk. Mais de l’autre côté, il y a le réfrigérateur que l’électeur regarde aussi et qui est au centre de ses préoccupations. Dans les enquêtes d’opinion, les Moldaves pointent la corruption, la pauvreté, les bas salaires et la croissance aux premiers rangs de leurs priorités.»

«Le bilan économique en demi-teinte de Maia Sandu ternit son bilan diplomatique assez extraordinaire.»

Un recul inévitable?

Lors des élections législatives de juillet 2021, le parti de Maia Sandu avait fait élire 63 des 101 députés du Parlement. Réaliser un tel score le 28 septembre serait une surprise. Entre un succès réitéré mais de moindre ampleur et, au contraire, une victoire du camp prorusse, le scénario d’une première place du Parti action et solidarité sans majorité absolue est à envisager. Dans ce cas, des coalitions dirigées par celui-ci seraient envisageables pour maintenir le pays dans l’orbite européenne. Mais ce n’est pas le scénario imaginé pendant la campagne par la présidente.

«Pour Maia Sandu, si la Moldavie veut poursuivre le projet européen et devenir membre de l’UE à l’horizon 2030, il n’y a qu’un seul bulletin de vote possible, celui du Pas, décrypte Florent Parmentier. En excluant toute forme d’alliance avec d’autres partis, elle entend dramatiser les enjeux pour mobiliser son électorat. Cette stratégie est à double tranchant. Si elle ratait le pari de la majorité absolue, elle devrait soit revenir sur une promesse de campagne, soit aller dans l’opposition. C’est la situation dans laquelle s’est mise la formation présidentielle. Entre le positionnement de Maia Sandu et celui du prorusse Igor Dodon, des partis disent accorder beaucoup d’importance aux questions géopolitiques mais soulignent dans le même temps que leur responsabilité est aussi de se concentrer sur les problèmes concrets des citoyens. Ils estiment que les Moldaves ont aussi besoin non pas de visionnaires, mais de gestionnaires.» Le Bloc Alternativa, du maire de Chisinau Ion Ceban, et le parti Notre pays, de Renato Usatîi, arrivé troisième à l’élection présidentielle de 2024, s’ils accèdent au Parlement, pourraient concourir pour constituer cette force d’appoint au Parti action et solidarité en vue de la formation d’un gouvernement de coalition.

«Maia Sandu est la personne en laquelle les Moldaves ont le plus confiance et une personnalité dont l’intégrité n’a jamais été mise en cause. Mais elle est aussi la présidente la plus clivante. Le nombre de personnes qui lui sont hostiles est élevé. La participation des différents électorats sera donc cruciale dans le résultat du scrutin. La présidente moldave a beaucoup fait campagne sur les questions européennes. Peut-on aujourd’hui remporter une majorité des sièges au parlement de Chisinau avec une proposition de politique étrangère et de transformation du système politique moldave dans son ensemble?», s’interroge Florent Parmentier.

Igor Dodon, le leader du camp prorusse, espère revenir au pouvoir à la faveur des législatives. © Getty Images

Des soupçons d’ingérence

«Les partis prorusses disent: « Attention, Madame Sandu suit des partenaires européens qui veulent déployer des troupes en Ukraine; nous ne souhaitons pas la présence de troupes moldaves dans ce pays face à la Russie », souligne le secrétaire général du Cevipof. L’ancien président Igor Dodon a signifié sur son compte Facebook qu’il était extrêmement content de la rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine (NDLR: à Anchorage lors d’un sommet qui n’a débouché sur aucune avancée pour la paix) et que cette initiative allait dans la bonne direction.»

Dans ce contexte tendu entre deux conceptions de l’avenir du pays, plane sur les élections législatives du 28 septembre le spectre de l’ingérence, comme la Roumanie voisine en a été le théâtre lors de l’élection présidentielle de 2024 (notamment par la prolifération sur TikTok de faux comptes et de contenus sponsorisés en faveur d’un candidat d’extrême droite prorusse). Lors de la campagne électorale en Moldavie, un exemple marquant a précisément eu pour vecteur la guerre en Ukraine. «Le jour où Emmanuel Macron, Friedrich Merz et Donald Tusk se trouvaient à Chisinau, une information a été publiée sur le site d’un média turc peu connu affirmant que si Maia Sandu remportait l’élection, la Moldavie enverrait 700 soldats dans le cadre de la coalition des volontaires sur le territoire ukrainien pour garantir le respect d’un cessez-le-feu, illustre Florent Parmentier. Le Web russe s’en est emparé pour soutenir que la présidente précipitait la Moldavie dans un conflit avec Moscou. C’était une opération montée pour intimider les électeurs du Pas.»

Ce n’est pas le seul cas d’ingérence observé. Des partis politiques furent largement soutenus par la Russie. Celle-ci dispose aussi de relais au sein du patriarcat orthodoxe. «Des prêtres font valoir que le projet porté par Maia Sandu est hostile aux valeurs traditionnelles et à la famille.» Et la menace d’achats de votes existe toujours. «Au soir de l’élection présidentielle de 2024, la présidente sortante s’était plaint du fait que 300.000 votes auraient été achetés, rappelle le spécialiste de la Moldavie. Des mécanismes de votes achetés ont-ils été observés lors de la campagne actuelle? Oui, le constat est au-delà du soupçon. De même, on a relevé une présence extrêmement forte de la Russie sur les réseaux sociaux afin de diffuser un certain nombre de désinformations.»

Le pouvoir à Chisinau ne s’est toutefois pas non plus mis à l’abri de toute critique. «On peut présager que le 28 ou le 29 septembre, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, scandera que cette élection n’est pas sincère puisque pour 75 bureaux de vote en Italie et 26 en France, il n’y en avait que deux à l’ambassade de Moldavie à Moscou, indique Florent Parmentier. Dans les pays où il est sûr d’engranger des voix, le pouvoir place un maximum de bureaux de vote alors qu’en Russie, qui fait trois fois la taille de l’Union européenne, il n’en prévoit que deux pour 300.000 personnes potentiellement susceptibles d’aller voter, et dans un seul lieu, Moscou, alors que Saint-Pétersbourg est une autre ville où vit une grande partie de la diaspora moldave… C’est de nature à influencer le scrutin. Et cela risque d’affaiblir la présidente, si son parti l’emporte, en matière de légitimité et d’efficacité.»

Un reproche presque similaire peut être formulé à propos de l’organisation des législatives en Transnistrie, cette région séparatiste de l’est de la Moldavie où sont stationnées des troupes russes. Une dizaine de bureaux y seront ouverts, alors qu’il y en avait une trentaine lors du scrutin présidentiel de 2024.

«L’électeur regarde aussi son réfrigérateur qui est au centre de ses préoccupations.»

L’exception de la Moldavie

Ces sources de potentielles critiques seront d’autant plus exploitées par la partie russe si les résultats entre les camps proeuropéen et prorusse sont serrés à Chisinau le soir du 28 septembre. Dans ce contexte, seule une victoire nette et incontestée du Parti action et solidarité semble pouvoir préserver la Moldavie de convulsions durables.

Pour l’Union européenne, c’est un pan important de sa politique d’élargissement qui subira un «crash test» ce jour-là. «Des six pays du Partenariat oriental, ceux qui se trouvaient entre l’Union européenne et la Russie, tous ont évolué différemment, note Florent Parmentier. Le Bélarus est sous emprise russe. L’Ukraine est en guerre. L’Union européenne lui fait des promesses qu’elle n’est pas sûre de pouvoir tenir à terme. La Géorgie a une population très proeuropéenne mais son gouvernement a pris une direction opposée. L’Azerbaïdjan et l’Arménie ont été en conflit il y a peu, et leur trajectoire passe plutôt par Donald Trump que par les Européens. La Moldavie est le seul exemple qui pourrait consacrer le fait que la politique d’élargissement de l’UE est un facteur de changement pour un mieux. Un Etat qui était considéré depuis les années 1990 comme le plus pauvre d’Europe est un candidat à l’adhésion à l’Union aussi avancé que les Etats des Balkans reconnus candidats depuis plus de vingt ans! La percée de la Moldavie est assez sensationnelle, mais elle n’est pas sans risque. Que se passera-t-il si la majorité au Parlement au soir du 28 septembre n’est pas « compatible » avec Maia Sandu?»

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